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«Je suis déconcerté par l´absence du lieu de ses véritables attributs dans une poésie qui prétend le célébrer. La Palestine est bien plus belle que la nostalgie. Je ne retrouve pas dans la poésie palestinienne, la faune, la flore les lignes de paysage en un mot la Palestine réelle. Car la Palestine a été écrite de loin, à travers le prisme exclusif du patriotisme».

67 Ici on s´appuie sur la définition de la transmission scientifique de R. Debray opposée à celle de communication. La transmission est définie dans sa portée matérielle (comme mouvement), diachronique (dans le temps), politique (avec des destinataires collectifs et dans la sphère sociale). Voir parmi les essais de médiologie de Debray, Transmettre, Paris, Odile Jacob,1997 et les Enjeux et les moyens de la transmission, Ed. Pleins feux 1998.

68 M. Foucault, L´Archéologie du Savoir, op cit., p.78.

La formule du poète Mahmud Darwish70 pourrait s´appliquer au champ urbain. Quand est il des savoirs, des représentations urbaines véhiculées à chaque période par un milieu professionnel, des universitaires, des politiques qui se donnent comme objectifs la lutte pour l´indépendance, la défense de leur territoire, de son identité et qui passent par la figure de la dépossession ? La forme actuelle des villes comme l´écriture de leur histoire dépendent toutes deux de leurs conditions antérieures.

«Le Palestinien est passionnément tendu vers le passé. Mais celui-ci ne lui renvoie que des images immobiles qui fixent son aliénation. L´avenir est flou, il se forme en question de ce passé et déçu il y retourne».

Le point de vue de Darwish71 désigne bien les dimensions herméneutiques de la mémoire et du patriotisme. Et les pistes sont immenses. Elles touchent non plus à la formation mais à la discipline de la mémoire. Il faut entendre la mémoire ici dans sa dimension herméneutique par exemple travaillée par Ricoeur dans La Mémoire, l´histoire, l´oubli72. La mémoire ici englobe cette conscience intime du temps lié au souvenir, à la projection et à la perception et qui s´étend à la sphère sociale. Cette mémoire investit non plus des lieux, mais des espaces temps, des places, des postures.

«La terre est étroite quand on l´habite, elle devient immense quand on la quitte» écrit encore Darwish73.

Spécialement dans le cas palestinien, l´expérience urbaine individuelle ou collective doit être décrite comme une expérience phénoménologique de la mémoire et du temps. L´espace de l´habitant, comme celui de l´historien se pense d´abord dans un rapport existentiel. Dans tout le temps contemporain, l´habitant palestinien se trouve écartelé entre un passé révolu, un présent non consolidé et un avenir non assuré. On doit voir la portée urbaine d´un espace temps historique marqué par le passé et qui concerne aussi bien l´habitant, l´historien des villes, le géographe que le décideur.

Il doit au terme de notre travail être question de temps, de la possibilité d´une historiographie urbaine. A quel moment et selon quel processus une société va cesser

70 M. Darwish, La Palestine comme métaphore, Arles, Actes Sud-Sindbad, Arles 1997, op cit., p.103.

71 Ibid., p.99.

72 La Mémoire, l´histoire, l´oubli, Paris, Seuil, 2000. On se réfère notamment au chapitre sur la mémoire et la réminescence où Ricoeur rappelle la tradition phénoménologique de Husserl, Bergson ou Bachelard.

de se définir en rapport à son passé ? La question a été maintes fois posé par les historiens, les philosophes. Elle concerne la problématique de la conscience historique, de l´historicité notamment dans les sociétés colonisées qui dépasse le cadre de ce travail. Mais les possibilités de lire, d´écrire l´histoire urbaine palestinienne sont entièrement liées à cet axe entre conscience et science. Deux formes d´analyses historiques sur l´espace encombrent le domaine de compréhension des faits territoriaux en Palestine et sont forcément en vis-à-vis. D´un côté, la dévotion à la nation palestinienne et ses mythes est largement partagée par les scientifiques palestiniens locaux ou exilés cherchant activement dans le passé, dans les témoignages, les sources et les preuves d´une continuité longue de l´histoire, les formes multiples de représentations de l´identité palestinienne pour sa transmission. En face, en Israël, un corpus de savoirs historiques et sociaux dans des domaines entiers des sciences humaines, a été constitué par des scientifiques et intellectuels faisant vœu de fidélité à la nation, et quelquefois d´infidélité, si on veut bien prendre en compte la naissance du courant de «la nouvelle histoire» relisant les évènements de 194874.

Dans les deux cas, israélien et palestinien, c´est de la constitution d´une histoire nationale dont il s´agit, mais les opérations historiographiques apparaissent comme largement différentes. En Palestine depuis une dizaine d´années, des historiens s´attachent souvent à expliciter la genèse, les conditions internes de formation de l´identité palestinienne, démarquée de l´occurrence des faits de guerre. En Israël, on montre aux mêmes endroits dans les mêmes périodes, les fractures du nationalisme palestinien mais on remet également en question l´histoire officielle nationale, celle du sionisme et de l´Etat d´Israël75.

73 Parole de Mahmud Darwish, Conférence à Aix en provence, mai 2001. La terre nous est étroite est le titre d´un recueil de poèmes, 1966-1999, Gallimard, Paris, 2000.

74 Parmi les historiens les plus connus, Benny Morris, The birth of the Palestinian refugee Problem, 1947-49, Cambridge, Cambridge Universtiy Press, 1997, Zeev Sternhell, The Foundations Myths of Israel, London, Meges, 1998 ; Ilan Pappé, The making of Arab-Israéli Conflict, 1947-51, London, New York, St Martin´s Press, 1992 ; Tom Segev, Le septième million : les Israéliens et le génocide, Paris, L. Levi, 2002. et du même Segev, The God of the

Jews, Berkeley, University of California Press, 1998.

En Palestine on doit voir si le travail des historiens de l´espace et de la ville a débuté et comment. Le thème tenant aux savoirs et à l´histoire urbaine impose une contextualisation. Au sein de l´observation des disciplines liées à la ville et des conditions d´apparition d´une historiographie on devra tenir compte d´une chose. La constitution de domaines d´idées, la capacité de réfutation d´une histoire officielle y compris dans le champ urbain, dépend largement du niveau de stabilité nationale. La question est donc posée à une échelle large de savoir comment produire et reproduire dans des conditions d´angoisse et d´entropie.

Comment constituer des domaines pluriels de savoirs qui soient autres que la narration des mythes de la nation, de sa dépossession puisque celles-ci sont au coeur de l´histoire, comment créer finalement les conditions d´une écriture scientifique ? On doit ici entendre en deux temps l´un des principaux intellectuels palestiniens, Edward Said. Son premier propos touche à la ville. En évoquant la destruction du quartier arabe de Jérusalem en 1967 et sa rénovation au profit d´habitations israéliennes, Said regrettait que celle-ci n´ait pas été narrée par les historiens palestiniens, alors qu´elle a donné lieu en Israël à des publications sur le projet urbain, architectural, sur sa réappropriation par les familles juives.

«Il y a une incapacité à narrer les évènements qui contrebalancent les versions dominantes

d´Israël. Il y a une négligence politique et un oubli historique si bien que la dépossession de Jérusalem est virtuelle»76.

Plus tard dans son autobiographie Out of Place77, Edward Said pointe indirectement le rôle des historiens et des intellectuels. Le commentaire ne concerne plus le domaine urbain mais la production des énoncés :

«Il existe une incompatibilité inhérente entre les convictions intellectuelles et la loyauté passionnée à une tribu. Ma priorité a toujours été celle de la conscience intellectuelle plutôt que la conscience nationale ou tribale, malgré la solitude qu´un tel choix risque d´imposer».

76 Ed. Said, «De l´état actuel de Jérusalem et de l´avenir du processus de paix », Dédales n°3&4, printemps 1996, Paris, Maisonneuve & Larose, pp.377-393, op cit., p.380. La version anglaise de cette conférence donnée à Londres au Royal Institut for international Affairs a été publiée sous le titre de «Projecting Jérusalem » in

Journal of Palestinian studies, XXV, n°3, automne 95. Said écrivant sur les silences de l´histoire palestinienne y a

largement évoqué le livre de l´historien écossais K.W. Withelam, The Invention of Ancient Israel : The Silencing of

77 Ed. Said, Out of place, Granta Book, London, 1999. Nous reprenons ici le texte de la traduction française telle qu´elle est parue dans A contre-voie : mémoires, Paris, Librairie générale française, 2003.

2 APERCEVOIR LA VILLE. HYPOTHESES ET METHODES,