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EN PALESTINE ARABE, LA RENCONTRE MANQUEE AVEC L´INTERNATIONALE URBAINE

DE L´INDEPENDANCE PALESTINIENNE

3.3.2. Les nationalistes et l´image urbaine

Le contexte contient en ce sens le risque de factionalisme interne et de rupture entre la bourgeoisie ou une élite urbaine palestinienne qui a pu s´enrichir et les classes inférieures prolétarisées avec les feddayin travaillant sur les ports. On comprend donc que les transformations urbaines en train de s´effectuer au tournant des années 1930 à l´ouest sont peut-être une menace identitaire. Il est possible que les métropoles modernes de la côte et la nouvelle Jérusalem qui se donnent plutôt comme le miroir de l´occident et de l´internationalisation ne réfléchissent pas ou plus l´image de l´intégrité.

A ce point d´enchaînement de causalités et de discours, la ville peut-être perçue par endroits comme un objet révulsif. Le rejet de la modernité symbolisée par le Mandat britannique qui a introduit en Palestine un sionisme et une urbanisation déstabilisateurs pour la société arabe va signifier également le refus d´une certaine urbanité. Les Anglais en assujettissant les uns, enrichissant les autres, en créant un tissu urbain cosmopolite ont peut-être contribué à démanteler le mythe villageois, celui qui existait aussi à Jaffa. A ce sujet, le sociologue Tamari a noté à quel point le rythme de la ville, avec ses fêtes paysannes était lié aux villages arrières de Lod et de Ramleh jusqu´au début du siècle.

De là, deux conséquences. La figure de la ville est une menace pour l´ordre rural, pour la société traditionnelle et ne peut fonctionner comme la référence de l´identité palestinienne. De la ville, aucune vision commune identitaire et politique ne peut partir.

3.3.2.1 Vue des montagnes, la ville révulsive

N´y aurait-il pas lieu de voir des rivalités d´espaces et de représentations entre ville et montagne, entre bourgeoisie et ruralité, toute thèse défendue dans le cas du Liban récent pour expliquer le conflit entre milices, entre factions communautaires53 ?

Au fur et à mesure que le nationalisme et que les émeutes croissent autour de 1930, on ne peut que constater que les discours politiques des dirigeants et des indépendantistes palestiniens mettent en exergue le lien interne et néfaste qui unit sionisme, impérialisme anglais et peut-être une certaine urbanité. Le ressentiment anti-sioniste et anti-mandataire était né au sein de la paysannerie dépossédée de Galilée. Il a grandi à partir des années 1935 au sein des nouvelles poches urbaines et ouvrières de Jaffa et Haïfa pour revenir en milieu rural en prise aux mêmes difficultés économiques, au même sentiment de non-équité ressenti par les fellahs. C´est d´un mouvement rural organisé autour de Al Qassam, sheikh implanté dans les montagnes de Galilée que partira la grande grève et la révolte période de 1936 à 1939. Celles-ci signifient peut-être la peur de la société urbaine amenée par l´occidentalisation, ou son rejet à partir d´un point de vue endogène qui défend une idée de l´identité palestinienne.

Le clan Qassam est influent dans le Nord au sein du triangle rural de Tulkarem, Naplouse et Djénine. Il est installé à Beit Wazim où il détient les propriétés, exploitées par les paysans et ou il avait édifié une résidence citadelle. Al Qassam, diplômé d´Al-Azhar défend un nationalisme radical et idéologique contre la domination européenne appelant régulièrement aux attaques armées contre les colons, mais ses shebab intimidaient aussi les riches marchands usuriers. Al Qassam fut tué lors d´une attaque. Il recrute ses combattants dans les milieux populaires, au sein des famille de paysans transplantés, mais aussi à Haïfa chez les prolétaires migrants travaillant comme saisonniers et réinvestissant dans leurs villages. Car les nouveaux prolétaires maritimes, remarquent Kimmerling et Migdal, ne s´installent pas et n´investissent pas en ville.

53 Ce fut plus ou moins la thèse de Jean Hannoyer ou de Michel Seurat dans l´affrontement des groupes pour le contrôle de l´espace national, par exemple dans Guerres civiles, Economies de la violence, dimensions de la civilité, J. Hannoyer (dir.), Paris, Khartala-Cermoc, 1999 et M. Seurat, Mouvements communautaires et espaces urbains au

C´est donc le milieu paysan, montagnard qui est porteur de la révolte et de la résistance palestinienne. Des groupes rebelles (les ´isabat) avaient constitué de Naplouse à la vallée du Beisan, leurs propres organisations, avec leurs comités de défense, leur cour martiale, leurs juges, mais à la différence des organisations syndicales, fonctionnent sur le mode du clan et de l´organisation paramilitaire plus que comme organisation politique. Qassam n´avait d´ailleurs pas de propositions en dehors de la guérilla et encore moins de vision politique et sociale, car il réfutait le changement social. Tel étaient les propos de Awni Abd el Hadi, autre notable de Naplouse opposé au clan Qassam dont il qualifiait le mouvement comme «le reflet d´une société passée»54.

Si la guérilla des montagnes autour du sheikh Qassam, symbole de la résistance, prend de l´importance au fil des mois, entre 1931 et 1935, c´est que la fracture sociale entre les élites urbaines et la société rurale homogène des montagnes de Galilée et de Judée est réelle. Qassam manifestait une très nette hostilité aux élites urbaines palestiniennes autant qu´aux Anglais. Car les élites et l´oligarchie urbaine et l´intelligentsia de Jaffa ou de Jérusalem, d´un côté ont des chefs de village comme clientèle, et de l´autre sont en contact avec les étrangers. Même si certains des leaders influents seront destitués, exilés ou arrêtés par les Britanniques, comme par exemple Haj Amin Hussein démi de ses fonctions de Mufti, de président du Conseil Suprême musulman, ils ne peuvent être les dépositaires de la lutte nationale. Et les comités de défense de Qassam n´hésitent pas à assassiner quelques membres de l´aristocratie ou les élites modérées et chrétiennes pour rappeler que la guérilla parcourt une ligne de facture sociale, économique et géographique. Les notables ont d´ailleurs créé leur propre comité de défense.

3.3.2.2 L´élite urbaine éclairée et le cas de l´ingénieur Nashashibi

Au cœur du problème palestinien, et à un moment donné, le mouvement qassamite est peut-être bien le miroir d´une société en révolte et d´une expression politique en train d´émerger. Celle-ci ne préfère t-elle pas s´identifier plus à la paysannerie qu´aux élites urbaines ? Elle privilégie peut-être les valeurs de la montagne

sur celle de la mer et de la ville, symbole de dépravation. Car, à l´autre extrémité de la faction radicale et ruraliste (saqam), anti-sioniste et indépendantiste, il existe bien ce milieu élitiste et moderniste ou modéré, issu des villes, fasciné par l´occident, hésitant et divisé, quant il s´agit de souscrire ou de s´opposer au pouvoir mandataire. Les élites ont été formées au Caire, à Beyrouth et quelquefois en Europe et sont, selon les termes du Haut Commissaire Samuel, «imbues d´idées européennes»55 ou «occidentalisées» selon ceux de l´historien Rashid Khalidi56.

On ne saurait trouver meilleur exemple de l´oligarchie urbaine que celui d´un des membres de la famille Nashashibi, famille influente et riche, originaire de Jérusalem, installée également à Jaffa, opposée à l´autre clan puissant et omniprésent des Husseini. Raghib Nashashibi57, né en 1882, est l´un des premiers ingénieurs palestiniens à être diplômé de l´Université d´Istanbul. Cosmopolite, connaissant le turc, l´arabe, le français mais pas l´anglais, il composa aussi bien avec l´administration ottomane que britannique. Il a travaillé comme ingénieur au service des travaux publics du Sandjak de Jérusalem sous l´administration ottomane puis anglaise. Il fut député du Parlement ottoman, puis membre du Conseil islamique avant de devenir maire de Jérusalem entre 1920 et 1934, nommé par les Anglais, après que Muza Kazem fut chassé par les anglais. En 1934 il créa le parti de la défense arabe.

Alors que les Husseini (avec Musa Kazem) prenaient la tête du Conseil Exécutif Arabe représentant le peuple palestinien, celui-ci étant de plus en plus opposé à la politique mandataire, alors que le nationalisme devenait virulent autour de la question juive et foncière, Raghib Nashashibi occupait une posture modérée et moderniste, soucieuse du développement économique, qui était celle des autres maires arabes nommés dans les villes mixtes de Jaffa et Haïfa. Il était appuyé financièrement par des entrepreneurs juifs partageant la même vison du développement. Nashashibi est celui

55 Henry Laurens, La question de la Palestine, tome II, Une mission sacrée de civilisation, op.cit., p.69.

56 Lui même issu de la famille de Youssef Dia Al-Khalidi, député au Parlement ottoman et Rouha Al Khalidi, qui fut maire de Jérusalem et que Rashid Khalidi qualifie d´intellectuels occidentalisés, in Palestinian Identity:

the construction of modern national consciousness.

57 Nous nous appuyons ici sur Nasser Nasahshibi, in Jerusalem´s Other Voice : Ragheb Nashashibi and Moderation of

qui a vendu, en tant que maire de Jérusalem, l´assiette foncière municipale destinée à la construction de l´université hébraïque sur le Mont Scopus. Il avait tissé un réseau chez les entrepreneurs et les propriétaires fonciers, n´était pas vraiment partisan des appels à la grève du Comité Arabe et contestait les actions violentes des feddayin ou de Qassam.

Raghib Nashashibi figure peut-être plus l´esprit saint simonien éclairé, quoique ses ambitions en matière d´aménagement pour Jérusalem furent vite limitées. Mais c´est sur des bases urbaines que Nashashibi construisit ses réseaux et son influence. Il avait le soutien de la bourgeoise littorale de Haïfa, de Hébron et d´Acre, quand les Husseini s´appuyaient sur les hamûlas de Galilée. Il collabora avec l´Agence juive mais fit financer dans le même temps les travaux de restauration du Dôme au titre des waqf-s alors que le mufti Haj Amin Husseini pourtant fervent défendeur des attributs de Jérusalem, préférait financer les écoles à Naplouse58. Il en est de même pour ce qui est de la relation aux anglais. Nashashibi avait été nommé par le Haut Commissaire Herbert Samuel qui avait démis Musa Husseini de sa fonction de maire en 1922, en raison de sa trop forte influence nationaliste sur les notables locaux. Nashashibi condamnait moins fermement le gouvernement anglais et sa politique en faveur du Foyer Juif, ou encore l´achat de terres arabes par les juifs, que ne le faisaient les autres factions politiques, et notamment le parti arabe palestinien de Jamal al Husseini59.

N´est-ce pas finalement pour cette image centrée de la modernité urbaine que Nashashibi fut de plus en plus contesté par l´élite ? Il fut, plus que d´autres, accusé de traîtrise pour avoir voir cédé des terrains à l´Agence Juive60 et de corruption. Il perdit surtout son influence au profit d´éléments plus extrémistes juifs et anti-mandataires, comme les comités de défense pour la paix de Qassam ; ou au profit des Husseini se ralliant par stratégie ou par conviction nationaliste aux chefs de villages et notables. Nashashibi ne parvint pas à fédérer les ingénieurs modernistes ou une élite

58 D´après Palestinian The Making of a People.

59 D´après A W Kayyali, Histoire de la Palestine, 1890/1940, Paris, l´Harmattan, 1984.

60 La question de la vente de terrains par les notables est sensible et controversée. La thèse des ventes effectuées par des propriétaires comme les Khalidi mais aussi les Husseini a été infirmée par Kayyali et l´historien R. Khalidi dans Palestinian Identity: the construction of modern national consistances. Cette hypothèse de la «collaboration» des notables et propriétaires est peut-être en effet l´un des archétypes récurrents sur l´histoire politique palestinienne.

opposée au clan indépendantiste des Husseini (comme les Tuqan à Naplouse). Aux élections municipales de 1934, il abandonne son siège à Hussein al Khalidi.