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Articuler les rapports sociaux sexués aux rapports de classe

3.3 Intersectionnalité et rapports de genre à la Ligue des droits de l’homme du Québec

3.3.3. Articuler les rapports sociaux sexués aux rapports de classe

Malgré l’intégration relative des droits des femmes dans les activités et le discours des autres sous-comités de la Ligue, ses militants et ses militantes tendent, au fil des années 1970, à prendre en compte de manière plus accrue les sources multiples des inégalités vécues par les femmes québécoises. Ces réflexions seront davantage le fait des militantes de la Ligue œuvrant successivement au Comité Femme et à l’Office des droits des femmes.

L’articulation des rapports sociaux sexués aux rapports de classe dans les mandats de la Ligue découle des rencontres des militantes du Comité Femme avec plusieurs groupes féministes québécois en 1977, et dont nous avons déjà traité dans le deuxième chapitre90. En

effet, à la suite de ces rencontres, les militantes décident de porter une attention particulière aux classes sociales, et plus particulièrement à l’impact du capitalisme dans la vie des femmes. Dans leurs documents de travail, elles soulignent d’ailleurs la nécessité de tenir compte des inégalités de classe qui persistent entre différentes catégories de femmes (« prolétaires » et « bourgeoises »). Au départ, le choix de cette ligne politique ne fait pas consensus au sein des différentes instances de la Ligue. Le conseil d’administration et le conseil exécutif craignent que cette restriction n’enferme les revendications de la Ligue en matière de droits des femmes dans la seule dichotomie entre la lutte des femmes et la lutte des classes. Conscients que les femmes ne forment pas un groupe homogène et que leurs

89 Geneviève Fraisse, op. cit., p. 179.

90 Voir chapitre 2 section 2.2.2 : « La Ligue des droits de l’Homme du Québec et les groupes féministes

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besoins sont variés, les officiers de la Ligue s’interrogent sur les priorités qu’ils doivent cibler. Le mandat défini au terme de ces discussions précise que la Ligue continuera à s’adresser à toutes les femmes en donnant toutefois priorité aux femmes des milieux populaires. C’est à la poursuite de ce mandat plus précis que les militantes de l’Office des droits des femmes se consacreront dès 1978.

Dès lors, les militantes de l’ODF tentent de mieux définir ce qu’elles entendent par « femmes des milieux populaires ». Elles ciblent plus particulièrement quatre groupes de femmes: les travailleuses non-syndiquées, les assistées sociales, les femmes à revenu modeste et les mères monoparentales91. Pour les militantes de l’Office, ces femmes sont

doublement discriminées, par leur condition sociale et par leur sexe. Cette double discrimination reposerait sur un certain nombre de facteurs : l’absence d’équité salariale, le rôle traditionnel dévolu à la femme par l’Église et les institutions politiques, les valeurs culturelles définissant un stéréotype féminin (littérature, média, arts), l’éducation des filles et des garçons, les carences de mesures législatives dans le domaine social ainsi que dans celui du travail, et l’absence de mécanismes permettant l’exercice effectif des droits des femmes92. Dans cette optique les militantes de l’Office axent leurs actions et leurs

revendications sur un certain nombre de thématiques qui sous-tendent, à leurs yeux, une dimension de classe : les congés de maternité, les réseaux de garderie publics, l’égalité salariale, etc. Ces thématiques touchent un groupe de femmes plus précis, soit les femmes en âge d’occuper un emploi sur le marché du travail, les femmes mariées ou monoparentales et principalement avec de jeunes enfants à charge. On peut douter du fait, par exemple, que les femmes âgées aient pu se sentir interpelées par ces revendications qui visent surtout la possibilité d’exercer un emploi actif sur le marché du travail. Contrairement à la période précédente, les militantes des sous-comités de la Ligue ont néanmoins pris conscience que les femmes sont loin de former un groupe ou une catégorie homogène. Elles tentent dès lors de cibler l’axe de revendication qui leur semble le plus important et qui leur permettrait de promouvoir des objets de lutte collectifs. Ce faisant,

91 LDHQ, Office des droits des femmes (O.D.F.), 21 juin 1977 [dossier « 24P7 a/4 », fonds de la Ligue des

droits et libertés. A.-UQAM].

elles orientent également leur discours vers une catégorie plus précise de femmes et en laissent d’autres de côté.

Il importe de rappeler que ce cadre de revendication s’inscrit dans un contexte bien précis et s’inspire des travaux des féministes québécoises des années 1970 qui traitaient également de l’articulation des divisions sociales93. Ce courant idéologique est également présent au Québec. Louise Toupin, Véronique O'Leary, et plus récemment Mélissa Blais, Laurence Fortin-Pellerin, Ève-Marie Lampron et Geneviève Pagé ont rappelé que le Front de libération des Femmes du Québec et ensuite le Centre des femmes de Montréal intégraient des analyses de classes à leurs revendications94. Certains des groupes rencontrés

par les militantes du Comité Femme en 1977 soutiennent également qu’ils intègrent des analyses de classe à leurs analyses et revendications, notamment le comité féminin de la Confédération des Syndicats Nationaux (CSN) ainsi que le Réseau d’Action et d’Information Féminins (RAIF).

On peut également penser que le contexte international qui prévalait au cours des années 1960 et 1970 a également influencé, bien que dans une moindre mesure, la Ligue. En effet, au cours de cette période, les droits sociaux et économiques des femmes ont été plus largement définis dans les chartes de défense des droits de la personne créées par l’Organisation des nations Unies (ONU). En effet, la déclaration sur la discrimination à l’égard des femmes (1967) et la Convention sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes (1979) contiennent toutes deux des articles spécifiquement dédiés aux droits des femmes à la jouissance de meilleures conditions de vie économique et sociale. Il y est notamment question du droit des femmes au travail, de la

93 Cela nous ramène d’ailleurs à un des débats entourant l’origine du concept d’intersectionnalité,

généralement attribué aux travaux de féministes afro-américaines, et plus particulièrement à Kimberley Crenshaw. Plusieurs chercheuses soulignent que cette association, entre intersectionnalité et féminisme afro- américain, ne reconnaît pas la contribution des féministes sociales et marxistes européennes et américaines qui analysaient déjà, dans les années 1970, l’intersection des rapports sociaux sexués et des rapports de classe. Sirma Bilge, « Théorisations féministes de l'intersectionnalité », Diogène, 1, 225 (2009), p. 70. ; Cf. Kimberley Crenshaw, « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, 43, 6 (1991), p. 1241 à 1299.

94 Mélissa Blais, Laurence Fortin-Pellerin, Ève-Marie Lampron et Geneviève Pagé, « Pour éviter de se noyer

dans la (troisième) vague : réflexions sur l’histoire et l’actualité du féminisme radical », Recherches féministes, 20, 2 (2007), p. 151.

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liberté de choix professionnel, d’égalité en matière de rémunération, du droit au développement de prestations sociales ou d’allocations familiales, des questions entourant la conciliation travail-famille et des congés de maternité payés avec garantie de retour à l’ancien-emploi95.

En résumé, sans véritablement adopter l’intersectionnalité comme grille d’analyse dans sa plateforme de revendications, la position de la Ligue à la fin des années 1970 ne réduit pas non plus les femmes à un groupe monolithique. En ce sens, la Ligue est consciente du fait que les rapports d’inégalités ne s’appliquent pas à toutes les femmes de la même manière, et elle tente d’en tenir compte dans la formulation de ses revendications, quoique de manière très restreinte.

Conclusion

Les années 1970 représentent le moment fort de la défense des droits des femmes à la LDHQ, période au cours de laquelle on constate une prise de conscience réelle, chez les membres de la Ligue, des rapports sociaux sexués et de leur impact dans la vie des femmes québécoises. L’intérêt des membres de la LDHQ pour la défense des droits sociaux, économiques et culturels, ainsi que leur volonté de travailler sur les lois et les mentalités afin de revoir l’organisation de la vie en société leur ont permis de s’intéresser à la nature de la discrimination subie par les femmes, et aux différents lieux dans lesquels cette discrimination s’inscrit. Malgré tout, les droits des femmes semblent être restés une problématique particulière au sein des revendications mises de l’avant par les membres de la Ligue, ce champ de préoccupation ne parvenant jamais à être pleinement intégré à son programme d’ensemble.

95 [Organisation des Nations Unies], Déclaration sur l'élimination de la discrimination à l'égard des femmes,

New-York, 6 p., 7 novembre 1967.; [Organisation des Nations Unies], Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, New-York, 6 p., 1979.

CONCLUSION

DÉFENDRE LES DROITS DES FEMMES À LA LIGUE DES

DROITS DE L’HOMME DU QUÉBEC, UNE ACTION

SYMBOLIQUE ?

De 1963 à 1985, trois générations de militantes se succèdent à la Ligue des droits de l’Homme du Québec (LDHQ), forgeant tour à tour sa plateforme de revendications et, ce faisant, contribuant à en redéfinir l’orientation générale. Ces militantes sont préoccupées d’intégrer durablement la défense des droits des femmes et de l’inscrire dans le programme de la Ligue, dans l’espoir d’en faire l’un de ses principaux axes de revendication. Sensibilisées à divers courants et idéologies féministes, elles sont soucieuses d’améliorer les conditions de vie des femmes sur tous les plans, depuis les droits civils et politiques des femmes mariées jusqu’au droit à l’avortement libre et gratuit. Au fil des ans, elles élaboreront différentes stratégies selon les priorités qu’elles retiennent.

Dans ce mémoire, nous avons voulu mettre en lumière cette prise de conscience des rapports sociaux sexués présents au sein de la société québécoise, et leur intégration progressive à la plateforme de revendication de la Ligue des droits de l’Homme du Québec. Nous avons émis l’hypothèse que les significations données aux droits de la personne dans le programme de la Ligue étaient d’abord et avant tout forgées par ses membres. Dès lors, l’intégration des droits des femmes au sein du discours et des actions de la Ligue relevait selon nous des femmes qui militaient dans ses structures et de l’importance accordée à leurs revendications. Nous avons également souligné le fait que ces militantes étaient influencées, dans ce processus, par différents mouvements féministes québécois, et qui contribuaient à redéfinir au fil des ans les préoccupations et les principaux axes de lutte qu’elles tentaient de mettre de l’avant. Ces différents facteurs auraient, selon nous, contribué à faire des années 1970 le moment fort de la défense des droits des femmes à la

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LDHQ, période au cours de laquelle on peut constater une réelle prise de conscience des rapports sociaux sexués présents au sein de la société québécoise.

Nos recherches nous ont permis de valider ces hypothèses. Nous avons pu suivre l’évolution du discours et des actions de la Ligue concernant les droits des femmes qui, influencée à la fois par le système international de défense des droits de l’homme et par les revendications des groupes féministes québécois, questionnera en profondeur, au fil des années 1970, les mécanismes sociaux et culturels à l’œuvre dans la production des rapports sociaux sexués. Principalement envisagés dans une perspective légaliste et de manière ponctuelle, les droits des femmes sont par la suite présentés comme l’un des dossiers prioritaires de la Ligue dès le début des années 1970. Loin de se limiter au traitement de cas particuliers ou de plaintes individuelles, les sous-comités de la Ligue dédiés à la défense des droits des femmes définissent un programme dédié à la condition féminine. Il s’agit de remettre en question les inégalités fondées sur le genre en proposant un projet collectif et un ordre social nouveau pour la société québécoise. En ce sens ces militantes portent, selon nous, un véritable projet féministe au sein de la Ligue. La reprise et la défense de ce projet hors des sous-comités et des structures qu’elles contribuent à mettre sur pied, s’avère néanmoins toujours problématique.

La prise en compte des droits des femmes au sein de la Ligue reste ainsi d’abord et avant tout le fait des femmes qui y militent en vue de les inscrire dans son programme de défense des droits de l’« Homme ». En 1980, lorsque ces militantes démissionnent en bloc, sonnant ainsi le glas des sous-comités qu’elles avaient mis en place, les droits des femmes redeviennent un objet de revendication au mieux périphérique, au pire absent. L’inscription des droits des femmes dans le programme de la LDHQ, bien que réelle, reste ainsi toujours relative. La structure même de la Ligue, les difficultés internes qu’elle rencontre et la place réellement laissée au militantisme féminin au sein de ses structures traduisent ainsi difficilement ses prises de position en faveur des droits des femmes en actions concrètes et durables.

Selon Dominique Clément, l’intérêt de la LDHQ pour la défense des droits sociaux, économiques et culturels, dans les années 1970, en font un cas d’exception à l’échelle canadienne où les autres groupes ou mouvements de défense des droits et libertés de la personne se sont essentiellement limités à la défense des droits civils et politiques1. Selon ce chercheur, c’est notamment ce manque d’intérêt pour la défense des droits sociaux, économiques et culturels qui a empêché ces groupes d’intégrer la défense des droits des femmes à leurs revendications2. Or, c’est notamment l’intérêt de la LDHQ pour cette deuxième génération de droits qui permettra aux militantes qui s’y impliquent dans les années 1970 d’élargir la manière dont elle prend en compte la défense des droits des femmes. Malgré les limites qui marquent la défense des droits des femmes à la LDHQ, elle représenterait peut-être une exception. Dans cette perspective, il pourrait être intéressant de développer une analyse transnationale de l’inclusion des droits des femmes à la Ligue en la comparant avec d’autres groupes ou ligues de défense des droits et libertés de la personne œuvrant à l’échelle canadienne et internationale. Cette analyse permettrait de mieux situer la spécificité du cas québécois en ce qui concerne l’intégration des droits des femmes à la défense des droits et libertés de la personne.

L’approche transnationale enrichit depuis plusieurs années les études portant sur la défense des droits et libertés de la personne. Akira Iriye s’est fait l’un des plus fervents défenseurs de ce courant en remettant en question la primauté traditionnellement donnée à l’État-nation dans les analyses portant sur la défense des droits et libertés de la personne. Ce dernier souligne par exemple l’importance de s’intéresser aux organisations internationales non gouvernementales et aux mouvements sociaux transnationaux qui ont contribué à mettre en place des réseaux ayant joué un rôle significatif dans la promotion de la paix au cours du XXe siècle3. Cette perspective a également été développée par Neil

Stammers qui soutient que les mouvements sociaux transnationaux de défense et de promotion des droits de la personne ont joué, toujours au XXe siècle, un rôle socio-

1 Cf. Dominique Clément, Canada’s Rights Revolution : Social Movements and Social Change, 1937-82,

Vancouver, UBC Press, 2008, 281 p.

2 Cf. Dominique Clément, « I Believe in Human Rights, Not Women’s Rights: Women and the Human

Rights State, 1969–1984 ». Radical History Review, 101 (2008), p. 107 à 129.

3 Akira Iriye, Global Community: the Role of International Organizations in the Making of the Contemporary

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historique majeur dans leur diffusion et leur reconnaissance4. Kathryin Sikkink, Thomas

Risse et Stephen C. Ropp ont en outre développé une approche transnationale pour comprendre comment les normes internationales de défense des droits et libertés, telles que définies au sein de l’Organisation des Nations Unies, ont été progressivement enchâssées dans les politiques, les constitutions ou les chartes mises en place par certains États 5. De la

même manière, les politologues Elizabeth Jay Friedman, Niamh Reilly et l’historienne Karen Brown-Thompson soutiennent que c’est le caractère transnational des mouvements prônant une meilleure intégration des droits des femmes dans les droits et libertés de la personne qui, prenant de l’ampleur au moment de la Décennie des Nations-Unies pour la femme (1976-1985), leur a permis d’obtenir la visibilité nécessaire à la reconnaissance de leurs revendications. Ces mouvements, grâce à leur organisation en réseaux, auraient ainsi réussi à rallier à leurs causes diverses organisations de défense des droits des femmes à des niveaux tant régionaux que nationaux et internationaux, leur permettant d’avoir un poids réel auprès de l’Organisation des Nations Unies (ONU)6.

Chacun à leur manière, ces auteurs ont démontré que la défense des droits et libertés de la personne et la diffusion des normes internationales dépendent de l’établissement de réseaux nationaux et transnationaux. Le cadre de ce mémoire nous a permis d’explorer une infime partie de ces réseaux en montrant le lien qui existe entre les revendications développées par la LDHQ pour les droits des femmes et les normes internationales mises en place par l’ONU. À notre avis, cette perspective permettrait de mieux cerner les différentes zones d’influence qui ont marqué les militants et les militantes

4 Cf. Neil Stammers, « Social Movements and the Social Construction of Human Rights », Human Rights

Quarterly, 4 (1999), p. 980 à 1108.

5 Thomas Risse, Stephen C. Ropp et Kathryn Sikkink, dir., The Power of Human Rights: International Norms

and Domestic Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, 318 p.

6 Cf. Elizabeth Jay Friedman, « Gendering the Agenda : the Impact of the Transnational Women’s Rights

Movement at the UN Conferences of the 1990s », Women’s Studies International Forum, 26, 4 (2003), p. 313 à 331; Niamh Reilly, « Pour un resserrement des responsabilités au titre des droits humains des femmes », Charlotte Bunch, Claudia Hinojosa et Niamh Reilly, dir., Les voix des femmes et « les droits de l’Homme » La Campagne internationale pour l’affirmation des droits humains des femmes, New Brunswick, Center for Women’s Global Leadership Rutgers, 2000, p. 169 à 191.; Karen Brown Thompson, « Women’s Rights Are Human Rights », Sanjeev Khagram, James V. Riker et Kathryn Sikkink, dir., Restructuring World Politics Transnational Social Movements, Networks, and Norms, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002, 97 à 122.

de la LDHQ en matière de droits des femmes. Elle favoriserait également une meilleure compréhension de la spécificité de la LDHQ au regard de l’intégration des droits des femmes dans le cadre de la défense des droits et libertés de la personne. Il s’agit d’un questionnement fécond qui mérite d’être approfondi.

BIBLIOGRAPHIE