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L’imaginaire en acte

Dans le document Apprendre comme Inventer (Page 107-112)

Chapitre I – Problématique

5. Pourquoi l’insension ?

5.1. L’imaginaire en acte

Dans la part d’interactivité du Sujet qui concerne le soi à soi, il y a l’inventer. Et on veut pour cela que l’être humain ait de l’imagination. L’imagination humaine ne forme pas des images du réel, nous l’avons dit, elle n’a peut-être même pas de faculté de former des images du tout. Pour Bachelard, l’imagination est « la faculté de déformer82 les images fournis par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les images. Il n’y a pas d’imagination, il n’y a pas d’action

imageante » (Bachelard, 1943, 7). En fait, Gaston Bachelard nous dit que l’imagination

ne fabrique pas des images, il n’y a que de la perception, des souvenirs de perceptions,

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des habitudes de perception. Il ajoute, ce qui ouvre notre débat : « Le vocable fondamental qui correspond à imagination, ce n’est pas image, c’est imaginaire. La valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire. Grâce à l’imaginaire, l’imagination est essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain l’expérience même de l’ouverture, l’expérience même de la

nouveauté. Plus que toute autre puissance, elle spécifie le psychisme humain »

(Bachelard, 1943, 7). Mais utiliser le concept d’imaginaire, c’est risquer, surtout en sciences humaines, « des raisonnements peu contrôlés dans le foisonnement des idées des chercheurs », où il est possible « de trouver des exemples pathologiques pour discréditer les sciences humaines » (Vergnaud, 2002, 32). Cependant, pour Cornelius Castoriadis, « on ne peut pas considérer les activités cognitives détachées d’autres éléments qui sont tout à fait décisifs. En tant que psychanalyste, je dirais d’abord qu’il y a un flux psychique qui est flux de représentations. Et de représentations non pas au sens du cognitivisme, c’est-à-dire de photographies que j’aurais en moi de ce qui se passe à l’extérieur et qui seraient plus ou moins adéquates ; (…) Mais la représentation, au sens qu’il y a toujours une image du monde, qui n’est pas image au sens du décalque, mais création d’un monde imaginaire à chaque moment où je parle, et imaginaire au sens fort du terme, ce qui ne veut pas dire fictif. Et cette représentation est toujours accompagnée de deux autres vecteurs, un vecteur affectif et un vecteur que j’appellerais intentionnel au sens classique du terme, c’est-à-dire désirant si on parle de l’être humain. » (Castoriadis, 1999, 67) Il y aurait donc à la fois de l’affectif et du désir dans les activités cognitives qui mettraient aussi en œuvre l’imaginaire du Sujet. Et loin d’être fictif, il s’agit de représentation de la réalité par le Sujet, qui, sauf à la considérer comme pathologique, engage de l’affectif et du désir. Il nous faut admettre que « les scientifiques se donnent des règles contraignantes concernant la méthode et l’argumentation, mais les plus grands d’entre eux ont aussi été de grands imaginatifs : cela était nécessaire pour se représenter des objets et des relations ne correspondant directement à aucune perception : Newton ne pouvait pas percevoir directement le concept de force, ni Lavoisier celui d’oxygène, ni Darwin celui d’évolution, ni Mendel celui de gène, ni Freud celui d’inconscient. (…) Les principes qui contredisent le sens

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commun sont les meilleurs témoins de la valeur épistémologique du constructivisme » (Vergnaud, 2002, 33).

L’Imaginaire comme tel

Nous allons donner de larges extraits du texte court et inédit jusqu’en 2007, écrit par Cornelius Castoriadis en mars 1968. Dès le début, dans ce texte : « L’Imaginaire comme Tel », Castoriadis pose sa thèse principale : « Nous rencontrons dans l’historie l’imaginaire comme origine continuée, fondement toujours actuel, composante centrale où s’engendrent et ce qui tient toute société ensemble et ce qui produit le changement historique. Composante à proprement parler constituante du social-historique, le plus radicalement méconnue par la réflexion théorique comme par la conscience commune, et pour cause : pour l’une comme pour l’autre, affronter l’imaginaire dans sa fonction radicale serait se priver de toute réassurance naturelle, rationnelle ou transcendante, considérer l’homme comme créativité finie et indéfinie ou illimitée, comme liberté brute dont aucun élément incorporé ne garantit le bon usage, comme pleinement responsable d’une existence qu’il n’a pas voulue comme telle lors même qu’il l’a produite et qui, pour et malgré cela, est profondément sienne. Cette réalité première est occultée lorsqu’on réduit l’histoire humaine aux effets d’un conditionnement naturel, à une adaptation progressive par le moyen des outils et de la pensée conçus comme prolongements biologiques, à un roman éducatif de la raison ou au jeu combinatoire entre éléments structuraux prétendument inaltérables » (Castoriadis, 2007, 145).

Ce qui est de l’ordre du fait, nous l’avons dit dès le début, expérimentable par chacun, c’est l’imaginaire comme dimension verticale du Sujet, qui le hausse par rapport à l’horizontalité du monde, et lui donne le pouvoir de sa perspective singulière. L’être humain use ainsi de données extrinsèques et intrinsèques : « La donnée d’une réalité, à savoir d’un sol résistant, cohérent et inépuisable ; la donnée d’un autre que la réalité, non pas négation (réelle) du réel, mais a-réalité ; celle-ci s’origine dans et est supportée par cette détermination essentielle des sujets qui est capacité d’ignorer le réel, de s’en

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détacher, de le mettre à distance, d’en prendre une vue autre que celle qui « s’impose », de lui donner un prolongement irréel, de penser à autre chose, de se représenter et de faire ce qui n’est pas donné, de faire exister le possible. Cette détermination essentielle, constitutive de l’existence humaine, est ce que j’appelle imaginaire (ou imagination) lorsque l’accent est mis sur le moment de l’activité subjective corrélative » (Castoriadis, 2007, 146).

L’insension est, dans l’apprentissage, l’acte d’user pour-soi du réel et de l’a-réel afin d’apprendre comme inventer, ce qui est le passage du Sujet singulier pour exister à la première personne.

Pour cela, il y a, selon Castoriadis, les conditions imaginaires du représentable, et les conditions imaginaires du faisable. Premièrement, les conditions imaginaires du représentable sont que « le représenté en général n’est réductible ni à un perçu, ni à un réfléchi », sinon cela voudrait dire que le représenté est une « activité originaire permanente », alors qu’il est « d’abord un faire exister pour le sujet singulier hic et

nunc ». Et comme, pour tout empirisme ou rationalisme, « toute discussion sur l’origine

du contenu de la perception ou de la pensée présuppose que l’une et l’autre existent comme représentation pour un sujet, (…) on ne voit pas ce que « expliquer », ce fait premier pour un processus physique ou logique quelconque, pourrait bien vouloir dire » (Castoriadis, 2007, 148).

Pensée et perception sont le propre de l’être humain, mais « dans la constitution de leur contenu concret intervient une composante qui n’a d’analogue dans aucun modèle connu par ailleurs, physique ou logique (…) et même dans aucun modèle imaginable. Cette composante, le moment immotivé du représenté ou imaginaire, est ce qui rend la perception irréductible à un reflet, à une saisie rationnelle d’un sensible ou à un mélange quelconque des deux. C’est elle aussi qui fait de la pensée humaine une pensée au sens plein (…). Ce qui dans la pensée humaine reste irréductible à la machine à penser, c’est la possibilité de faire surgir des éléments et des relations non prédéterminés, non définis d’avance, ignorés de la mémoire, du programme et des règles d’opération de la supposée machine » (Castoriadis, 2007, 149). L’insension n’est possible que parce que

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l’être humain use de l’imaginaire comme tel. Faut-il que le Sujet puisse le faire, c’est-à-dire se voit le faire, en tant que notre Sujet singulier, nous l’avons dit, n’est jamais seul. Il se donne à lui-même le rappel du socius, de sa nature d’animal social, inscrit dans une réalité biologique, écologique et politique.

Pour Castoriadis, deuxièmement, les conditions imaginaires du faisable ont pour première condition que « le faire humain ne serait pas faire humain et élément d’existence du social-historique, s’il était simplement automatisme logico-mécanique ou activité réflexe animale (…) Ce dont il s’agit, avec l’homme, c’est d’une part, la capacité de fournir, même hors les situations « catastrophiques », des réponses

inadéquates ; la possibilité de cette déficience, même si elle était exceptionnelle, montre

qu’un sens de finalité biologique n’est pas ici exclusif, ni même toujours dominant. Mais surtout, c’est la capacité de l’homme de donner des réponses différentes aux

mêmes situations » (Castoriadis, 2007, 149), et de s’adapter dans l’action grâce au

schème. Nous disons que cette capacité est présente chez l’ignorant en situation d’apprendre comme inventer, où il utilise ses représentations du réel et de l’a-réel pour s’adapter, agir et/ou comprendre, c’est-à-dire pour apprendre en acte. Nous savons qu’il y a beaucoup à chercher et à clarifier sur la question du passage du biologique à l’historique. Apprendre n’est pas seulement un besoin biologique, les êtres humains y vivent aussi la construction de leur histoire et leur identité. « Il n’est donc pas possible de concevoir le faire comme « application » d’une pensée. Il n’est même pas possible de le concevoir comme découlant d’une représentation préalable ». Il faut parvenir à penser le faire et le représenter comme « une bifurcation, à partir d’une racine commune impensable ». Non qu’il y ait une simple réciprocité, mais « représenter et faire incarnent de façon indivise cette modalité essentielle de l’humain, qui est : évoquer à l’existence, faire surgir, ne pouvoir être qu’en se donnant un autre terme qui est à la fois soi et non-soi, ne pouvoir être qu’en faisant être. C’est cela, l’imagination créatrice finie » (Castoriadis, 2007, 151).

L’insension est indispensable au Sujet apprenant, qui fait exister et se fait exister. L’insension est représenter et faire ; donc pouvoir être et pouvoir faire.

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« Représenter n’est pas seulement faire au sens d’une activité du sujet, c’est faire exister et c’est se faire (être) – le sujet, en dehors de ce qu’il se représente, n’étant que pure virtualité. Inversement, faire, c’est toujours représenter, non pas au sens du sujet se représentant en train de faire, mais de présenter, rendre présent, actualiser ce qui n’est pas » (Castoriadis, 2007, 151). Nous expérimentons l’imaginaire à l’œuvre dans l’insension, non seulement en soi-même comme Sujet apprenant, mais aussi comme enseignant ou formateur, qui doivent accéder à un partage du sens jailli de l’insension de l’Autre. Il ne suffit pas de chercher à préciser toujours davantage les codes syntaxiques et sémantiques, les systèmes symboliques qui s’échangent entre humains par le langage, pour y réussir. En effet, nous savons que « ce qui fait du langage humain un langage au sens fort, du système symbolique tout court un symbolisme social, c’est que les significations n’y sont pas fixes » (Castoriadis, 2007, 155).

Que ferons-nous des traces de l’insension recueillies dans les entretiens ? Nous ne chercherons pas à éliminer quoi que ce soit des traces recueillies, au nom de ce que nous considérerions comme équivoque ou ambigu. Nous avons érigé en méthode le recueil empathique de traces discursives qui sont une richesse polysémique. « Car la polysémie n’est pas seulement le sang de la poésie, mais aussi ce qui rend possible la présence dans le langage de significations vraies, c’est-à-dire non algorithmiques, c’est-à-dire qui renvoient toujours à autre chose, à partir de quelque chose. C’est dans et par la polysémie que le sens peut circuler dans le langage » Castoriadis, 2007, 158).

Avant de s’entendre, encore faut-il entendre, au risque sinon de n’entendre que soi. Ce qui n’est pas éliminable de la polysémie, sa richesse même, ne sont « pas des défauts ou des scories ». L’insension qui est un acte singulier, est constitutive de la polysémie humaine, ce que doit comprendre toute ingénierie didactique de formation.

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