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Répondre au questionnement

Dans le document Apprendre comme Inventer (Page 171-178)

Chapitre III – Analyses

9. Le cadre théorique et les conditions d’analyse

9.2. Répondre au questionnement

Pour le dire autrement que Mendel, nous pensons à la nécessité de prendre en compte « la subjectivité des interlocuteurs en présence si l’on voulait comprendre l’activité produite dans les échanges », selon Isabelle Vinatier qui veut « comprendre les enjeux de situations d’interaction en milieu professionnel enseignant » (Vinatier, 2009, 96). Cela rend compte de la situation d’apprendre comme inventer. L’insension comme acte prend corps en interne à la fois dans et par le Sujet apprenant, mais aussi dans l’interactivité externe entre le Sujet et l’expert, et entre le Sujet et la situation. Car pour I.Vinatier, l’activité interlocutoire – et pour nous l’activité interlocutoire et les résultats de l’insension – « relève de la combinaison de deux types d’invariants : – des invariants de type situationnel (G.Vergnaud, 1990). Ils sont inscrits dans la situation et permettent à l’acteur la construction d’un diagnostic in situ, c’est à partir d’eux que, dans le cadre de l’interaction, sera élaborée par chacun des interlocuteurs une conceptualisation [explication] des enjeux de la situation : enjeux de connaissance, enjeux de personnes ; – les invariants du sujet (I.Vinatier, 2002). Ils recouvrent les catégories du jugement, des valeurs, des intérêts et motivations de la personne [interprétation]. L’acteur les a construites en fonction de son histoire interactionnelle et des contraintes relationnelles de la situation. Cette catégorie d’invariants tout comme la précédente redéfinit en permanence le déroulement temporel de l’interaction » (Vinatier, 2009, 96). Pour penser cette double dimension des connaissances en acte, I.Vinatier parle de la notion d’identité en acte comme enracinée dans l’activité du sujet. Dans l’apprendre comme inventer, se joue une part primordiale de l’identité en acte du Sujet. Or « l’identité de quelqu’un ne se réduit pas à ce qu’il dit de lui-même à un moment donné de son existence », et ne se réduit pas non plus, dans l’apprentissage, aux actes d’appropriation du savoir, l’identité « s’enracine, et inversement prend forme dans un processus interactionnel » (Vinatier, 2009, 96) sur quoi nous reviendrons en ingénierie didactique. Plusieurs niveaux ou registres différents se dégagent : il faut distinguer le Sujet seul

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avec lui-même, même si le socius est toujours présent, du Sujet face à autrui, dans une relation intersubjective qui le renvoie toujours à son identité propre. Dans les deux cas, nous parlons de registre subjectif interactionnel, de soi à soi et de soi à l’autre. Grâce au passage dialectique entre le monde subjectif et le monde social, grâce à la situation d’interaction langagière, le Sujet a en même temps une « inscription sociale et une expression personnalisante » (Vinatier, 2009, 84). L’apprendre comme inventer, comme acte participant au développement et à la construction du Sujet et à la production de connaissance, voit ses résultats passer « par la médiation de l’Autre » (Vinatier, 2009,

79). L’entretien compréhensif non directif, comme dialogue avec l’Autre, « qui est à la

fois le même et à la fois l’irréductible différence d’avec moi-même, est cet espace qui permet l’expression de mon identité, à la fois celle du moi et celle du soi » (Vinatier, 2009, 84). L’entretien débute par une question ouverte (QOD). La position spécifique de l’interviewé ou apprenant est celle du questionnement, dont I.Vinatier rappelle aussi fort justement, avec C.Kerbrat-Orecchioni95, que la question « est un des trois actes considérés comme les plus fondamentaux en français. En effet, la notion de questionnement occupe une place centrale dans le trio assertion-question-ordre. La question est une opération fondamentale et primordiale pour la survie de l’espèce humaine, et elle est l’acte de langage qui est le plus intrinsèquement interactif, dans le sens où sa réalisation implique très fortement le destinataire de l’acte (l’autre). Par ailleurs, les valeurs relationnelles attachées à l’acte de questionnement sollicitent de manière ambivalente la face des interlocuteurs. (…) L’acte de question sollicite également la place des interlocuteurs dans le dialogue (…) » (Vinatier, 2009, 84). D’autre part l’objet de la communication, le savoir, « engage tout autant que l’acte de question, la face et la place des interlocuteurs ». Nous avons abordé cette question au chapitre Méthodologie, en tentant d’y apporter la réponse d’une technique à l’usage de l’interviewer, ce qui concerne les formateurs, les enseignants et les experts, tous engagés à conduire des entretiens. Enfin, les fins poursuivies par chacun des acteurs ne se confondent pas, non seulement parce que structurellement, deux cadres de référence

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sont en présence, mais aussi parce que les enjeux et les implications ne sont pas la plupart du temps les mêmes pour les interlocuteurs. « L’expression de l’identité du sujet dans l’intersubjectivité a pour base ce qui engage son implication dans la communication avec l’autre. Mais, réciproquement, on ne peut défendre cette position qu’à la condition de considérer le langage comme permettant de révéler le sujet et la situation de communication » (Vinatier, 2009, 85).

L’analyse du travail et la pratique enseignante ont été l’objet de nombreux travaux qui ont posé la question des limites du questionnement du Sujet, ce qui est aussi pour nous une interrogation récurrente qui concerne notre méthodologie d’entretien et d’analyse. Question d’autant plus importante que nous procédons à partir d’un questionnement du Sujet, la question ouverte de départ (QOD), qui nous fait aller jusqu’à l’ingénierie didactique de formation, comme nous le verrons au chapitre IV. Or il y a, selon Philippe Astier, au moins trois raisons pour lesquelles une part de l’activité ne semble pas accessible par questionnement du Sujet : « La première est qu’une part de l’activité, notamment ce qui l’organise, n’est pas nécessairement présente à la conscience du sujet : du coup, lorsqu’il est interrogé ou invité à en parler, ces éléments demeurent absents du discours » (Astier, 2003). Nous savons que ce qui organise l’apprendre comme inventer est en grande partie hors de la conscience du Sujet, et peut le rester. De même que nous souhaitons recueillir le discours de l’interviewé, tel qu’il vient, nous souhaitons travailler sur les traces recueillies, telles qu’elles expriment, par définition, le cadre de référence du Sujet. « La seconde tient au fait que cela intervient dans le cadre d’une interaction définissant, pour une part, ce que le sujet choisit, accepte, tolère de communiquer à autrui sur ce point. Il y a là, bien sûr, le fait de rendre public ce qui peut apparaître comme relevant du « domaine privé » ou du patrimoine d’un groupe le réservant à ses membres. Mais il y a là, également, toute la dynamique du dialogue comme aide à l’élaboration d’une parole subjective. Clot et Faïta (2000) ont notamment montré comment la variation des interlocuteurs dans les autoconfrontations croisées, donnait accès à différents énoncés, ouvrant ainsi à une compréhension élargie de l’activité » (Astier, 2003). Notre objet porte sur l’apprendre comme inventer et nous

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devons limiter notre ambition à des hypothèses sur le passage (insension) dont nous cherchons à débusquer des traces. Les techniques complémentaires de l’entretien compréhensif non directif : autoconfrontations simples et/ou croisées, interviews de groupe, analyses par des non experts (des apprenants mènent des analyses d’entretiens réalisés au préalable par des experts), etc., seront sans aucun doute plus que pertinentes pour ouvrir la compréhension de cet apprendre comme inventer. « La troisième est que la vie sociale fournit une multitude de discours s’offrant à rendre compte de l’organisation de l’activité, y compris aux yeux du sujet lui-même : prescriptions, normes, raisons, buts, modèles institutionnels ou professionnels... Dire l’activité ce n’est donc pas seulement énoncer une parole solitaire dans le silence et l’attention de celui ou de ceux qui la recueillent. C’est aussi intervenir dans un débat où d’autres énoncés ont été formulés et par rapport auxquels le discours se positionne, situant ainsi celui qui le tient. Les notions de polyphonie et de dialogisme (Bakhtine 1984) éclairent ainsi ce fait que, s’efforçant à dire la singularité de l’activité qui est la sienne, le sujet polémique, argumente, réplique, approuve, renforce, critique, nuance d’autres énoncés à ce propos » (Astier, 2003). C’est pourquoi nous avons un parti pris : celui de nous en tenir au cadre de référence du Sujet qui englobe (comprend) structurellement un ensemble indifférencié, mais non indifférenciable, composé d’éléments intrinsèques et extrinsèques à ce Sujet. On nous reprochera peut-être de faire fi d’une dichotomie qu’il faudrait respecter entre singularité de l’activité et énoncés référentiels, professionnels et/ou sociaux, mais nous avons pensé que cette question sortait par trop de notre cadre actuel. De plus, il nous semble que la mise en sens par le Sujet recouvre cet ensemble indifférencié, car c’est ainsi que cela fonctionne, dans la réalité. Ce vécu très concrètement exprimable par le Sujet lorsqu’il y est invité, est le point de départ de notre ingénierie didactique.

Gérard Delacour - Apprendre comme Inventer Inscription sociale Intersubjectivité Identité Expression personnalisante Inscription sociale Intersubjectivité Identité Expression personnalisante

Figure 11 – La situation d’entretien compréhensif concerne l’intersubjectivité et l’identité des sujets

Dans la mesure où nous disons que l’apprendre comme inventer « parle » de la construction de l’identité du Sujet apprenant, la situation d’entretien compréhensif cherche à en permettre l’expression, dans une situation d’intersubjectivité. « Les paroles échangées représentent des personnes. Ce qui se dit est toujours associé à l’image que chacun des interlocuteurs veut donner de lui ou, inversement, à ce que chacun pense que l’autre attend de lui. Chacun des interlocuteurs représente une instance de contrôle des dialogues, concourant ou non à la co-élaboration de l’objet en question dans les échanges. L’usage de la parole est une manière de se présenter devant l’autre qui peut juger ou accompagner, menacer ou encourager » (Vinatier, 2009, 85). Ainsi on y trouvera un outil majeur de considération ou de déconsidération du Sujet interviewé, d’autant plus qu’il s’agit de cet apprendre qui appartient en propre au Sujet. Par exemple, une série d’entretiens sur les besoins en formation peut, par le simple fait d’avoir été administrée, réduire à ses justes proportions ou même mettre fin, à des problèmes d’équipe, car l’écoute peut être dans certains cas une thérapie indirecte mais efficace des problèmes institutionnels. L’estime de soi et l’image qu’en ont les autres, la reconnaissance réciproque des personnes, c’est-à-dire les espaces du narcissisme et du territoire de chacun, sont en jeu dans cette situation (Vinatier, 2009, 86). L’interviewer

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est clairement positionné, par l’approche empathique, comme le Sujet qui sait et qui peut respecter le cadre de référence de l’Autre, mais ce n’est pas suffisant pour que cela se produise ainsi. Il faut que l’interviewer construise cette « représentation de la situation qui lui permette d’agir » (Vinatier, 2009, 87). Il s’agit bien d’une conception opératoire de la situation, ce que nous retrouverons au niveau des concepteurs en ingénierie didactique. Nous empruntons à Isabelle Vinatier son apport de la notion d’identité dans l’analyse du discours, dialogues et autres éléments des cadres de référence en présence.

La situation d’entretien compréhensif (Figure 12, page 176), avec pour QOD un questionnement sur des traces d’apprendre comme inventer, se raconte en intrigue, c’est-à-dire que « l’échange est un récit » (Pastré, in Vinatier, 2009, 215). Et nous pouvons dire aussi que le récit est un échange : c’est l’histoire non procédurale des relations intersubjectives entre l’interviewer et l’interviewé, à partir du cadre de référence de ce dernier. Histoire qui raconte en disant mais sans dire tout, ce que l’interviewé produit grâce à la situation d’expression qui lui est facilitée, et ce qu’il construit de sa face et de sa place, en face à face. L’entretien compréhensif, comme nous allons le voir, crée les conditions d’une co-construction et d’une émergence sociale du Sujet apprenant, grâce à la maîtrise opératoire et psychologique qu’en a l’interviewer. C’est pourquoi cela en fait un instrument pour l’ingénierie didactique.

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Interviewé Interviewer

Intersubjectivité

(Co-construction)

Situation d’expression (système social miniature)

Conceptualisation opératoire de la situation Identité (Intrication Ego/Social) Reconnaissance / Compétence (Face, Place) Empathie

Figure 12 – Intersubjectivité et identité

dans la situation interactive de l’entretien compréhensif non-directif (avec reprise des concepts d’I.Vinatier, 2009, 89-92)

La parole est laissée à l’interviewé, c’est la marque de la place que l’on souhaite qu’il prenne. A la « position de parole » correspond un « rapport de place » (Vinatier, 2009,

89). Aux négociations dans les échanges entre interactants des situations

enseignant-élève, correspond ici le contrat tacite qu’incarne l’interviewer : quand tu parles, je

t’écoute ; quand tu te tais, je reformule ce que j’ai entendu de ton cadre de référence. Il

n’empêche que l’axe de la dominance (Vinatier, 2009, 90) ne disparaît pas pour autant, à la fois tel qu’il s’exerce dans la situation, et tel qu’il est perçu depuis la perspective de chaque sujet. Le « positionnement du sujet » (Vinatier, 2009, 91) est une dimension « qui relève d’une dialectique entre une identification collective (…) et la présentation que fait de lui-même ce sujet dans l’interaction » (Vinatier, 2009, 90-91). Position de parole et positionnement du sujet sont pour I.Vinatier deux dimensions de la relation dialectique des interlocuteurs d’une part à la place occupée dans l’activité

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langagière, d’autre part au rôle que s’attribue le sujet dans l’activité (Vinatier, 2009,

89-92). Pour l’analyse de l’entretien compréhensif, nous retenons ces mêmes topiques, en

les appliquant, grâce aux marqueurs rencontrés, au Sujet interviewé face à un Sujet interviewer. Ainsi la position de parole exprime-t-elle, de soi à soi, la vision de la place occupée qu’en a de lui-même l’interviewé, et son positionnement renvoie à l’acceptation ou au rejet de son propre rôle. C’est-à-dire qu’il y a comme un redoublement interactif : d’une part, pour chaque Sujet, une interaction avec soi-même, et d’autre part, entre les personnes, une interaction subjective. L’identité en acte du Sujet est la condition de sa liberté d’action et de conceptualisation, l’intersubjectivité est la condition de la construction de soi dans le monde, et du monde avec soi.

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