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EN PALESTINE ARABE, LA RENCONTRE MANQUEE AVEC L´INTERNATIONALE URBAINE

3.1 LE TECHNO-COSMOPOLITISME ET SES FRONTIERES

«Jérusalem est plus moderne que les pays arabes car il existe une influence de la sphère occidentale» avait commenté Arthur Rupin1.

Geddes déplorait lui tout autant la présence de maisons à toit rouge des implantations «qui spolient la vue» que le désordre arabe :

«Comment percevoir la qualité des constructions arabes de Jérusalem au-delà de la saleté. Les Arabes préfèrent les boites en ciment et spolient la vue sur le voisinage […] Mais le principal est ce qui se passe à l´extérieur de la vieille ville sur le Mont Scopus, dans la nouvelle ville car la vieille ville arabe n´est pas adaptéd aux besoins juifs»2.

«Les juifs seront de constructeurs de ports, de chemins de fer, d´universités , des bâtisseurs de réseaux d´écoles» avait encore écrit Samuel3.

Qu´il s´agisse de l´aménagement urbain ou d´une vision sociale et urbaine, les acteurs internationaux sembleraient ainsi fonctionner par rapport à eux-mêmes. L´idée de progrès porté par les urbanistes anglais est décrite comme plus ou moins externe aux structures locales. Le discours positiviste rendrait-il lisible une dissension ou une disjonction entre palestiniens arabes, autochtones et allogènes ?

3.1.1 Les autochtones vus par les urbanistes

Patrick Geddes, urbaniste renommé, séjourne en 1919 et 1920 à la demande du Fonds national Juif en Palestine, simultanément à ses missions en Inde. Geddes passe peu de temps en Palestine, et semble-t-il, eut peu la possibilité d´explorer la culture indigène. Il voyage en Galilée, en Samarie accompagné par Eder de la Commission Sioniste. Il sera impressionné par l´architecture vernaculaire, la beauté du paysage immobile :

«Regardez un village arabe, ces toits terrasses, ces dômes. Il y a l´architecture dans toute son essence»4.

Geddes est à ce moment sous l´emprise d´une réflexion tenant à l´évolution des villes mondiales, au devenir des colonies, à la reconstruction civile des villes basée sur le

1 Cité par Y.Katz in Partner to Partition, the Jewish Arab Partition in the Mandate Area, op.cit., p 61.

2 Cf. Ph. Boardman Maker of their future, op.cit; p.358.

3 B. Wasserstein, Samuel, A political life, , op.cit, p.243.

4 Il s´agit ici de sa correspondance avec Mr Feld de la Commission sioniste pour discuter du dessin de l´Université hébraïque. Ici la lettre du 6 juillet 1920 est reproduite par Philip Mairet, Pioneer of Sociology, the Life

progrès social. Rien ne limite alors le champ de restitution de sa vision de Jérusalem, de la Terre Sainte. La Palestine juive ou arabe est à reconstruire avec un projet commun, un urbanisme nouveau pour les deux communautés :

«Il s´agit de comprendre les modes de vie de chaque population musulmane, juive et chrétienne pour que les propositions soient profitables à chacune»5.

En tant que scientifique et urbaniste, son impartialité est décrite comme nécessaire : chrétiens, musulmans et juifs doivent être observés dans leur mode de vie. Le propos n´est pas de faire un plan en faveur d´une race ou d´une religion commente t-il6. Au-delà des mots, du sentiment ou de l´inspiration qui l´anime, le projet idéal prendra une fonction plus discursive et plus politique. Geddes qui rencontre les aspirations sionistes suggère dans le schéma de 1930 que le développement juif doit avoir lieu sur le Mont des Oliviers, qui domine toute la vieille ville jusqu´à la Mer Morte, avec notamment la création de l´Université Hébraïque. Le paysage rêvé du Mont des Oliviers situé aux confins du secteur arabe de Sheik Jarrah, que Geddes appelle «la Colline des Visions» serait alors la surface d´inscription d´un idéal «international, mais sioniste»7.

L´Université Hébraïque qui sera construite en 1925, puis reconstruite en 1954, est conçue comme le point de convergence d´un modèle universel des savoirs, des sciences technologiques aux sciences sociales, cher à Geddes, et d´une culture internationale telle quelle doit avoir lieu à Jérusalem et sur le Mont des Oliviers. Geddes joua un rôle actif dans la programmation de l´Université Hébraïque avec son mandataire, le Fonds National Juif. Il rencontra Chaim Weizmann, président de l´Organisation Mondiale Sioniste, pionnier du sionisme, qui avait bien perçu la fécondité de l´approche universaliste de l´urbaniste, de ses études techniques, biologiques pour l´expérimentation de modèles agricoles et industriels8.

5 In ibid, op.cit., p. 186. Geddes reprend son commentaire dans sa correspondance avec Lewis Mumford, in

Lewis Mumford and Patrick Geddes, the Correspondance , London, Routledge, 1995.

6 Nous reprenons le commentaire donné par Helen Miller sur le travail de Geddes à Jérusalem , in «Geddes, Palestine in Renewal», Contemporary Review, 1981 et qui est repris dans son ouvrage Patrick Geddes, Social

Evolutionist and City Planner, op.cit., p. 481.

7 Lettre à Mr Fels du Zionist Commission of Jérusalem, cité par Mairet, in Pioneer of Sociology, op.cit., p.190.

Figure 19 : projet pour l´Université Hébraïque vers 1921, d´après les Archives du Fonds National Juif.

Source : Unrealised projects for Jerusalem, Jerusalem Municipality, 1998

Son plan de ville en 1922, très tourné à l´ouest consacre aussi le Mont Scopus comme nouveau centre moderne de grande ampleur. Et le projet prend une tournure résolument politique.

«Le professeur Geddes part du principe que la ville va se développer au Nord Est à partir du Mont Scopus. Qui peut assurer une telle hypothèse ? Qui peut dire s´il y aura un développement industriel ? C´est un parti pris juif», écrit Ashbee dans le rapport de la Pro-Jerusalem Society de 19229.

Au point que, faute d´engagement financier et des autorités, mais surtout parce que juifs et arabes ne souhaitent pas partager l´espace, ce nouveau pôle central ne verra pas le jour. Et les nombreux plans et dessins de Geddes pour l´Université Hébraïque entrepris avec son associé Franck Mears ne furent jamais publiés par la Pro-Jerusalem, mais le furent par le Fonds Sioniste. Ashbee mesurait sans doute le risque politique que

représentait la diffusion auprès des élites et des instances confessionnelles siégeant à la Pro-Jérusalem Society, du projet d´université située à l´est et dominant Jérusalem.

«C´est une décision prise par les juifs, mais qu´ils devront assumer car elle aura des conséquences révolutionnaires sur l´aménagement urbain. Autre point : l´Université sera t-elle non sectaire ? Ou sioniste?»10.

Mais qu´elle pointe le sectarisme de Geddes à proposer une université sioniste, qu´il critique le parti pris du schéma directeur de 1922, renforçant les pôles de développement du Mont Scopus, l´administration de Ashbee se reconnaît dans l´inspiration visionnaire de Geddes, «un esprit synthétique de notre temps». Ashbee, dans ses mémoires dit combien il regrette de ne pas avoir fait publier les notes de Geddes sur les villes palestiniennes et que l´Université n´ait finalement pas été construite par le célèbre urbaniste11. Cette proximité de vue pour proposer une Palestine nouvelle est celle qui creuse l´écart avec la société endogène palestinienne. Les architectes et fonctionnaires donnent l´impression d´affronter une réalité sociale inflexible et immobile et une communauté locale qui selon Ashbee, «ne peut vivre selon sa propre conception endogamique».

10 In ibid, op.cit., p.19.

Figure 20 : Projet de P. Geddes pour l´Université Hébraïque Source : Ph. Boardman, Patrick Geddes, Maker of the Future, 1994 3.1.1.1 Un écart de civilisation ou une crise de représentations

La dissension entre allogènes de l´internationale urbaine et autochtones arabes semble être amorcée dans des références ethnocentriques et universalistes mais aussi dans la perception de la réalité sociale car les administrateurs sont bien conscients des décalages entre continentaux et locaux. Prenons le commentaire de Storrs :

«Ailleurs, à l´Est il faut être pragmatique et prendre en compte le caractère arabe et l´immobilisme. Là où n´existe pas d´argent, il faudra juste gérer efficacement»12 .

Prenons celui d´Ashbee :

«Les populations ne sont pas prêtes à agir en accord avec les lois et surtout avec un idéal venu d´en haut. Nous devons concilier cet idéal et la ville réelle, concilier histoire et pragmatisme, action publique et privée […] Faire en sorte non pas de dessiner la ville sur le papier et dans les livres de la Royal Academy mais administrer Jérusalem intelligemment»13.

12 In Jerusalem, 1920-22, op.cit, p.3.

Geddes, lui, déplorait les saccages de l´empire turc sur les sociétés du Levant : «Le Pacha turc est pire que les Français, les Anglais»14.

Dans l´aménagement urbain comme dans d´autres domaines de projets, il ne fait pas de doute que l´universalisme mais aussi l´exigence de modernité se heurtent à la société locale. Une décennie après la mise en place des ordonnances sur l´organisation scolaire et sanitaire, les Anglais avaient constaté dans leurs rapports d´enquêtes réguliers au Foreign Office les difficultés pour la communauté arabe (musulmane surtout) de promouvoir une démocratisation des villages, de développer des services communautaires qui lui soient propres. Les deux Commissions Royales de 1927 et 1940 notent le retard et les faibles taux de scolarisation des enfants arabes15 alors que le budget du gouvernement en Palestine leur est largement destiné. Ils soulignent le manque de formation technique et généraux des enseignants, les difficultés d´application des règlements sanitaires. Pour les Anglais tout cela tient aussi aux pratiques ou aux habitudes informelles.