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Le Cadre de référence

Dans le document Apprendre comme Inventer (Page 123-130)

Chapitre II – Méthodologie

7. Le cadre théorique de la méthodologie

7.1. Le Cadre de référence

7.1. Le Cadre de référence

Rappelons notre définition de « cadre de référence », proposée page 31 :

Est appelée Cadre de référence la perspective – au sens propre de perception comme au sens figuré de représentation – d’un sujet singulier. C’est-à-dire l’ensemble mouvant-unique et synchronique-individuel de ce qui constitue le point de vue du Sujet sur et dans son monde, tel qu’il le pense et le ressent. Les signifiants appartiennent à plusieurs cadres de référence, jamais les signifiés, stricto sensu.

Commentaire

1) La perspective : le Prince regarde la scène. Il est au punctum de la perspective du décor (Surgers, 2007b, 81), point de vue unique qu’il est seul à pouvoir occuper dans son monde. Nous sommes tous ainsi placés au punctum de notre perspective unique et singulière, qui nous ouvre la perception et la représentation du réel, et qui incorpore les signifiés produits par notre pensée. Cette perspective est mouvante-unique car en équilibre diachronique instable, en recomposition permanente par nous-même pour nous-même, d’une situation à une autre, ce qui la rend incommunicable en tant que telle. Elle est synchronique-individuelle car elle existe en cohérence temporelle pour le Sujet non schizophrène, ce qui la rend projetable – au sens psychologique –. Cette perspective est donc partageable avec autrui dans des signifiants, ce qui la soumet à interprétation, c’est-à-dire à une réduction conceptuelle interactivée entre sujets.

2) Le cadre de référence d’un Sujet est la perspective interne incommunicable de ce Sujet, qui peut, dans certaines circonstances s’exprimer sous forme de traces,

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notamment langagières. Notre méthodologie a pour but de faciliter au maximum l’approche, en obtenant des traces, du cadre de référence du Sujet singulier dans la situation. Nous disons « au maximum » puisque nous savons que la compréhension totale d’autrui, c’est-à-dire « se mettre à la place de l’autre » est impossible. La compréhension maximale approchée du cadre de référence sera dite, dans les lignes qui suivent, posture compréhensive. Nous nous situons ainsi dans la continuité des adversaires de la méthode sociologique de Durkheim qui ne voulut jamais tenir compte des corpus discursifs obtenus par ses « suicidographes86 » (Durkheim, 1897 : 1990,

147-148). La sociologie compréhensive de Max Weber est à la base de recherches et

d’enquêtes menées en et par la sociologie de l’entretien, notamment par Pierre-Henri Giscard (Giscard, 1967). L’objet spécifique de la sociologie compréhensive de Weber se définit comme « un comportement compréhensible, par le sens que lui attachent les acteurs, sens à la fois subjectif et intersubjectif » (Blanchet & Gotman, 1992, 24). C’est à Rogers, Porter et plus récemment à Kaufmann que nous nous référons pour caractériser notre posture compréhensive. Cette posture s’apprend et se décline en comportement, conduite et relance, comme nous le verrons.

Un dialogue paradigmatique

Obtenir le cadre de référence, c’est se donner le moyen de comprendre le point de vue d’Autrui. Pour l’enseignant, c’est faire parler l’élève le premier, c’est obtenir un discours de l’ignorant qu’on veut accompagner vers l’apprendre. Approcher le point de vue de l’Autre, c’est se trouver sur une asymptote de son cadre de référence, métaphore qui signifie surtout que l’on sait d’avance qu’il ne sera pas possible d’y atteindre totalement, mais qu’essayer n’est pas neutre dans le processus interactif entre sujets en présence. Pourquoi faire s’exprimer le premier un ignorant ? Parce que la découverte de son cadre de référence fournit des éléments didactiques indispensables. Ignorant ne veut

86 C’est ainsi que Durkheim appelait les spécialistes qui étudiaient le suicide, dans le cadre de son travail sociologique sur ce sujet.

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pas dire « qui n’a rien à dire », ne serait-ce que de parler sur le fait qu’on n’ait « rien » à dire. Et l’ingénierie pédagogique qui déclare depuis longtemps vouloir placer l’apprenant au centre des dispositifs, peut y découvrir des fondations solides pour son approche didactique.

Nous avons pour but : premièrement, obtenir des traces d’une expression du cadre de référence de l’Autre, deuxièmement, que l’Autre reconnaisse son cadre de référence dans ce que nous aurons recueilli. Nous « entrons par la subjectivité des acteurs » puisque un Sujet va tenter d’obtenir d’un autre Sujet son cadre de référence. Mais sur quoi ? Et pourquoi ? L’expression du cadre de référence de l’ignorant est le cadre qui doit guider notre travail d’analyse de l’activité d’apprenant. Une situation décrite par Platon est un paradigme pour notre méthode. Dans le dialogue du Ménon, pour faire construire de la connaissance appropriée à un Sujet par le Sujet lui-même, Socrate part de l’incompétence d’un supposé Sujet (Socrate provoque son auditoire composé de sophistes, en donnant une leçon à un esclave de la maison de Ménon), et de l’expression verbale des ignorances, des manques, des erreurs de ce Sujet. Socrate évoque l’anamnèse de la connaissance, en citant un poème de Pindare sur les âmes immortelles emplies et chargées de savoir : il suffit de faire revenir les souvenirs du savoir ainsi inscrit dans l’âme, notamment à partir de l’un d’entre eux, les autres souvenirs y étant rattachés nous reviendront… (Platon, Ménon, 1965, 81a-d, 250-251). Ce n’est pas cette théorie dite de la réminiscence qui est centrale pour nous, mais l’interactivité de Socrate avec le petit esclave. Résumons la situation. En pleine dispute sophistique, Ménon soutient à Socrate qu’on ne peut chercher ni ce qu’on connaît, parce qu’on n’a pas besoin de le chercher, ni ce qu’on ne connaît pas, parce qu’on ne sait pas ce qu’on doit chercher. Socrate répond à Ménon qu’en fait nous n’apprenons pas, du moins d’après ce qu’en disent ceux qui obéissent à la force secrète de l’inspiration (Platon, Ménon, 1965,

81c, 250-251). Ces spécialistes parlent d’anamnèse du savoir, et il faut s’en remettre à

eux. Mais cela ne suffit pas à Ménon qui veut une démonstration. « Je t’ai déjà dit, Ménon, que tu étais plein de malice. Voici maintenant que tu me demandes une leçon, à moi qui soutiens qu’il n’y a pas d’enseignement, qu’il n’y a que des anamnèses : tu tiens

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à me mettre tout de suite en contradiction manifeste avec moi-même » (Platon, Ménon, 1965, 82a, 250). La méthode socratique est à la fois une mise en scène et une médiation sur la question de l’apprendre. Socrate procède par questions auxquelles il obtient en réponse de la part de l’interviewé : « Sans doute », « Oui », « Certainement », « C’est évident ». La question posée appelle ce qu’on peut savoir, mettant en correspondance le cadre de référence de l’esclave, avec son énonciation (Platon, Ménon, 1965, 82c, 252). Et lorsque Socrate s’arrête, c’est sur un autre genre de question : « Eh bien, essaie de me dire quelle serait… », c’est-à-dire une question qui ne part plus du cadre de référence de l’Autre, mais d’un appel à du savoir référencé. Or le petit esclave ne sait pas, il se trompe (Platon, Ménon, 1965, 82e, 252). Ce qui permet à Socrate de dire à Ménon : « Tu vois, je ne lui enseigne rien, je me borne à l’interroger ». La mise en lumière de cette erreur permet de témoigner à Ménon de la sincérité avec laquelle l’épreuve est conduite. Et Socrate poursuit à l’aide de questions de plus en plus fermées, qualificatif dont nous donnerons l’explication dans la deuxième partie de ce chapitre. Pour arriver à une dernière question directe, mais fermée aussi, qui fait de nouveau appel à du savoir référencé : « SOCRATE – Tâche de me le dire exactement, et si tu aimes mieux ne pas faire de calculs, montre le nous. L’ESCLAVE – Mais par Zeus, Socrate, je n’en sais rien. » (Platon, Ménon, 1965, 84a, 255). C’est ce point où arrive Socrate qui nous intéresse : le petit esclave est parvenu à une position nouvelle, grâce à l’interactivité langagière sous la conduite de Socrate qui dit à Ménon : « Maintenant, (l’esclave) a conscience de son embarras, et, s’il ne sait pas, du moins il ne croit pas savoir ». En effet, il ne dit plus « c’est évident ». Et Socrate fait admettre à Ménon que loin de l’engourdir, la découverte et l’expression de son ignorance par l’esclave va l’aider : « Car maintenant, comme il ignore, il aura du plaisir à chercher (Platon, Ménon, 1965,

84b, 256). Socrate peut reprendre la leçon, en priant Ménon : « Surveille-moi pour le

cas où tu me surprendrais à lui donner des leçons et des explications, au lieu de l’amener par mes questions à dire son opinion » (Platon, Ménon, 1965, 84d, 256). Et le cours de l’échange qui suit est construit sur des questions qui font de nouveau appel au cadre de référence de l’esclave et non à du savoir référencé. Nous aboutissons, après que l’esclave ait désigné une ligne, à la conclusion de Socrate : « Cette ligne est ce

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qu’(on) appelle la diagonale. Si tel est son nom, c’est la diagonale, qui selon toi87, esclave de Ménon, engendre l’espace double ». Ménon reconnaît que l’esclave « a tout tiré de son propre fonds » (Platon, Ménon, 1965, 85b-c, 257). Laissons de côté l’explication que Platon donne et qui est restée emblématique de cet épisode socratique. Nous retenons la quête de Socrate pour démontrer que l’on peut « retrouver de soi-même, en soi, sa science87 » (Platon, Ménon, 1965, 85d, 258). Ce qui importe c’est ce

quelque chose à retrouver dans le Sujet ignorant, duquel il puisse partir pour construire sa connaissance.

Et c’est le principe théorique central de notre méthodologie : aucune connaissance ne pourra renvoyer à un savoir si ce n’est dans et par la construction que l’apprenant effectue. Cela passe par la relation entre le Maître et le jeune élève – puisque le message est passé que tout être humain peut être un apprenti reconnu comme tel –. Il ne sait rien, pas davantage que moi-même, dit Socrate, sauf que moi, je le sais. Et que conjointement, en nous aidant mutuellement par le jeu didactique des paroles échangées, nous allons gravir les marches en construisant une œuvre commune. Nous allons accéder au savoir grâce à une interactivité qui nous autorise les conditions de cette accession. Qui est que l’écoute du Maître aide l’ignorant à se poser des questions, qui, à la marche suivante, trouvent leurs réponses avec ses questions, et ainsi de suite. Nous devons reconnaître que la pratique a été déterminante, elle a nourri notre décision méthodologique de ne plus aller en premier lieu chercher les référentiels des experts, mais que ces savoirs viendraient dans un deuxième temps, pour éclairer ce qui s’était dit à partir de l’ignorance, de l’incompétence, des présupposés, des erreurs et donc des connaissances déjà embarquées par le Sujet. C’est ainsi que nous rendrons compte de la démarche pour rebâtir les éléments d’une « bonne pratique » en peinture des menuiseries extérieures HLM, en débutant à partir de ce qu’en disaient des apprentis incompétents et déclarés comme tels par le centre d’apprentissage. Ils affirmaient sans savoir, posaient des questions de toutes sortes y compris des questions apparemment fort éloignées du programme de formation. Tout ce fatras discursif recueilli nous a

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fourni les erreurs, les dérives, les a priori, les obstacles, les manques, les croyances, les à peu près, mais aussi le vocabulaire des connaissances déjà utilisées, autant de dangers sans la compréhension desquels toute connaissance est lettre morte parce qu’à défaut, il est impossible de bâtir les liens entre ces réalités et les savoirs de référence.

Isabelle Vinatier nous fournit, entre autres, un exemple d’intersubjectivité langagière, que nous détournons à l’appui de ce que nous appelons la confrontation des cadres, cadre de référence pour l’élève, cadre référentiel pour l’enseignant : il s’agit d’une séance de géométrie « portant sur la manipulation du rapporteur » (Vinatier, 2009,

86-87) , En est l’abréviation d’enseignant, El, d’élève :

« 65. En : (…) Quel outil vais-je utiliser ? 66. El : Ben euh, ça…

67. En : C’est quoi ça ?

68. El : Euh…, un men…teur ? 69. En : Un menteur ?

70. El : Euh

71. En : Une balance ? Un cafteur ? 72. El : (rires) Euh (silence)

73. En : C’est un ra… Un ras d’égouts ? 74. El : (rires) Euh…

75. En : Un râteau ? Un radis ? 76. El : Euh, un rapporteur »

Le cadre référentiel de l’outil, dont le nom venait d’être prononcé quelques temps avant cet extrait, par l’enseignant, est clair. Dans le cadre de référence de l’élève, ce cadre référentiel a bien été entendu, à la fois dans la réalité et par l’a-réel du Sujet, ce qui produit une relation sémantique associative, qui peut aussi être interprétée comme mnémotechnique. Le « rapporteur » est un « menteur » dans le cadre de référence de l’élève. L’expert peut sourire ou s’indigner. Il n’empêche, « le savoir commun n’est pas un non savoir, il recèle au contraire des trésors de connaissance » (Kaufmann, 1996,

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22). Il nous est donné ici une scène de médiation intersubjective, « un dialogue qui rend

compte de l’engagement d’un enseignant qui veut récupérer un élève dans le groupe-classe, alors que l’adolescent se trouve en échec face à la résolution de la tâche demandée » (Vinatier, 2009, 87).

Nous proposons de considérer, à partir de cet exemple, que le travail didactique consiste à savoir rapprocher le cadre de référence du Sujet apprenant du cadre référentiel, et qu’il y a passage du savoir à la connaissance lorsque le Sujet ignorant comprend ce qu’il y a à comprendre et à apprendre, à partir de sa propre perspective : l’enseignant qui admet ce point de vue ne voit plus une « erreur » mais le cadre de référence de l’élève. Il peut l’aider à saisir que son « menteur », c’est le rapporteur. L’ « erreur » de l’élève n’importe plus en tant qu’erreur car elle devient un point d’appui pour la reconnaissance identitaire : l’élève n’est plus un idiot, il est un ignorant capable d’apprendre. Le « menteur » appartient au cadre positif qui mène à la connaissance du « rapporteur ». Cela vaut pour toute ingénierie didactique de formation. Cette approche se retrouve de la même manière dans toute situation d’entretien où l’interviewer a pour tâche d’approcher le plus possible le cadre de référence de l’interviewé. En fait, il y a toujours coprésence et interactivité de deux cadres de référence : celui de l’interviewé et celui de l’interviewer, auxquels s’ajoute le cadre référentiel, porté au moins par l’interviewer. La « conceptualisation opératoire de la situation » (Vinatier, 2009, 87) par l’interviewer est chargée « de buts, d’intentionnalité, d’inférences » et de décisions in situ, activité adaptative qui relève du cadre de référence de cet interviewer. Il existe aussi une conceptualisation opératoire de la situation de la part de l’interviewé, et pour nous, c’est cette dernière qui doit structurer l’entretien, exactement comme l’interactivité dialogique entre l’enseignant et l’élève est structuré certes par les questions de l’enseignant, mais à partir de l’écoute active qu’il a, de son élève. Pour nous, c’est non seulement parce que l’enseignant veut « récupérer un élève dans le groupe-classe… », mais aussi parce que cette posture compréhensive est la condition de la réussite du passage de l’ignorance au savoir et à la connaissance appropriée et donc incorporée par le Sujet de l’apprendre comme inventer. Pour cela, l’interviewer va chercher à obtenir

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comment ce que dit l’interviewé fait sens pour cet interviewé. Il se joue aussi la construction identitaire du Sujet (Vinatier, 2009, 63-101), car la posture compréhensive, que nous allons expliquer, est non seulement un élément structurel de notre méthodologie, mais aussi un élément dynamique intersubjectif du développement des deux sujets en présence l’un de l’autre, qui, à chaque fois, ne jouent rien de moins que leur humanité.

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