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Pourquoi l’induction ?

Dans le document Apprendre comme Inventer (Page 73-78)

Chapitre I – Problématique

3. Induction et invention

3.1. Pourquoi l’induction ?

Dans le cadre d’une pédagogie des situations, les obstacles épistémologiques présents dans tout apprentissage sont à l’origine de notre questionnement sur la nature logique de toute didactique. Et à l’origine d’une première interrogation qui fait apparaître le concept d’induction comme devant être abordé par la didactologie. Il nous a semblé très tôt qu’un travail de recherche sur le concept d’induction permettrait peut-être d’éclaircir la part d’inconnu qui surgit dans tout processus didactique, dans tout apprentissage, dans toute appropriation de connaissances, dans toute compétence. Il nous est

45 Todhunter, I. (1876) William Whewell, an account of his writings with selections from his literary and scientific correspondence, t.II, p. 210-211.

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indispensable, pour expliciter notre hypothèse de départ, de tenter de décrire la nature logique de l’incorporation du savoir par un Sujet ignorant. Pour repartir de considérations très générales sur la question de l’action humaine, de sa compréhension, de sa simulation et de sa reproduction, certaines recherches en sciences cognitives montrent une vitalité qu’il ne faut pas négliger, et ce que Varela appelle la redécouverte

du sens commun : « L’insatisfaction principale de ce que nous appelons ici l’approche

de l’enaction est simplement l’absence complète de sens commun dans la définition de la cognition jusqu’à ce jour. Pour le cognitivisme, comme pour le connexionnisme actuel, le critère d’évaluation de la cognition est toujours la représentation adéquate d’un monde extérieur prédéterminé. On parle soit d’éléments d’information correspondant à des propriétés du monde (comme les formes et les couleurs), soit de résolution de problèmes bien définis qui impliquent un monde aussi bien arrêté. » (Varela, 1996, 90). Nous avons dit plus haut que la représentation ne renvoie à aucun prédéterminé et que le Sujet doit en conquérir le sens. La représentation est le rapport interne du Sujet apprenant à la situation d’apprentissage, et nous avons émis l’hypothèse d’inférence(s) inductive(s) au sein de la mise en sens dans ce que nous nommons l’apprendre comme inventer. Tentons tout d’abord de clarifier ce qu’est l’induction, et pourquoi il nous a paru approprié de l’utiliser.

Des définitions

Nous posons d’entrée que : Apprendre comme Transmettre (A) engage principalement des inférences historico déductives ; Apprendre comme Inventer (B) engage principalement des inférences inductives.

L’Office Québécois de la langue française, dans son Grand Dictionnaire

terminologique46 (2009) propose en réponse à l’interrogation « induction » :

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INDUCTION, n.f., définition : Type de raisonnement qui consiste à tirer une connaissance générale à partir de faits particuliers. Sous entrées, synonymes : Inférence inductive. Note : L’induction est à rapprocher de la généralisation et est le mécanisme inverse de la déduction.

Cette définition très générale, dans le champ de la logique formelle, nous rappelle le syllogisme aristotélicien, et projette la logique dans le monde des hypothèses. Dans l’apprentissage, l’induction est un mode de conceptualisation du Sujet qui produit des théorèmes en acte tenus pour vrais par ce Sujet (Vergnaud). L’apprendre comme inventer est une situation dynamique complexe à considérer comme une totalité fonctionnelle de ses variables cognitives, affectives et culturelles (Vinatier, 2009, 29). Des concepts pragmatiques (Pastré) émergent de l’induction qui est le mode par lequel le Sujet s’approprie cette complexité, au risque, sinon, de ne pas lui survivre. Ce Sujet peut être l’auteur de sa construction et de son adaptation au réel de la situation. Lalande, dans le Dictionnaire de la Philosophie (Lalande, 1962, 506-509), nous propose :

INDUCTION,

Επαγϖγη

(gr), inductio (lat)

Inférence conjecturale comme vraisemblance subjective d’une conjecture.

La logique étant l’étude des preuves, « ce n’est pas le tout de décrire les preuves : il faut encore les analyser (…) Une seule expérience, pense le savant, pourvu qu’on y ait mis tous ses soins, peut apporter d’un seul coup toute la certitude accessible ; et vouloir bâtir quoi que ce soit sur la répétition est indigne de l’intelligence » (Nicod, 1961, 9). Nous ne cherchons pas des certitudes, comme les logiciens amis des scientifiques. Le Sujet ne pense pas en termes de certitude ni même de probabilité. Le Sujet produit des relations de sens entre des indicateurs et des variables fonctionnelles, pour faire un diagnostic de situation (Pastré). Le Sujet utilise l’induction pour cette mise en sens. Ce qui est troublant avec l’induction, c’est qu’elle est « une espèce d’inférence » (Nicod, 1961,

12), comme si « inférence » était réservé au lien d’implication, et notamment à

l’inférence certaine. Il nous est apparu que nous ne parviendrions pas si facilement à clarifier cette notion. Qu’en fait nous l’avions utilisée, sans doute un peu trop rapidement, pour signifier que ce qui se passait n’était pas de l’ordre de la déduction ni

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de la computation, et pour parler d’un jaillissement inventif. Que l’apprendre comme

inventer n’est ni un travail de constructions causales ni d’un travail de diagnostic ou d’abduction. L’approche du concept d’induction par les questions logiques de certitude et de probabilité était une fausse route. Pour explorer néanmoins plus avant notre hypothèse d’une pensée qui ne travaille pas à partir d’un ensemble donné d’éléments avec des règles combinatoires, nous avons décidé, d’une part, de ne plus utiliser le terme d’inférence, et d’autre part, de préciser pourquoi nous retenons pour induction le sens de colligation. En effet, il nous faut définir et caractériser une induction pédagogique ou didactique, différente mais fille de l’induction d’un point de vue logique, mais surtout fille de l’induction d’un point de vue épistémologique. Notre longue pratique de l’ingénierie de formation s’est éclairée dernièrement grâce à la question du fondement épistémologique pour la pratique enseignante, telle qu’elle est débattue par Jean-Pierre Astolfi (2003, 208-220) sur laquelle nous reviendrons en conclusion.

Inférence, du latin infero, apporter dans, nomme ici l’action du Sujet qui opère la fusion entre plusieurs objets de sa pensée : ce que le Sujet se représente du réel vécu fusionne avec ce qu’il imagine. Le Sujet invente au sens qu’il produit une synthèse nouvelle d’idées47 (Lalande, 1962, 544). Nous avions pensé cette inférence inductive, dans le sens d’une pensée inventive. Et non comme le processus reconstructif de la méthode historique48 (Lalande, 1962, 506 et 897). Nous ne retenons ni la notion de processus, ni celle d’inférence, car le moment de l’induction est le donné immédiat d’un sens à une complexité. C’est une de nos difficultés que l’induction opérante dans l’activité d’apprendre comme inventer est sans empan de temps, comme un présent qui ne pourra jamais se décrire en histoire d’un passé. Le couple conceptuel « schème-situation » qui est la clef de voûte de la psychologie cognitive, selon la théorie incontournable de Gérard Vergnaud, rend compte d’une connaissance comme adaptation aux situations. Il s’opère un double inventer dans la part d’activité qui nous intéresse. D’une part, le Sujet apprenant invente lorsqu’il fait l’acquisition du schème en situation, et d’autre part,

47 Article Invention, p. 544, au sens B.

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lorsque le schème s’adapte à la situation (Vinatier, 2009, 55-56). Mais cet inventer n’est pas le fruit d’un raisonnement temporel. Le Sujet se trouve en situation de « précipité », métaphore chimique, ou de « surfusion », métaphore physique, c’est-à-dire d’une instantanéité de mise en sens, de l’instant de l’eurêka, fondateur comme l’est le Cogito. La métaphore du précipité nous parle d’un équilibre d’homogénéité atteinte entre des éléments hétérogènes, et la métaphore de la surfusion image une situation où toutes les conditions sont réunies pour que se produise un phénomène attendu mais qui se produit grâce à une condition hétérogène au processus. Descartes utilise deux formulations successives du Cogito, dont la deuxième pose la question de l’instantanéité. Le « ergo » déductif a disparu, pour laisser place à l’énonciation conjointe, « je suis, j’existe » qui est nécessairement et instantanément liée au penser (Descartes, 1966, 275). Je constate, je ne déduis pas. Il n’y a pas d’inférence à proprement parler. Il n’y a pas de passage balisé. Pour nous, le moment d’apprendre comme inventer, qui est bien une activité au sens de Piaget, échappe au champ de la définition analytique du schème par Vergnaud comme « ce qui engendre l’activité au fur et à mesure de son déroulement » (Vinatier, 2009, 56). Cette définition est celle du schème constitué, elle ne concerne pas une opération de la pensée qui échappe à la schématisation. Nous ne repérons aucun déroulement, cependant que nous savons bien que des invariants permettent de prélever et de sélectionner l’information pertinente, jusqu’au moment de l’induction, jusqu’à ce que surgisse un état nouveau du Sujet. Ni « adaptations locales », ni « ajustements progressifs » dans cet instant de seuil franchi entre non-savoir et connaissance incorporée. Les inférences se produisent après l’inventer du schème, elles s’intègrent au schème qui joue ainsi son rôle d’adaptation. Nous parlons ici de la part des « processus de conceptualisation de la personne humaine confrontée au réel » qui ne se réduit pas « au fonctionnement d’une pensée dite logique » (Vergnaud, cité par Vinatier, 2009,

57). Ce qui se passe dans l’induction n’est pas de l’ordre d’une compétence dans

l’activité d’apprendre, mais d’une capacité d’incorporer le résultat d’un inventer. L’induction ou l’invention ne sont pas une compétence, mais des fonctions communes de la pensée humaine. C’est ensuite, dans la suite, que l’on pourra parler de compétences, de ce qui résulte « des formes d’organisation de l’activité mises en œuvre,

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c’est-à-dire des schèmes : ceux-ci sont à la fois sous le contrôle de l’institution chargée de les transmettre et sous le contrôle du sujet individuel qui apprend » (Vinatier, 2009,

57). Le concept pragmatique de « bourrage » a été appréhendé à partir des indicateurs

que l’expert a su relever (Pastré, 1992, 41). De même, la Structure Conceptuelle de la Situation d’atterrissage comporte le concept d’ « arrondi ». C’est la notion d’arrondi qui conceptualise les indicateurs à l’œuvre dans les jugements pragmatiques faits par le pilote. Parmi ces jugements, on trouve par exemple que « C’est l’avion qui décide de se poser, pas le pilote49 ». Mais ce qui a permis au pilote apprenti d’acquérir le sens du savoir, cette connaissance embarquée, nous ne pouvons pas le nommer processus. Nous disons que ce qui a permis de réussir, notamment la toute première fois, un atterrissage, est loin de la conceptualisation de l’arrondi car cela appartient à un autre registre de l’apprendre. Nous n’avons pas demandé aux pilotes « comment », « pourquoi », « de quelle façon », ils avaient appris à atterrir, mais la question ouverte qui leur a été posée selon la méthode non-directive est bien « qu’est-ce qui vous a amené, vous personnellement, à savoir atterrir ? ». Et pour les chercheurs : « qu’est-ce qui vous a amené, vous personnellement, à savoir conceptualiser ? » Nous ne sommes, dans cette recherche, pas plus en questionnement sur des causes, des origines ou des référentiels que d’habitude dans notre pratique professionnelle de concepteur de formations. Nous sommes, grâce à la méthode utilisée, à l’écoute du cadre de référence d’autrui, afin de laisser émerger des traces d’un moment singulier d’invention dans et par le Sujet apprenant. En fait, l’inventer nous parle de l’ignorance telle que vécue par le Sujet, ce dont ce Sujet a le plus souvent fort à dire, si on lui en donne la possibilité.

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