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II. 1.3 1880-1970 : La séparation

II.3 Régimes de gouvernementalité des déchets

quelques mois. De plus, les déchets ont une composition matière hétérogène. Certains composants d’un produit en fin de vie ont une grande valeur et bénéficient d’un marché spontané (telles les cartes électroniques) alors que d’autres contiennent des substances polluantes les rendant coûteux à traiter (par exemple les parties plastiques contenant des retardateurs de flamme). De ce fait, l’intervention de l’État est nécessaire afin d’assurer une gestion vertueuse du déchet dans son ensemble, c’est-à-dire en valorisant les goods tout en ne délaissant pas le traitement des bads.

II.3.2 Émergence d’une politique de filière et de valorisa-

tion des déchets

Aujourd’hui, le déchet se trouve au cœur d’une politique stratégique de la ressource. Les crises géopolitiques de la matière première au cours des dernières décennies ont mo- bilisé les États européens dans une stratégie offensive de sécurisation des approvision- nements. Ainsi, on est passé d’une politique « end of pipe » à un régime de « création de valeur », en référence aux régimes de gouvernementalité décrits par Aggeri (2005).

Un traceur révélateur de ce virement stratégique est l’évolution du code de l’envi- ronnement depuis sa création en 2000 (ordonnance n° 2000-914 du 18 septembre 2000) concernant son titre IV spécifique aux déchets. En effet, le chapitre 1erdu titre IV relatif

aux déchets du code de l’environnement sera modifié par l’ordonnance n°2010-1579. Il ne s’intitulera plus « Élimination des déchets et récupération des matériaux » mais « Pré- vention et gestion des déchets ». Cette évolution de la terminologie n’est pas anodine, elle traduit un changement dans la perception de la valeur des déchets devenus un gisement stratégique. Depuis longtemps le code de l’environnement prévoit, entre autres, la mise en œuvre de plans territoriaux devant répondre à la problématique de gestion des dé- chets. Les plans qui se sont jusque-là succédés reflètent de manière fidèle les différentes politiques adoptées au cours du temps. Les premiers plans issus de la loi-cadre déchet de 1975 étaient des plans d’élimination et de gestion des déchets. Puis, en 2004 est apparu le premier “plan national de prévention de la production de déchets” (MEDDE, 2012). Ce plan a d’ailleurs inspiré la Commission européenne qui en 2008 a imposé à tous les États membres l’élaboration d’un plan national de prévention (Directive-Cadre Déchets n°2008/98/CE).

Parallèlement, le Grenelle de l’environnement, qui a consisté en un ensemble de ren- contres politiques en France en 2007 dont un atelier transversal sur les déchets, a joué un rôle majeur dans l’inflexion radicale de la politique déchet. Dans la « Loi Grenelle I » de programmation relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement (Loi n° 2009- 967 du 3 août 2009), il est établi un ensemble de mesures et en particulier des objectifs nationaux de réduction de la production d’ordures ménagères, d’augmentation du taux de recyclage matière et de réduction des quantités de déchets éliminés. Elle sera com- plétée par la « Loi Grenelle II » (Loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010) qui va entre autres étendre le principe de Responsabilité Élargie des Producteurs à d’autres flux de déchets. Le Grenelle de l’environnement a produit un véritable élan conduisant l’État à engager une politique orientée vers la prévention et le recyclage.

Ainsi, pour faire suite au plan national de prévention de 2004, les lois Grenelle et la 106

CHAPITRE II.3. RÉGIMES DE GOUVERNEMENTALITÉ DES DÉCHETS

Directive-Cadre européenne de 2008 seront pour une partie transposées en France à tra- vers « le Plan d’Actions Déchets de 2009 à 2012 » (MEDDE,2009), puis « le Programme National de Prévention des Déchets de 2014 à 2020 » (MEDDE,2014b), bien loin des seuls plans d’élimination des années 80.

C’est surtout lors de la seconde conférence environnementale de septembre 2013 que l’État français s’est véritablement « saisi du sujet de l’économie circulaire et l’a porté au plus haut niveau politique » (MEDDE,2014a). Il est alors question de l’allongement de la durée de vie des produits, de leur réparabilité, de leur éco-conception, ou de la mise en place de systèmes de consigne (MEDDE,2014b).

Un autre point fort de ce changement de régime des déchets est l’annonce en sep- tembre 2013 des trente-quatre plans industriels par le gouvernement, donnant un signal fort du retour de l’ « État stratège et planificateur au service de la réindustrialisation du pays ». L’objectif était « d’unir les acteurs économiques et industriels autour d’un objec- tif commun, de mettre les outils de l’État au service de cette ambition et de mobiliser les écosystèmes locaux autour de la construction d’une offre industrielle française nouvelle et compétitive » (Le Gouvernement,2014). L’un de ces plans industriels est le « recyclage et matériaux verts » afin de construire « la France industrielle éco-responsable ». Recy- cler devient une priorité en terme d’environnement, mais également en matière de com- pétitivité et d’emplois. Le but est de stabiliser certains secteurs cibles afin de permettre aux industriels d’avoir la visibilité nécessaire pour engager des investissements amortis- sables sur plusieurs années, et cela par un ensemble d’actions spécifiques : soutien à la R&D, amélioration de l’accès au gisement, développement de la demande de matières premières recyclées, création d’infrastructures industrielles, etc.

La politique déchet devient ainsi une politique de filière. Cette volonté de créer une fi- lière pourrait paraître évidente. Or, la notion de filière avait pour un temps disparu des po- litiques publiques lors des mouvements d’externalisations des activités, de libéralisation et de déréglementation des secteurs industriels dans les années 1980 à 2000. Ce désenga- gement de l’État dans la logique de planification, accompagnée par une mondialisation en explosion, a conduit à l’émergence de nouveaux concurrents qui ont su dominer pro- gressivement la totalité de la chaîne de valeur (par exemple les terres rares en Chine). Cette captation étrangère et progressive du tissu industriel national a entraîné une perte de savoir-faire. Ce sont alors les États Généraux de l’Automobile (2008) suivis des États Généraux de l’Industrie (2009) qui ont remis « au goût du jour la politique de filières » (BIDET-MAYERet TOUBAL,2013) afin de relancer l’économie nationale. La filière devient

alors un outil d’intervention publique permettant « d’orienter la politique économique à l’échelle régionale et nationale en mettant en évidence les potentialités et les blocages dans la coordination des interactions entre les différents acteurs pour produire, transfor- mer ou commercialiser un produit ».

À partir du début du XXIèmesiècle, la prise de conscience de la dépendance de l’Europe

à l’importation d’un grand nombre de matières premières, devenues indispensables à l’activité économique, a également suscité un changement stratégique de politique. C’est notamment en novembre 2008, que la Commission européenne a proposé une première approche cohérente et globale pour répondre au défi des matières premières. Cette po- litique est décrite dans un document stratégique intitulé « Initiative matières premières : répondre à nos besoins fondamentaux pour assurer la croissance et créer des emplois

CHAPITRE II.3. RÉGIMES DE GOUVERNEMENTALITÉ DES DÉCHETS en Europe » (Commission européenne,2008). Puis, en février 2011, la Commission euro- péenne a décidé de renforcer cette stratégie avec un second plan d’actions pour « Relever les défis posés par les marchés des produits de base et les matières premières » (Commis- sion européenne,2011). Ce second plan a été fondé sur le triptyque : accès équitable et non discriminatoire aux matières premières sur les marchés globaux; meilleure exploita- tion des ressources disponibles en Europe; réduction de la demande par un usage plus efficace des ressources et un effort de recyclage (CATINATet ANCIAUX,2011).

Dans cette optique, différentes instances ont été créées dont « the European Insti- tute of Innovation and Technology » (EIT) en 2008 qui est une instance pan-européenne unique regroupant des universités, des laboratoires de recherche et des entreprises dans le but de développer des projets communs. Pour soutenir ces projets européens, le pro- gramme de financement de la recherche et de l’innovation « Horizon 2020 » a officielle- ment démarré début 2014 doté de 79 Mds d’euros.

L’un des enjeux primordiaux des travaux menés est la sécurisation des approvision- nements en métaux dits « stratégiques ». Il s’agit de métaux devenus indispensables pour répondre à la croissance des nouvelles technologies et qui soulèvent des questions géos- tratégiques dues à la croissance des économies émergentes. Parmi ces métaux : le li- thium (pour les batteries), le platine (comme catalyseur pour les automobiles), les terres rares (dans les aimants permanents des moteurs électriques par exemple), les alliages titane-rhénium (dans les avions) ou le gallium et l’indium (dans certains types de cellules photovoltaïques). En fonction des évolutions technologiques, ces métaux critiques se re- trouvent dans le flux de Déchets d’Équipements Électriques et Électroniques qui devient ainsi une véritable « mine urbaine » à fort potentiel stratégique.

À travers cette nouvelle problématisation, la régulation de type « command and control » est difficilement opérationnalisable dans la mesure où la liste des bads et des goods est en constante évolution suivant le rythme effréné de l’innovation et des progrès technolo- giques. De ce fait, pour une juste évaluation des goods, il est nécessaire d’user d’instru- ments complémentaires aux mesures d’interdiction ou aux objectifs d’émissions. Pour ces raisons, la politique de responsabilisation s’avère être un principe intéressant per- mettant d’impliquer les acteurs économiques proches des réalités industrielles et sen- sibles aux fluctuations du marché (COGLIANESEet collab.,2004). La Directive-Cadre eu-

ropéenne sur les Déchets de 2008 a été en cela un acte fondateur reprenant et affirmant les orientations majeures de la politique de gestion des déchets en inscrivant au niveau européen le principe de « pollueur-payeur », de proximité et de responsabilité élargie du producteur. Par ailleurs, elle pose les bases d’un processus de sortie du statut de déchets, ainsi qu’elle énonce la hiérarchie de traitement des déchets (i.e. prioriser la prévention de la production de déchets avant le recyclage, puis préférer ce dernier à la valorisation, pour enfin se tourner en dernier lieu vers l’élimination).

Chapitre II.4

Justification d’une approche par les

communs

II.4.1 La question du déchet en tant que commun

L’analyse historique précédente révèle qu’au fur et à mesure des crises environnemen- tales, une prise de conscience généralisée a permis de placer le déchet comme ressource stratégique. Le déchet est ainsi entré dans le cadre des communs mais de manière par- ticulière au sens où il traite d’une problématique large (tel le climat) qui affecte tout le monde. Le but n’est pas de « préserver » la ressource (tel que pour les communs naturels), ni « d’enrichir » une base de données (tel que pour les communs de la connaissance) mais de « valoriser » les déchets pour leur donner une seconde vie et limiter l’utilisation de ressources vierges. Une réponse collective est nécessaire pour répondre à cette problé- matique commune qui menace l’environnement et la santé humaine. Le déchet est ainsi devenu un bien commun à valoriser. C’est à la fois un "mal" commun dans le sens où il peut contenir des substances polluantes nocives à neutraliser, tout en étant une ressource de valeur économique.

L’avènement du paradigme de l’économie circulaire permet d’aller plus loin en prô- nant les valeurs sociales et environnementales du déchet. En effet, les activités autour du déchet permettent de créer de nouveaux emplois qui sont locaux et qui permettent de soutenir l’insertion par le travail. Des lieux se créent également où les gens se retrouvent pour partager une activité de valorisation du déchet (par exemple les repair cafés, lieux ouverts pour venir réparer un objet avec l’aide de la communauté). De plus, le déchet ouvre un imaginaire que certains exploitent à des fins artistiques dans le but souvent de questionner la société de consommation. C’est le cas par exemple du mouvement « Mertz » créé par le peintre-sculpteur allemand Kurt Schwitters (1887-1948) par lequel il cherche à s’approprier les rebuts de la société industrielle et urbaine à travers des pro- cédés de collage (Merzbild I, le Psychiatre, 1919, assemblage, Malborough-Gerson Gallery, New York). Ou encore du sculpteur-peintre et plasticien franco-américain Arman (1928- 2005) avec sa fameuse série Poubelles commencée en 1959 où il expose l’"accumulation" de la société d’abondance; ainsi que de son ami sculpteur français César (1921-1998) avec sa série de voitures compressées (à partir des années 60) qui se veut être un défi à la so- ciété de consommation (Suite milanaise, 1998). Il existe une profusion d’artistes exerçant de cette manière. Pour finir, citons seulement les artistes britanniques Tim Noble et Sue Webster qui jouent habilement avec notre perception faisant surgir d’un tas de débris à priori sans valeur, l’ombre de scènes réalistes (Dirty White Trash [with Gulls], 1998, cf. fi-

CHAPITRE II.4. JUSTIFICATION D’UNE APPROCHE PAR LES COMMUNS