• Aucun résultat trouvé

Le passé du présent et la mémoire consciente de la ville

Spécialement dans le cas d´urbanismes importés, le modèle du corps à corps entre l´espace et son cadre de production politique, entre chronologie politique et urbanistique pourrait être battu en brèche quand des formes, des usages, se maintiennent ou sont maintenus en dépit de telles ou telles techniques urbaines (les plans d´aménagement, les lotissements), en dépit d´interventions brutales, de la violence symbolique faite à l´espace. On sait à partir de l´expérience urbaine occidentale ou coloniale que des morphologies résistent aux mutations de populations, d´usage, de voisinage. Que des formes anciennes des villages, quartiers, îlots, rues ou trame parcellaire subsistent aux grandes secousses de la rénovation, de l´actuelle gentrification ou à la mise en œuvre de modèles extérieurs, comme dans le cas d´un urbanisme colonial ou importé53. Inversement des sociétés entières peuvent prendre place sur les

52 Les effets culturels du colonialisme ont été travaillés sous un autre mode par l´anthropologie critique. On a déjà signalé la thèse répandue d´Appadurai sur les identités plurielles. Il faudrait aussi citer James Clifford sur le thème de « l´hybridité » et du métissage culturel : par exemple, J. Clifford, The Predicament of Culture: twentieth

century Ethnography, literature and Art ; Cambridge, Harvard University Press, 1988 .

53 C´est ce que montre par exemple dans un ouvrage de synthèse, Christelle Robin dans La ville européenne

ruines d´une autre société, sur la trame de celles qui les ont précédé. Ce fut, semble-t-il le cas de l´ex Yougoslavie où des travaux encore peu nombreux signalent la réaffectation et réappropriation des habitations bosniaques ou des minorités non serbes par la communauté serbe après l´expulsion des premières54.

Ce raisonnement est à développer à partir de l´exemple palestinien, en ordonnant finalement la question de l´espace autour de celle de ses mutations passées ou présentes, celles-ci étant provoquées, voulues par l´urbaniste, le colonisateur. On ne parle évidemment pas ici de l´accumulation longue du temps, mais de «la mise au présent des passés» selon la belle formule de Lepetit.

«La ville ne dissocie pas mais fait converger dans un même temps les fragments d´espace et les habitudes venues de moments différents du passé. Elle croise le changement plus diffus et plus continu des comportements citadins avec les rythmes plus syncopés de l´évolution de certaines formes produites. La complexité est maximale»55.

Il ne s´agirait donc, non pas de donner corps à des formes passées d´organisation de la ville palestinienne et de ses communautés mais de suivre les traces des projets urbains, au fil du siècle, les résurgences ou les traces qu´elles soient conscientes ou non des interventions dans la ville56. La recherche touche au champ large de la mémoire de l´espace.

Ce n´est pas un hasard si Lepetit dans ses réflexions sur le temps des villes57 s´est souvent référé au travail lumineux de Maurice Halbwachs sur la mémoire collective et que ce dernier avait particulierement éprouvé à Jérusalem au début du

culturelles. Interfaces culturelles et projet urbain, Ecole d´architecture de Paris La Villette, Paris, les éditions de la Villette, 2 vol, 1995. C. Robin repère plusieurs modes d´installation des sociétés européennes à l´exportation» : par subsitution à la ville existante, par juxtaposition, par superposition. Elle repère aussi des grammaires urbaines « exportées», basées sur le mimétisme différencié avec les pays d´accueil : le Même et le Même en prise avec l´Autre, le Même étant ici l´Europe.

54 Sur les aspects urbains de la guerre en Ex yougoslavie, nous nous référons aux travaux de David Campbell, par exemple National Deconstruction, Violence, Identity and Justice in Bosnia, University of Minnesota Press, Minneapolis, 2000 à François Chaslin, Une haine monumentale, essai sur la destruction des villes en Ex-Yougoslavie, Paris, Descartes et Cie, et à Ivan Strauss,Sarajevo, L´architecte et les barbares ,Paris,éd du Linteau, 1994.

55 B. Lepetit, D. Pumain, Temporalités urbaines, Paris, Anthropos, 1993, pp.13-65, op cit., p.290.

56 A propos d´une profondeur temporelle de la ville, J-L. Cohen a lui parlé d´une mémoire des projets urbains antérieurs ou mieux de la remémoration de projets refoulés, dans Formes urbaines et temporalités, op cit., p.26.

57 Principalement dans Temporalités urbaines, les Formes sociales de l´expérience (dir), Paris, Albin Michel, 1985 et

siècle. Dans La topographie légendaire des évangiles en Terre Sainte58, Halbwachs établissait les rapports complexes entre les groupes sociaux et l´espace, dont l´organisation matérielle est façonnée et transformée par un rapport social, mais où les formes supportent aussi d´anciens rapports sociaux, des habitudes enracinées dans des territoires plus anciens. La production de l´espace est une production de mémoire et inversement.

«Le présent ne prend sens que dans les pratiques qui réactualisent des structures à la fois sociales et spatiales révolues», commente Lepetit à propos de Halwachs59.

Pour ce dernier qui établissait une analogie entre territoire et mémoire, l´espace n´est évidemment pas le cadre du souvenir, mais l´image de la stabilité du temps qui donne l´impression de retrouver le passé dans le présent. Il faut rassembler son analyse à la lumière de nos observations. Et il est heureux que Halbwachs ait fait converger son travail social précisément à Jérusalem. Sa construction d´une topographie légendaire de Jérusalem n´exprime pas seulement et magnifiquement la place des groupes de la religion dans l´espace, mais la stabilité de l´image de l´espace de l´usage sacré de Jérusalem dans le temps.

«Depuis les croisés, c´est la communauté chrétienne universelle qui reprend possession des Lieux saints et veut qu´ils reproduisent l´image qu´elle s´en est construite de loin, au cours des siècle» écrit Halbwachs à propos de la ville sainte qui est l´objet de toutes les croyances, de toutes les commémorations60.

Il ne fait pas de doute que le temps historique est partout présent dans les politiques spatiales de Palestine. ll nous semble même que les sociétés urbaines palestiniennes contemporaines à chaque époque offrent à certains endroits une interprétation ou une réactualisation des formes anciennes de la tradition. L´histoire de l´urbanisme palestinien a effectivement en son centre de gravité Jérusalem, la tradition de ses lieux saints, la stabilité de ses remparts et de ses pierres qui ont résisté autant aux faits de guerre qu´à la croissance urbaine et démographique. Et la charge symbolique de la seule ville sacrée et ses pierres serait à elle seule un objet d´enquête historique. Mais la présence du passé va au-delà de la stabilité du cadre bâti de Jérusalem, des pesanteurs temporelles voire affectives.

58 La topographie légendaire des évangiles en Terre Sainte, Paris, PUF, 1991, 2ème éd. (1ère éd en 1941).

59 B. Lepetit, in Temporalités urbaines, op cit., p. 295.

Il faut mesurer en ville cette charge temporelle dans les objets urbains, dans les politiques urbaines et au-delà dans une politique de la mémoire. On sait que celle-ci apparaît notamment dans le symptôme patrimonial universel, comme la conservation des centres et des monuments, la réactualisation de signes historiques architecturaux, «l´ère de la commémoration» jusqu´à l´abus monumental bien décrits par Nora dans Lieux de mémoire notamment, ou par Pierre Henry Jeudy dans La machinerie patrimoniale 61. Un bâti moderne fait appel à des signes historiques, comme la référence à l´architecture traditionnelle, incorporée ou réactualisée dans de nouveaux objets locaux. La politique de la mémoire est ainsi à lire au filtre des économies actuelles, de la circulation des idées ou du capital et de la pluralité des identités que l´on a déjà évoqué.

Quand le présent se charge d´un passé, quand une nation célèbre ses lieux de mémoire :

C´est pour retrouver «l´unité significative d´ordre matériel ou idéel d´une quelconque communauté dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique» écrit Nora dans Lieux de mémoire62.

Tel pourrait être le cas en Palestine. Il y a une fécondité du thème de la mémoire quand celle-ci conditionne non pas seulement le champ restreint de l´architecture, de l´urbanisme, mais celui des savoirs urbains et du social, quand cette question de la mémoire en amène une autre :celle de l´expression du nationalisme ou du patriotisme. Il y a alors une autre façon d´envisager l´histoire de l´urbanisme, c´est de la considérer au regard de la société locale des objets et des discours qu´elle fabrique.

1.5.2 Les hommes et leur espaces vus de l´intérieur : Pierre, patrie, les lieux du