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Écouter, remarquer, réécouter, marquer

Dans le document Apprendre comme Inventer (Page 178-184)

Chapitre III – Analyses

9. Le cadre théorique et les conditions d’analyse

9.3. Écouter, remarquer, réécouter, marquer

Comme transition vers l’analyse de discours, rappelons sa définition très générale : « L’analyse de discours cherche à comprendre la signification des textes en rapport avec leurs conditions de production » (Branca-Rosoff, 2008, 5). Ce qui convient d’autant à notre approche que « toutes les situations de communication sont inscrites dans un contexte qui doit être défini pour comprendre l’enjeu qu’elles représentent pour les partenaires de l’interaction » (Vinatier, 2009, 100). C’est pourquoi nous ne parlons pas d’analyse « de contenu » qui sollicite des marques linguistiques très sommaires. Le sens de l’énoncé n’est pas seulement dans le contenu, il renvoie à l’énonciation dans son contexte d’interactivité subjective. L’analyse de discours ne se contente pas des structures linguistiques, elle se préoccupe du corpus jugé représentatif replacé dans la situation. Le corpus n’est pas le texte transcrit des enregistrements d’entretiens, c’est ce qui est extrait pour faire intrigue, au sein de laquelle l’analyste tente de construire ou de reconstruire le sens, à partir des liaisons qu’il observe et considère fécondes. L’analyse s’intéresse aux marques relationnelles (Charolles, 2008, 129)96 du discours, c’est-à-dire

96 Le site « Langues, Textes, Traitements informatiques, Cognition, UMR 8094 » est accessible à l’adresse : http://www.lattice.cnrs.fr/

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aux relations de connexion, connecteurs et anaphores, et les relations d’indexation, adverbiaux cadratifs, et non au simple lexique ou à la phrase. Nous ne nous inscrivons cependant pas dans le cadre d’une taxinomie des relations de discours pour la « sémantique formelle » (Charolles, 2008, 155) qui vise à l’annotation et au traitement informatisé de données textuelles, dont il serait cependant intéressant de faire l’expérience sur les données recueillies et transcrites par écrit dans le cadre d’un travail complémentaire sur l’apprendre comme inventer. Nous avons l’intuition qu’un tel changement méthodologique – et idéologique – engagerait une vaste étude critique des artefacts à disposition des concepteurs de programmes de formation, dans le domaine des EIAH97 (Piérard & Bestgen, 2006).

Nous sommes à la recherche des marqueurs linguistiques de l’apprendre comme inventer, dont une des hypothèses de localisation est qu’ils peuvent apparaître en liaison avec « l’inscription dans l’énoncé du sujet de l’énonciation » (Vinatier, 2009, 85). Pourquoi ? Parce que d’une part la situation d’entretien compréhensif en tant que situation duelle de face à face, est le lieu d’une interaction langagière qui met en jeu l’identité des sujets et leur inscription sociale, l’intersubjectivité des sujets et leur expression personnalisante. Et d’autre part, l’apprendre comme inventer comme acte de mise en sens, est un des actes à grand enjeu pour l’identité du Sujet et son inscription dans la situation. Si des traces, éléments linguistiques ou autres marqueurs, peuvent en être relevées, elles doivent refléter cet enjeu, nous devons en repérer les modalisateurs.

Les marqueurs relationnels de cohérence du discours (Charolles, 2008, 129-166) sont soit des relations de connexion, soit d’indexation : mais il est à noter que ces relations « sont sémantiques et pragmatiques et non syntaxiques, ce qui n’exclut pas qu’elles puissent être supportées par des expressions qui assument en même temps des fonctions syntaxiques » (Charolles, 2008, 164). Cependant la présence de marqueurs de cohésion ne disent pas pour autant qu’il y a cohérence du discours : pour que le discours soit cohérent, le Sujet tente d’utiliser au mieux des marqueurs de cohésion pour « gérer les

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processus interprétatifs mis en œuvre » par lui. Il est vrai que le principe de cohérence « est consubstantiel à l’idée même de discours », car contrairement à ce que l’on pourrait penser, « la cohérence n’est pas une qualité que pourraient avoir ou non les discours. Elle est constitutive de l’idée même de discours. ». Parce que le discours n’est pas une unité de composition structurale comparable à la phrase : « le discours est une unité de production de la parole (…) Le discours se manifeste d’abord par la continuité de la production, d’au moins deux énoncés à la suite, d’où l’importance des pauses et des indices mimo-gestuels à l’oral » (Charolles, 2008, 139). Afin de préciser pourquoi nous appelons notre travail « analyse de discours » et non « analyse de contenu », terminons par l’exemple que fournit Michel Charolles avec sa question : y a-t-il discours dans la situation suivante ?

« - Conducteur d’une voiture : La voiture fait un drôle de bruit…

- Passagère (tout de suite) : J’ai oublié mon portefeuille ! »

Soit l’on considère que la passagère, en fouillant dans son sac, sans regarder le conducteur, dit quelque chose qui n’a rien à voir avec sa remarque sur le bruit de la voiture, soit, en fonction d’autres indices comportementaux, l’on considère que l’assertion de la passagère prolonge celle du conducteur. Nous considérons qu’il y a discours dans la deuxième interprétation (Charolles, 2008, 139). Or les deux énoncés, quoique que cohérents, ne sont reliés par aucune marque de cohésion.

Nous utilisons le repérage d’un certain nombre d’éléments que nous récapitulons dans le tableau suivant construit d’après nos lectures de Vinatier (2009, 84-149) et Charolles (2008, 129-166).

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Relations globales

Marqueurs d’indexation induite, organisateurs de l’homogénéité, vers l’aval Adverbiaux cadratifs (compléments circonstanciels non essentiels) : - temporels - spatiaux (le matin) (en Bourgogne) Connecteurs (relations de discours) (et) (inférence contextuelle) Marqueurs de connexion discursive, interprétateurs de la cohérence, vers l’amont

Anaphores (relations référentielles) (répétition) Continuité locale Déictiques de personnes - pronoms personnels - adjectifs et pronoms démonstratifs - adverbes et locutions adverbiales

(il, elle, je, tu…) (ce, ça, cela, cette, voici, voilà…)

Participes, infinitifs (pronom caché) Pronom de reprise

Marqueurs de cohésion discursive

Girondive (en tête) (…ant) Modalisateurs Traces de prise de position

personnelle du locuteur

(je pense ne pas me tromper…)

QOD Lancement

Durée jusqu’à relance

(compréhensif) É m en ts l in g u is ti q u es

QF Arrêt de la continuité (interrogatif)

Distance énonciative (intimité, externalité…) Intonation (souligné, sourire…) Ponctuation Autres éléments

Position en tête (exophrastique)

Figure 13 – Tableau des marqueurs et indices des données de discours (construit d’après Vinatier, 2009 et d’après Charolles, 2008)

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Empathie et analyse

Nous utilisons une technique d’écoute en deux temps : premièrement, nous écoutons les enregistrements en prenant des notes à la volée, en attention dite flottante, ne cherchant pas à construire de catégories conceptuelles ou thématiques. Nous croyons avoir entendu quelque chose qui nous semble pertinent ou qui nous surprend. Quelques instants plus tard, nous comprenons qu’il n’en était rien. Ou bien parfois un élément se dégage de lui-même, fortement, continûment, jusqu’à ce qu’il prenne tellement corps que les mots viennent avec, pour le transcrire sur notre bloc. Ce n’est pas sélectionné par nous, cela s’impose, y compris ce que provoquent les erreurs d’empathie commises par l’interviewer. Ce sont surtout les liens, les passages, les transitions, les creux, les arrêts, les silences et les reprises, qui nous occupent : nous saisissons dans la continuité, et grâce à la réminiscence des instants déjà vécu, que nous pouvons réentendre, des scènes entières du développement du cadre de référence de l’interviewé, c’est-à-dire ce que nous sommes venus chercher. Cela dit, l’enregistrement, qui résout la conservation des traces discursives, donne un reflet plat de la réalité vécue. Pour l’écoute, au fil de l’entretien non directif comme pour l’analyse de contenu, nous utilisons depuis plusieurs décennies ce que Freud appelle ses règles techniques : pour maîtriser la profusion de corpus obtenue, Freud ne préconise pas même la prise de notes mais parle de « ne vouloir porter son attention sur rien de particulier, (…) accorder à tout ce qu’il nous est donné d’entendre la même « attention en égal suspens ». Pas d’attention intentionnelle, une écoute active non sélective, qui nous renvoie à notre propre application de la méthode rogérienne, dans sa volonté de ne pas sélectionner quoi que ce soit « parmi le matériel offert ». La raison en est principalement que « la plupart du temps il nous est en effet donné d’entendre des choses dont la significativité n’est reconnue qu’après coup. » (Freud, 2007, 86). En renonçant à la censure, sous quelque forme que ce soit, l’expert se donne une écoute la plus neutre possible. C’est précisément cela que nous appelons non directivité : l’interviewé peut dire ce qu’il veut, il a été invité à s’exprimer le plus librement possible à partir de la question ouverte (QOD) qui lui a été posée pour commencer. L’interviewé a été régulièrement assuré

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qu’il était effectivement écouté. Pour preuve, les reformulations des « silences ». Pour reformuler, il faut avoir écouté, et bien écouté. La technique de la reformulation ne consiste pas à répéter ni, surtout, à poser de nouveau la question ou à en poser une autre. La reformulation est un processus d’accompagnement qui agit à deux niveaux, comme nous l’avons vu. Mais telle la psychanalyse, la compréhension de cette façon d’écouter et d’accompagner son interlocuteur ne peut se faire que par la pratique. Les apprentis en méthode compréhensive non directive doivent vivre ce qu’est la conduite d’entretien98. La grille d’analyse ne vient que plus tard, après que nous ayons réécouté l’entretien, cette fois en le transcrivant dans tous ses détails, avec les hésitations, les « euh » et les arrêts silencieux, et les accentuations diverses. Nous ne confions jamais aucune transcription à des tiers car nous pensons que ce travail long et méticuleux, doit être fait par l’expert lui-même. En effet, il ne s’agit pas d’une formalité mécanique pour obtenir un écrit à partir d’un oral, mais il s’agit de vivre une nouvelle forme de pénétration du cadre de référence de l’entretien99.

La construction de l’objet se fait par au moins deux voies parallèles : d’une part, une progression lente, inégale mais souvent, au final, quantativement très documentée, et d’autre part, des intuitions conceptuelles, des apparitions thématiques, des visions contextuelles qui, pour la plupart, ne prennent pas de consistance ou disparaissent. Jusqu’à ce que, parfois, un croisement fécond émerge et que vienne le temps des « grandes décisions sur l’architecture d’ensemble » (Kaufmann, 1996, 83) qui est un travail d’ordre qualitatif.

98 Nous avons assuré ces formations de 1973 à 2004, pour des populations très hétérogènes : cadres et dirigeants d’entreprises, à l’époque du démarrage de la formation après la loi de juillet 1971, cadres moyens, maîtrise et agents d’ateliers, mais aussi régleurs sur chaîne, petite maîtrise, membres de syndicats professionnels et de syndicats ouvriers, membres d’associations humanitaires, étudiants d’universités et de grandes écoles, enseignants, formateurs de formateurs. Notre expérience nous permet de dire, comme s’étant confirmé pendant des années et sur des milliers de personnes, qu’aucun stagiaire n’a acquis la technique d’entretien non directif par une explication ex cathedra. En revanche, les exercices « pour de vrai » pratiqués par les volontaires au cours des sessions de formation ont permis la compréhension profonde par l’incorporation de la méthode. Dans ce domaine d’apprentissage, la description fonctionnelle et la théorisation sont essentielles mais elles ne peuvent se substituer à l’expérimentation qui passe par l’enregistrement puis l’autoconfrontation simple et/ou croisée, ainsi que l’analyse, également en autoconfrontation, de l’interviewer, quelle que soit sa place institutionnelle. 99 Le travail fastidieux de la transcription est sans doute une des raisons de l’abandon de l’entretien qualitatif pour certaines recherches. Des directeurs d’études et de recherches se défaussent souvent de la transcription sur des chargés d’études. En langue anglaise, il existe des logiciels de reconnaissance vocale qui font la transcription automatique.

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