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Réformer le statut juridique des femmes mariées et les régimes matrimoniaux

3.1 La « période juridique » : 1963 à 1971

3.1.1. Réformer le statut juridique des femmes mariées et les régimes matrimoniaux

En 1961, le gouvernement libéral de Jean Lesage met sur pied la Commission de révision du Code civil, ou Bureau de révision du Code civil, sous la présidence de M. André Nadeau11. La Commission procède notamment à un examen de la capacité juridique

de la femme mariée qui conduit à la rédaction du Rapport Nadeau sur la condition

juridique de la femme mariée en 1963. Une deuxième section du rapport portant plus

spécifiquement sur les régimes matrimoniaux reste à venir. Le rapport, une fois publié, donnera forme au projet de loi 16, soutenu par la ministre libérale Claire Kirkland Casgrain, qui modifie en profondeur le statut légal de la femme mariée, mais laisse temporairement de côté la question des régimes matrimoniaux12. De l’avis de la ministre,

9 Ibid.

10 Tel que présenté dans le premier chapitre, la commission regroupe 5 membres : Thérèse Casgrain, Alice

Desjardins, Réjane Laberge-Colas, Pierrette Moisan et Monique Coupal. Voir chapitre 1, section 1.1.2 : « Thérèse Casgrain : une militante féministe à la Ligue des droits de l’« Homme » ».

11 La mise en place de cette commission fait suite à l’adoption, en 1955, de la Loi concernant la révision du

Code civil par l’Assemblée législative du Québec. Cette loi prévoyait notamment la nomination d’un juriste devant mettre sur pied un projet de modification du Code civil. Un premier réviseur du Code, Thibodeau Rinfret, sera nommé sous Maurice Duplessis. Néanmoins, il faut véritablement attendre la nomination d’André Nadeau, sous le gouvernement de Jean Lesage, pour que des changements importants se fassent sentir. Sylvio Normand, « La Révision du Code civil », Revue de droit de McGill/McGill Law Journal, 39 (1994), p. 830-831.

12 En effet, la question de la modification des régimes matrimoniaux n’est pas abordée dans la première

tranche du rapport publié en 1963. Claire Kirkland Casgrain, première femme député au Québec, choisira de ne pas attendre la deuxième tranche du rapport Nadeau devant porter spécifiquement sur les régimes matrimoniaux pour faire adopter le projet de loi 16 qui consacre l’égalité de la femme mariée devant la loi. La ministre soutient qu’au tournant des années 1960, la majorité, 60 à 70 %, des femmes québécoises sont déjà mariées sous le régime de la séparation de biens, ce qui leur permettrait d’acquérir la capacité de poser tous les actes civils et de disposer de tous leurs biens matériels. Tiré de l’allocution de Claire Kirkland-Casgrain des débats en deuxième lecture de l’Assemblée nationale, (11 février 1964). Dans Réal Bélanger, Richard

l’adoption du projet de loi 16 permettrait de mettre fin à l’incapacité juridique de la femme mariée puisqu’il reconnaît aux femmes le droit d’être autonomes à l’intérieur du mariage. Elles peuvent dès lors exercer diverses responsabilités légales, et notamment : intenter un procès, être exécutrices testamentaires, et exercer des transactions courantes sans la signature de leur mari13.

Malgré tout, le rapport Nadeau et le projet de loi 16 sont la cible de plusieurs critiques qui dénoncent les limites des avancées proposées. C’est le cas des militantes de la LDHQ et plus particulièrement de Thérèse Casgrain et des femmes qui s’impliquent avec elle au sein de la commission de la Ligue chargée d’analyser et de critiquer le rapport Nadeau. Selon ces militantes :

[À] l’instar d’un rapport antérieur de la Commission des droits civils de la femme, en 1930, le présent rapport [Nadeau] demeure timide dans ses conclusions. Il semble que le législateur québécois, chaque fois qu’il a décidé d’étudier la question du statut juridique de la femme mariée, a finalement adopté un texte dont l’insuffisance ne fait aucun doute et dont le caractère désuet est manifeste avant même son adoption. […] Il est très important aujourd’hui, d’ajuster le droit aux faits [souligné dans le texte], et d’adopter des cadres juridiques conformes à la réalité, et sans demi-mesure. Jusqu’ici la loi a maintenu la femme mariée dans un état d’incapacité juridique qui ne cadre pas avec les nécessités de la vie moderne.14

Les militantes de la LDHQ font part de leurs critiques au gouvernement dans un rapport reprenant les grandes lignes des réformes proposées. D’une part, elles estiment que les modifications du Code civil envisagées dans le rapport Nadeau ne reconnaissent pas suffisamment l’autorité parentale des femmes mariées15. Les propositions du Rapport

Nadeau substituent la notion de puissance maritale à celle du mari, chef de la famille, Jones et Marc Vallières, Les grands débats parlementaires, 1792-1992, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1994, p. 414 à 417.

13 Collectif Clio, L’histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, 2e édition, Montréal, Le Jour, 1992

(1982), p. 442-443.

14 LDHQ, Commission des droits de la femme, décembre 1963 [dossier « 24P7b-1 », fonds de la Ligue des

droits et libertés. A.-UQAM].

15 S.A., « La Ligue des Droits de l’Homme réclame un RÉGIME MATRIMONIAL adapté aux exigences

d’une société moderne », Le Devoir, (Montréal), 29 janvier 1964, [la page n’est pas indiquée]. S. A., « La femme mariée québécoise, son nouveau statut juridique », La Presse, (Montréal), 28 janvier 1964, [la page n’est pas indiquée]. Ces deux articles sont tirés d’un dossier des archives de la Ligue : LDHQ, Commission des droits de la femme, 1964 [dossier « 24P7b-1 », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-UQAM].

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exerçant sa fonction dans l’intérêt commun du ménage et des enfants. Néanmoins, bien que la modification du Code civil permette à la femme de collaborer avec son mari pour assurer la direction morale et matérielle de la famille, elle ne peut remplacer le mari dans sa fonction de chef de famille que s’il est hors d’état de manifester sa volonté. Pour les militantes de la LDHQ, ces dispositions, même si elles atténuent la notion de puissance maritale, ne la font pas vraiment disparaître. Aussi, suggèrent-elles plutôt de consacrer la notion de puissance parentale à laquelle pères et mères participent en égaux. D’autre part, les militantes critiquent également le fait que le mari conserve le droit de fixer la résidence conjugale, la femme n’étant autorisée à en choisir une autre que dans les cas de danger d’ordre physique ou moral. Aux yeux des militantes, cette disposition perpétue un lien de subordination direct16.

La principale critique des militantes de la LDHQ vise finalement le maintien des régimes matrimoniaux qui ne sont pas modifiés dans le projet de loi 16. Selon le rapport Nadeau, « la femme mariée a la pleine capacité juridique, quant à ses droits civils, sous la seule réserve de restrictions dérivant du régime matrimonial et de la loi »17. Pour les

militantes de la Ligue, cette disposition reste problématique dans un contexte où, de leur avis, beaucoup de Québécoises seraient toujours mariées sous le régime de la communauté de biens que le mari contrôle dans la plupart des cas. Les militantes de la Ligue demandent donc à ce que les régimes matrimoniaux soient révisés parallèlement aux travaux sur le statut juridique de la femme mariée. Elles soutiennent qu’il est illusoire de proclamer la pleine capacité juridique à la femme mariée sans adopter le régime légal de la séparation de biens en vertu duquel chaque conjoint conserve la gestion de son patrimoine et de ses biens sans requérir le consentement de l’autre18. Cette position sera également partagée par

l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS), par la Voix des femmes du Québec, par l’Association des femmes de carrière de la province de Québec et par la Fédération des Femmes du Québec (FFQ), tel que mentionné dans le deuxième chapitre19.

16 LDHQ, Commission des droits de la femme, décembre 1963 [dossier « 24P7b-1 », fonds de la Ligue des

droits et libertés. A.-UQAM].

17 Ibid. 18 Ibid.

19 Voir Chapitre 2, section 2.1.2 : « Militantes de la LDHQ et militantes féministes : donner à la femme

Une fois le rapport de la Ligue publié, son président, Alban Flamand, interpelle directement plusieurs membres du gouvernement, notamment Jean Lesage et Claire Kirkland-Casgrain20. Il diffuse également les prises de position des militantes de la Ligue

auprès de la population, notamment par des communiqués de presse, des articles publiés dans plusieurs journaux, et dans le cadre d’entrevues à diverses émissions de radio et de télévision21. La loi 16 est finalement adoptée en 1964 sans qu’aucune des critiques des

militantes de la LDHQ n’aient été prises en compte. Loin de baisser les bras, les militantes de la LDHQ continuent de faire pression sur le gouvernement pour que soient modifiés les régimes matrimoniaux. Thérèse Casgrain s’implique toujours dans le dossier avec les militantes de la Commission des droits de la femme issue de la Ligue. De nouveaux membres de la LDHQ se mobilisent également autour de cette question, notamment Jacques Brossard, Olivier Prat et Jacques Bellemare, tous juristes de profession. La question des régimes matrimoniaux génère tout de même des tensions entre les militants et les militantes de la LDHQ. Dans un rapport faisant état de l’avancement des travaux, Thérèse Casgrain souligne ainsi que :

L’attitude de la Ligue sur ce sujet, va de la prudence à la circonspection vu les différents qui se sont manifestés […]. Me Hurtubise et le Père Labrosse favorisent la société préconisée par les codificateurs alors que la présidente [Thérèse Casgrain] et le secrétaire soussigné avec Me Jacques Bellemare, semblent pencher en faveur de la séparation de biens.22

et la condition juridique des femmes », Anita Caron, Lorraine Archambault et. al., dir., Thérèse Casgrain : une femme tenace et engagée, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1993, p. 97-98.

20 Lettre du premier ministre à Alban Flamand, Rapport de révision du Code civil du Québec et bill 16 sur les

régimes matrimoniaux, 29 janvier 1964 [dossier « 24P7b-1 », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.- UQAM].

21 Des articles seront publiés dans La Presse et dans Le Devoir, respectivement les 28 et 29 janvier 1964.

S.A., « La Ligue des Droits de l’Homme réclame un RÉGIME MATRIMONIAL adapté aux exigences d’une société moderne », Le Devoir, (Montréal), 29 janvier 1964, [la page n’est pas indiquée]. S.A., « La femme mariée québécoise, son nouveau statut juridique », La Presse, (Montréal), 28 janvier 1964, [la page n’est pas indiquée]. Alban Flamand participe également à deux émissions de radio à CKLM, soit ″Les 400 coups″ et ″Les Belles vs. Le Bel″, ainsi qu’à une émission de télévision à Télé-métropole, dont le titre n’est toutefois pas précisé. LDHQ, Commission des droits de la femme, décembre 1964 [dossier « 24P7b-1 », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-UQAM].

22 LDHQ, Conseil d’administration, 16 novembre 1966 [dossier « 24P-162 : 02/1 », fonds de la Ligue des

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Malgré tout, la Ligue continuera de favoriser l’adoption du régime légal de séparation de biens. Elle présentera d’ailleurs à nouveau ses recommandations dans un rapport présenté au gouvernement québécois en 1966, au moment de la parution du nouveau projet de réforme des régimes matrimoniaux23. Tel que mentionné dans le deuxième chapitre, le

rapport de la Ligue sera notamment cosigné par, la Voix des Femmes du Québec, l’Association des diplômées des universités, le Cercle des femmes journalistes, la FFQ et l’AFEAS. Il faut encore attendre trois ans, soit en 1969, avant que le gouvernement québécois adopte finalement un projet de loi visant à remplacer la communauté de biens par la société d’acquêts. Les militantes de la LDHQ qui ont continué de suivre ce dossier présentent à nouveau des recommandations conjointement à plusieurs associations féministes, soit : la Voix des femmes du Québec, les Clubs de femmes de carrières libérales et commerciales de la province de Québec, la Fédération des unions de familles, l’AFEAS, et la FFQ. Elles exhortent le gouvernement à assurer une meilleure protection à la famille en obligeant les époux à prendre ensemble les décisions importantes, notamment les actes visant à aliéner ou à hypothéquer le domicile familial24.

Au fil des années 1960, la modification des régimes matrimoniaux et du statut juridique de la femme mariée restent donc les deux principaux axes de revendication développés par la LDHQ en matière de droits des femmes. Certaines questions seront abordées parallèlement à ces dossiers, notamment la situation des veuves dans la province de Québec et la nouvelle loi sur le divorce. On trouve également dans les archives une mention du travail de la Ligue concernant les lois encadrant l’adoption au Québec. Aucune prise de position précise ou action claire sur ces dossiers n’a toutefois pu être retrouvée

23 LDHQ, Conseil d’administration, 12 décembre 1966 [dossier « 24P-162 : 02/1 », fonds de la Ligue des

droits et libertés. A.-UQAM].

24 Le principal argument de ce rapport soutient ainsi : « Qu’il s’agisse d’aliéner ou d’hypothéquer l’immeuble

servant de domicile familial, de consentir, d’annuler ou de modifier un bail au sujet de cet immeuble ou d’aliéner les meubles meublant ce domicile, le concours des deux époux devrait être absolument requis et ce, sous tous les régimes ». Déclaration commune des organisations suivantes: la Voix des femmes du Québec, les Clubs de femmes de carrières libérales et commerciales de la province de Québec, la Confédération des syndicats nationaux, la Fédération des travailleurs du Québec, la Fédération des unions de familles, l’Association féminine d'éducation et d'action sociale, la Ligue des droits de l'homme, l'Union catholique des cultivateurs, la Fédération des femmes du Québec. Québec, documents déposés en Commission parlementaire, Assemblée nationale, 1969, 3 p.

dans les documents dépouillés25. Ainsi, le programme de la Ligue en matière de droits des

femmes se limite principalement aux législations entourant l’indépendance des femmes, aussi bien économique que juridique, dans le mariage, sans que les militantes remettent en question cette institution. Par ailleurs, ces actions et ces revendications restent ponctuelles et périphériques aux principales activités des membres de la Ligue qui se concentrent sur la défense de détenus masculins et l’examen des conditions sanitaires prévalant dans les pénitenciers fédéraux et provinciaux.