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I.1 Limites des théories classiques de la régulation

I.2.2 Les différentes formes de co-régulation

I.2.2.1 Forme de privatisation

Il peut s’agir d’une forme de privatisation pure de la conduite politique où ce sont des agences privées qui prescrivent à la société leurs normes et pratiques (telles que les normes ISO). Ce modèle a conduit au remplacement des modes de contrôle public par des systèmes d’audits indépendants privés d’expertise technique et scientifique (POWER,

1997). Ces formes permettent à l’État d’importantes économies en matière de surveillance et de contrôle. Toutefois, l’indépendance des agences privées et leur transparence d’ac- tion peuvent être contestées, ce qu’a démontré l’affaire Enron développée plus loin.

D’autre part, dans un système privatisé, l’actionnaire obtient une place de premier plan au détriment de la qualité du service fourni à la population. Tel est notamment le cas lorsqu’il s’agit de privatiser des entreprises intervenant dans une industrie dite de "service public", souvent caractérisée par l’existence d’un monopole naturel. Peuvent alors émer- ger des effets d’aubaine encouragés par l’objectif ultime de profitabilité dans un marché généralisé.

L’exemple le plus formateur est le scandale Enron (ancienne entreprise texane de pro- duction et de transport de gaz) qui a largement profité de la déréglementation du marché de l’énergie avec le développement de son activité de courtage à caractère spéculatif. Rien d’illégal, avant que cette course aux profits ne pousse l’entreprise à “gonfler” artificielle- ment sa valeur boursière via des techniques comptables frauduleuses par la création de sociétés offshores et des montages financiers complexes. S’ajoute à cela, la complicité du cabinet d’audit Andersen accusé d’avoir détruit des documents compromettants avant une enquête de la Security Exchange Commission (le gendarme de la bourse américaine). Cette affaire a conduit, fin 2001, à la faillite de la société, et dans son sillage au démantè- lement du cabinet d’audit.

CHAPITRE I.2. LES THÉORIES INSTITUTIONNELLES ET LA NOUVELLE GOUVERNANCE

I.2.2.2 Forme de délégation

Une autre forme est la Délégation de Service Public (DSP). Il s’agit d’un contrat ad- ministratif “par lequel une personne morale de droit public confie la gestion d’un service public dont elle a la responsabilité à un délégataire public ou privé, dont la rémunération est substantiellement liée au résultat de l’exploitation du service" (loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 dite loi MURCEF, article L.1411-1 du Code général des collectivités terri- toriales)5.

À la différence des marchés publics dans lesquels le paiement est intégral, immédiat et effectué par l’acheteur public, le point fondamental dans la DSP est que le délégataire se rémunère sur l’exploitation du service. En matière de traitement des déchets ménagers et assimilés, 16% des installations sont en DSP en France et 38% résultent de marchés pu- blics6. Toutefois, la procédure de lancement de la DSP reste similaire à celle d’un marché public qui est fondée sur les principes de liberté d’accès à la demande publique, d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures. Ces principes visent à évi- ter tout favoritisme et à permettre à toute entité de répondre à une DSP sous conditions d’en montrer les capacités.

Aussi la DSP est-elle un contrat administratif entre deux entités dans lequel le critère de délégation principal est la capacité du délégataire à assurer dans de bonnes conditions le service public que l’on souhaite déléguer. Des avantages sont l’appui sur le savoir-faire industriel et le contrôle exercé par la collectivité. En revanche, la rédaction de ce type de contrat en matière de traitement des déchets peut poser de grandes difficultés aux collectivités, ce qui a d’ailleurs conduit l’agence de l’environnement à publier un guide d’accompagnement (ADEME,2015a). En effet, les collectivités ont en particulier des dif- ficultés à fixer à l’avance les objectifs adéquats ainsi qu’à anticiper l’ensemble des problé- matiques pouvant apparaître tout au long de la durée du contrat.

D’autre part, dans ce schéma, la nature du délégataire et son rapport avec le service à réaliser ne sont pas pris en compte. De ce fait, la DSP est une procédure adaptée lorsque le besoin de service public n’est pas la résultante d’externalités dues à une activité écono- mique. Effectivement, lorsque le service public est un besoin fondamental indispensable à la vie en société et que le seul objectif d’une mise en place d’une DSP est précisément la réalisation efficace du service (par exemple la garantie d’accès à un transport public), alors la procédure de la DSP permet de sélectionner un délégataire légitime qui répondra de manière optimale à cet objectif. En revanche, si le besoin de service public existe du fait de la présence d’externalités, qu’il est nécessaire de gérer, alors cette forme de DSP ne permettra pas d’inciter les acteurs économiques responsables des externalités à mo- difier leur comportement. En réalité, dans une telle situation la co-régulation doit avoir une double fonction : assurer le service public, tout en incitant les acteurs à la source des externalités à modifier leurs pratiques.

On voit ainsi que la difficulté opérationnelle de la co-régulation est la mise en place d’un système hybride conciliant les intérêts économiques et environnementaux. Nous verrons que pour cela il est intéressant de considérer l’implication et la responsabilisa-

5. Il existe d’autres montages juridiques pouvant s’apparenter à une forme de délégation, tels que les marchés publics.

CHAPITRE I.2. LES THÉORIES INSTITUTIONNELLES ET LA NOUVELLE GOUVERNANCE tion des acteurs économiques directement concernés par la réglementation environne- mentale.

I.2.2.3 Forme de co-régulation responsabilisante

En effet, notre étude empirique a révélé un autre modèle dans lequel l’État peut vou- loir créer, de manière ciblée et contrôlée, une forme de co-régulation. Il s’agit de susciter une action collective créatrice, fondée davantage sur la coopération que sur la concur- rence. Or, la coopération étant “une forme morale dont les principes fondamentaux sont l’engagement et la responsabilité” (BOIDINet collab.,2009, chap.5), il s’agit plus spécifi-

quement de rendre responsable les acteurs régulés par un État déterminé et agissant, en instrumentant les formes précédentes de régime de gouvernement (EWERTet MAGGETTI,

2016). Levi-Faur (2011) identifie ainsi des modes "d’auto-régulation forcée” ("enforced

self-regulation") ou de “méta-régulation” ("meta-regulation") dans lesquels le gouvernant

oblige le gouverné à participer aux activités de régulation dans un cadre réglementaire fixé à l’avance qu’il soit négocié ou non. Dans ce schéma, il ne s’agit pas de contrat dans lequel l’État délègue le service public à un acteur sélectionné par appel d’offres (telle la DSP) mais l’État créé une obligation de gestion du service public à l’égard des acteurs éco- nomiques directement concernés. Ces acteurs ont ensuite la liberté de s’organiser afin de répondre à leurs nouvelles obligations le plus efficacement possible.

En somme, dans cette forme hybride l’État cherche à rendre responsable les acteurs privés à travers un cadre institutionnel afin que les agents économiques proposent des solutions nouvelles tout en respectant le cadre réglementaire fixé au préalable, qui peut être négocié et évoluer par la suite. Ces notions de responsabilité et d’engagement sont des concepts clés dans la compréhension de cette forme de co-régulation.

La responsabilité étant un terme vaste et complexe (NEUBERGet collab.,1997) et qui

a beaucoup évolué au cours du temps (RICOEUR, 1994) en concomitance avec le mou-

vement d’individualisation de la société qui fonde le référentiel démocratique contem- porain (SALLES, 2009), il est important de s’y intéresser de plus près (ce qui est l’objet

du chapitre suivant). Nous reviendrons également plusieurs fois sur la problématique de l’engagement.

Chapitre I.3

La responsabilité

I.3.1 Évolution de la notion de responsabilité : de l’imputa-

tion individuelle à une forme de socialisation

Étymologiquement le mot «responsable» apparaît dans la langue française en 1284 : «le responsable est le sponsor, celui qui se porte caution», c’est «se porter garant» (NEU- BERG et collab., 1997, p.64). Ainsi «être responsable, c’est prendre sur soi la dette d’un

autre dans une relation qui engage un tiers». Quant à elle, la notion de «responsabilité» a émergé au XVIIIèmesiècle en France, ainsi qu’aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Dans

le langage anglo-saxon, il s’agissait de demander au gouvernement en place de «rendre des comptes» au sens d’ «accountability», une notion très difficile à traduire en français (LEVILLAIN,2013). La responsabilité est en réalité une notion très complexe qui est inves-

tie d’une pluralité de sens. Son usage explose au XXèmesiècle ainsi que son champ d’étude

dans des domaines variés (juridique, politique, moral, philosophique).

En français, de manière courante le terme de responsabilité renvoie davantage à la no- tion historique et juridique de l’"imputation", où il s’agit de désigner le coupable afin qu’il réponde de sa faute (RICOEUR,1994). Cette approche suppose un lien direct entre le cou-

pable de la faute et les dommages causés permettant à la justice d’appliquer la sanction adaptée et rendant le coupable responsable de son action. Dans le Droit de la responsa- bilité civile traditionnel, le fait générateur est fondé sur la faute (disposition de l’article 1382) et le préjudice réparable doit être certain (déjà subi et prouvé), direct et déterminé (doit pouvoir être évalué).

Avec la révolution industrielle et la multiplication des accidents du travail, ce lien entre le coupable et le dommage s’est dissout rendant les catégories juridiques du Code civil de 1804 inadaptées (EWALD,1986[ROSANVALLON,2015, p.22]). L’industrialisation conduit à

une dépersonnalisation des victimes et des coupables (CABIN,1997). L’origine de la res-

ponsabilité repose alors moins sur la faute que sur le risque. C’est ainsi que des méca- nismes assurantiels de solidarité se sont développés par l’analyse statistique (GODARD,

1997), instaurant un régime assurantiel en France et conduisant à une forme de sociali- sation du système de responsabilité (RICOEUR,1994). L’assurance et le dédommagement

vont alors progressivement remplacer la recherche et la punition des coupables (NEU- BERG et collab., 1997, p.11). On est passé «d’une gestion individuelle de la faute à une

gestion socialisée du risque» (ENGEL,1993, p.16).

CHAPITRE I.3. LA RESPONSABILITÉ