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3.1 La « période juridique » : 1963 à 1971

3.1.2 Les limites du légalisme

De 1963 à 1971, la prédilection des militants et des militantes de la LDHQ pour la défense des libertés civiles et politiques, limite leurs actions en matière de droits des femmes et ne leur permet pas de cerner l’ampleur de la discrimination dont celles-ci sont victimes au sein de la société québécoise. En effet, au cours de cette période, les revendications mises de l’avant par la Ligue visent essentiellement à améliorer le statut juridique des femmes mariées. Elles ne questionnent pas en profondeur les valeurs véhiculées par ces législations ou les modèles culturels sur lesquels elles reposent, modèles qui définissent pourtant la vie, les rôles, les droits et les devoirs des femmes26. Ces

législations, bien qu’elles reconnaissent progressivement la capacité juridique de la femme mariée, continuent d’enfermer les femmes dans leur rôle de mères et de ménagères27. À ce

sujet, Éléni Varikas rappelle que l’égalité n’est pas une réalité empirique. Elle repose sur un ordre politique institué par les citoyens et les citoyennes et qui définit les cadres de leur vie en société. Ce cadre, en reléguant les femmes à la sphère privée, fait reposer les structures mêmes de la vie en société sur une division sexuée du travail et des espaces de pouvoir, etc28. Carole Pateman, pour sa part, parle du contrat sexué qui se dessine ainsi derrière le

contrat social. Selon la chercheuse, le rôle des femmes serait structuré en fonction de leur

25 LDHQ, Assemblée générale, 1963 [dossier « 24P-162 : 02/1 », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-

UQAM].

26 Collectif Clio, op. cit., p. 444. 27 Ibid.

28 Eleni Varikas, « Égalité », Helena Hirata, dir., Dictionnaire critique du féminisme, 2e édition, Paris, Presses

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devoir social lié au mariage et à la maternité, ce qui contribue à les tenir à distance d’une participation citoyenne moderne liée, notamment, à l’exercice de certaines responsabilités de façon autonome29.

En ce sens, le programme de la Ligue, avant tout axé sur une approche légaliste, n’ouvre que sur une égalité très partielle entre hommes et femmes et ne remet pas en question les fondements mêmes des rapports inégalitaires entre hommes et femmes. Le choix de la Ligue de centrer son action sur la défense des libertés civiles a ainsi restreint la portée de ses actions et de ses revendications en matière de défense des droits des femmes30.

Ce choix avait d’ailleurs fait l’objet d’un débat interne au sein du premier conseil d’administration de la Ligue. Comme le rappelle Raymond Favreau, en 1985 :

Si on regarde la constitution première de la Ligue, on se souvient qu’elle prônait la défense […] des droits fondamentaux comme l’égalité devant la loi, l’exercice des droits sans égard à la religion, à l’origine ethnique, au sexe ; les libertés de mouvement, de pensée, de parole, de presse, de religion, de réunion, d’association. Maintenant, ce qui est moins connu, c’est que l’adoption de cet énoncé très limité avait été précédée d’un débat privé parmi les membres fondateurs. Il y avait deux, trois fondateurs qui avaient voulu que la Ligue s’inspire de la Déclaration universelle des droits de l’homme pour ajouter aux droits fondamentaux classiques, les droits sociaux et économiques, qu’on appelle parfois les droits collectifs. La majorité n’avait pu être convaincue, de sorte qu’on s’était retrouvé pendant toute cette période avec un énoncé de principes plus limité.31

Les débats qui ont lieu au sein de la Ligue, comme le souligne la citation de Raymond Favreau, mettent également en lumière l’influence de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) dans l’élaboration des premiers mandats de la Ligue. Les statuts de la LDHQ reprennent la norme de non-discrimination fondée sur le sexe définie par l’ONU dans le texte de la Déclaration. L’inscription des droits des femmes, au sein de la première plateforme de revendication de la LDHQ, est ainsi calquée sur les principes de non- discrimination contenus dans la Déclaration de 1948 qui stipulent que :

29 Carole Pateman, Le Contrat sexuel, Paris, La Découverte, 2010, p. 22-23. 30 Collectif Clio, op. cit., p. 364.

31 Il s’agit d’une présentation donnée dans le cadre du Forum public sur l’histoire de la Ligue, évènement

organisé par les membres de l’association et ayant eu lieu le 2 novembre 1985. LDHQ, Assemblée générale, 2 novembre 1985 [dossier « 24P-162 : 03/21 », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-UQAM].

Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de tout autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.32

La plupart des chercheuses qui critiquent le cadre des droits et libertés de la personne dans une perspective féministe, soulignent que la primauté donnée aux droits civils et politiques sur les droits sociaux, économiques et culturels, a justement limité l’intégration des droits des femmes dans les droits de l’« Homme »33. Selon Hilary

Charlesworth, Niahm Reilly, et Shelagh Day, cette hiérarchisation institutionnalise une dichotomie entre sphères privée et publique dans les normes de défense des droits et libertés, et occulte la nature des discriminations subies par les femmes. Ainsi, la primauté donnée aux droits civils et politiques dans le programme de la Ligue favoriserait davantage la défense et la protection de droits masculins au sein de la sphère publique délaissant, d’une part, la sphère privée, le foyer et la famille, et d’autre part, les pratiques étatiques, religieuses et culturelles qui constituent pourtant les principaux foyers de la violence et de la discrimination perpétrées à l’endroit des femmes34.

Par ailleurs, il importe de rappeler que la plupart des militantes qui s’impliquent à la Ligue au cours de cette période s’inscrivent dans une tradition féministe égalitariste qui considère le statut juridique et politique des femmes comme la principale source de leur infériorité. Il n’est donc pas étonnant que ce soit cet axe de revendication qu’elles privilégient au fil des années 1960, de surcroît dans le contexte entourant les modifications du statut juridique des femmes mariées par le gouvernement libéral de Jean Lesage. Tel que mentionné dans le deuxième chapitre, il s’agit, pour Thérèse Casgrain, de poursuivre une

32 [Organisation des Nations Unies], Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, Genève, 1948, p. 1. 33 Cf. Niamh Reilly, « Pour un resserrement des responsabilités au titre des droits humains des femmes »,

Charlotte Bunch, Claudia Hinojosa et Niamh Reilly, dir., Les voix des femmes et « les droits de l’Homme » La Campagne internationale pour l’affirmation des droits humains des femmes, New Brunswick, Center for Women’s Global Leadership Rutgers, 2000, p. 170.; Cecilia Romany, « State Responsability Goes Private : A Feminist Critique of the Public/Private Distinction in International Human Rights Law », Rebecca J. Cook, dir., Human Rights of Women : National and International Perspectives, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1994, p. 85 à 115.

34 Niamh Reilly, op. cit. ; Hilary Charlesworth, « What are Women’s International Human Rights »?»,

Rebecca J. COOK, dir., Human Rights of Women : National and International Perspectives, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1994, p. 59.; Shelagh Day, « The Indivisibility of Women's Human Rights », Canadian Woman Studies, 20 (2000), 3, p. 11.

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lutte qu’elle mène depuis les années 1930, soit depuis la Commission Dorion sur le statut juridique des femmes mariées35.

Ainsi, bien que les préoccupations liées à la défense du droit des femmes sont inscrites dès 1963 dans la première constitution de la LDHQ, il faut attendre le début des années 1970 avant que ses militants et ses militantes commencent à questionner en profondeur la nature de la discrimination perpétrée à l’endroit des femmes et les structures sociales sur lesquelles elle repose.

3.2 Des droits civils et politiques aux droits sociaux, économiques et