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I.1 Limites des théories classiques de la régulation

I.1.3 Hégémonie de la pensée individualiste au détriment de l’action collective

Que ce soit dans les théories économiques standards ou du droit, la recherche de la responsabilité individuelle a souvent prévalu, mettant en avant des mécanismes (droits de propriété, sanctions, régulation) ayant pour but d’accroître les responsabilités légales des individus et l’impératif des entreprises à rendre compte ou à rendre des comptes à la société (ACKERMANet STEWART,1985;SACHS,2006).

Cette individualisation du problème et de la recherche de sa solution a un sens dans les situations relativement simples où l’incitation à l’innovation individuelle conduira ef- fectivement à l’émergence d’alternatives durables. En revanche, la complexité des pro- blèmes environnementaux contemporains rend caduc une telle simplicité d’approche. "La question n’est plus tant de définir une réglementation adaptée à un problème claire- ment identifié et de sanctionner ensuite les contrevenants, que d’amener des pollueurs à inventer collectivement de nouvelles solutions à un problème mal cerné pour lequel les voies d’exploration possibles sont multiples" (AGGERI,2000).

Or, le tropisme de l’incitation individuelle préconisé par la réglementation classique et les mécanismes économiques n’encouragent pas la recherche collective de l’innova- tion. En effet, la vision économiste classique de l’innovation se forme autour du génie d’un individu clé et isolé qu’est l’entrepreneur, introduit par l’économiste Joseph Schum-

CHAPITRE I.1. LIMITES DES THÉORIES CLASSIQUES DE LA RÉGULATION peter (1934). Cette approche « traditionnelle » a été poursuivie par les travaux d’Arrow (1962) dans lesquels le processus d’innovation évoque l’image « d’une course opportu- niste au brevet par quelques investisseurs isolés » (COHENDETet collab.,2010). Dans ces

approches, l’innovation est caractérisée principalement en termes de produits et de pro- cessus et concerne en particulier l’innovation technologique isolée à une firme.

De plus, les mécanismes classiques réglementaire et de marché encouragent égale- ment une vision de court terme en contradiction avec les enjeux environnementaux étu- diés à une échelle de temps long. En effet, dans les premières démarches réglementaires classiques, la politique environnementale était à dominante « hygiéniste » (AGGERI,2000)

où la dégradation de l’environnement était une menace pressante à régler dans l’urgence. À l’inverse, les problématiques environnementales plus récentes sont caractérisées par des degrés d’incertitude, d’inconnu et de complexité extrêmes, nécessitant d’importants coûts d’investissement et de concevoir la rentabilité sur le temps long. C’est pourquoi les risques encourus peuvent difficilement être assumés par un seul acteur. Une action collective est ainsi nécessaire afin de partager les coûts, de mutualiser les efforts, de per- mettre des synergies en matière de technologies, de ressources et de compétences et cela inscrit dans un temps long. Ainsi, depuis les années 2000, avec l’émergence de la prise en compte des générations futures dans la politique environnementale par le biais du déve- loppement durable, l’inscription du temps long dans le processus d’innovation devient un objectif principal (AGGERI,2000).

Par la suite, des travaux plus récents en sciences sociales font relativement consen- sus sur un attrait pour la dimension collective de l’innovation dans les situations com- plexes (NTSONDÉ,2016). Certains auteurs se penchent alors sur les conditions favorables au développement d’innovation collective. Selon Cohendet (2010), « le processus d’inno- vation collective est dépendant du contexte » et impose de ce fait la mise en place d’un environnement favorable (DUBOIS et collab., 2014). L’environnement peut consister en lieux divers permettant le développement de l’apprentissage collectif telles les commu- nautés de connaissance de Michel Callon (2001), et par l’intégration des parties prenantes (BLEISCHWITZet collab.,2004). Or, le conditionnement individualiste des acteurs écono- miques, encouragés par un libre-marché, n’est pas adapté à l’émergence de lieux de créa- tion collective, notamment du fait de la prééminence de la politique de concurrence qui engendre et renforce une forme de rivalité permanente et exacerbée (HAROCHE,2010).

La politique générale de concurrence de l’Union européenne est définie dans les ar- ticles 101 à 109 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (versions conso- lidées du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union eu- ropéenne 2012/C 326/01) en collaboration avec les autorités nationales. Elle a pour but d’assurer la protection des consommateurs et l’efficacité économique en luttant contre les effets de concentrations et la concurrence faussée et déloyale. La mise en concurrence a un sens réel dans un marché établi, où les acteurs et les produits ou services sont bien identifiés. Le respect de ce principe assure alors une offre optimale et une équité d’en- trée sur le marché entre acteurs économiques. En revanche, cette politique s’accorde mal dans le cas où un marché stratégique est à concevoir, où les besoins d’investissements se négocient sur le long terme ainsi que les capacités de recherche. Cette politique nie la possibilité de mettre en place des politiques industrielles environnementales ambitieuses dans lesquelles la coopération vaut souvent mieux que l’hyperconcurrence (DARDOTet

LAVAL,2010). En clair, le paradigme de l’hyperconcurrence est difficilement compatible

CHAPITRE I.1. LIMITES DES THÉORIES CLASSIQUES DE LA RÉGULATION avec l’émergence d’innovations collectives.

Un exemple concret est la procédure des appels d’offres préconisée par la Commis- sion européenne. Elle doit être ouverte à tous et le contrat limité dans le temps. Ces condi- tions fragilisent les accords entre clients et fournisseurs. En effet, un fournisseur ne se lancera dans de lourds investissements qu’étant assuré de la durée du contrat avec son client. L’investissement est un risque et la confiance de chacun dans leurs engagements en est un levier.

Ainsi, outre le besoin d’espaces de création collective, l’innovation collective passe nécessairement par une coopération accrue entre acteurs, une vision commune dans la durée et l’établissement de relation de confiance (CLAUSS,2012). Or, la théorie classique de la stratégie dans un marché concurrentiel repose selon Porter sur l’acquisition d’un avantage concurrentiel en se différenciant de ses concurrents par l’innovation technolo- gique (1985). Cette approche de la stratégie conduit au sacre du secret industriel et à la grande méfiance entre acteurs économiques qui font obstacles à la recherche collective de solutions nouvelles. Michel Callon, en proposant l’idée de communautés de connais- sance, cherche à concevoir un modèle de production collective de la connaissance dans lequel un groupe d’individus acceptent d’échanger volontairement et régulièrement sur des sujets ou des objectifs d’intérêt commun dans un domaine de connaissance spécia- lisé donné (BOLAND JR et TENKASI, 1995). Certains parlent d’écosystèmes de l’innova-

tion, empruntant la métaphore au domaine biologique, qui traduit la “dynamique des connaissances” qui s’appuie sur “une synergie entre les êtres humains et les machines intelligentes” (MERCIER-LAURENT,2011). La logique d’innovation traditionnelle est ainsi

dépassée par la préférence pour une innovation ouverte et la volonté d’abattre des cloi- sons (NTSONDÉ,2016).

Dans ces communautés, ce qui prime est la confiance mutuelle. Celle-ci peut être vic- time des pulsions du marché, où la course à la concurrence pousse à se tourner toujours vers le plus offrant et à rompre des engagements, mais également d’une « injustice » ré- glementaire trop rigide. En effet, les mesures réglementaires classiques ex ante peuvent détruire des dynamiques collectives et ainsi devenir une menace pour les acteurs qui, de ce fait, se détourneront du projet. La réglementation doit pouvoir soutenir l’apprentis- sage collectif et de ce fait l’innovation (JÄNICKEet JACOB,2005). Ainsi, cela exige une co-

évolution entre politiques publiques et initiatives privées qui ne peut se concevoir qu’en continu (BLEISCHWITZet collab.,2004). Un exemple déjà évoqué est celui du statut du dé-

chet qui, si défini de manière trop rigide et figée, peut devenir un obstacle à l’innovation sur la valorisation des déchets.

Enfin, les régulations classiques de type « hiérarchique » ou de marché laissent émer- ger des « passagers clandestins » et des conflits d’intérêts économiques ou de pouvoir qui sont également des obstacles à toute construction collective.

En somme, les modes de régulations classiques de type « command and control » et de marché contiennent des défaillances intrinsèques à leur nature, particulière- ment visibles dans les situations d’incertitude et de grande complexité dans lesquelles l’action interventionniste ne peut être déterminée à l’avance. Les externalités liées à

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la problématique des déchets sont nombreuses, imprévisibles et évolutives dans le temps. En effet, la politique de gestion des déchets peut dépendre de nombreux fac- teurs, tels que les développements technologiques, les transformations des marchés, des chocs externes, etc. De ce fait, l’État est limité par un manque de connaissances et de moyens pouvant conduire à des mesures injustes ou mal calibrées. En effet, « compte tenu du niveau d’incertitude, de la complexité des problèmes d’environ- nement et de la distribution des savoirs entre de nombreux acteurs, les pouvoirs publics n’ont plus les moyens, ni les connaissances suffisantes, pour construire unilatéralement le cadre réglementaire » (AGGERI, 2000). Quant à la régulation par

les mécanismes de marché, celle-ci répond difficilement à la préservation des biens publics et profite principalement aux acteurs opportunistes sachant tirer avantage des mécanismes de marchandisation par l’offre et la demande. À ces défaillances s’ajoute un tropisme de l’incitation à l’action individuelle, d’une vision de court terme résultant d’un manque de coopération durable entre les acteurs, situation non adaptée au besoin d’innovation dans l’inconnu.

Pour répondre à ces défaillances de la régulation classique, de nouvelles formes de gouvernance ont émergé, où « il ne s’agit pas seulement de contraindre et de négocier, mais d’inciter, de guider, de coordonner, de convaincre, d’éduquer, etc. » (AGGERI,2005). Cette nouvelle raison gouvernementale repose sur des formes de co-

régulation ou encore de régulation hybride, qui sont des formes d’actions collectives et de confiance réciproque entre acteurs publics et privés de manière à joindre leurs atouts respectifs et accroître leur légitimité d’action. Dans cette approche, il s’agit à l’État de partager la conduite politique (DUBUISSON-QUELLIER,2016) : soit en laissant

une place majoritaire à la régulation volontaire et privée (les critiques d’un tel mode sont un manque de légitimité, de transparence et d’efforts réels), soit en déléguant de manière stricte des compétences de régulation (cependant il y a un risque d’accroître le sentiment d’obscurantisme et de gouvernance technocratique) ou soit en privilé- giant une forme hybride entre spécification réglementaire et liberté de manœuvre (tel un processus de responsabilisation).

Chapitre I.2

Les théories institutionnelles et la

nouvelle gouvernance : transformation

des relations régulateurs/régulés