• Aucun résultat trouvé

La LDHQ en 1963 : un regroupement d’hommes de loi ?

1.1 Portrait d’une première génération de militantes à la Ligue des droits de l’Homme du

1.1.1 La LDHQ en 1963 : un regroupement d’hommes de loi ?

Aucun évènement officiel n’annonce la création de la LDHQ. Elle fait suite au désir d’œuvrer à la défense des droits et libertés de la personne d’un groupe de citoyens, essentiellement masculins et « se rendant compte de l’importance de la liberté de l’individu dans une société en évolution »12. C’est le Père Gérard Labrosse, professeur de philosophie

au Collège Jean de Brébeuf, qui met sur pied le projet de création d’un comité provincial des droits civils qui devient, en 1963, la Ligue des droits de l’Homme du Québec13. Il

contacte la majeure partie des membres fondateurs de la Ligue qui proviennent pour la plupart du domaine du droit. Certains d’entre eux se sont d’ailleurs déjà illustrés dans la défense des droits civils et politiques au Québec et au Canada, notamment Frank Scott14,

Jacques Hébert15, et Pierre Elliott Trudeau.

La première constitution de la LDHQ reflète les idées de ses membres fondateurs qui s’inscrivent dans la lignée des groupes de défense des droits et libertés œuvrant au Canada et au Québec dans la première moitié du XXe siècle et auxquels certains d’entre eux

12 LDHQ, Charte, Statuts, Règlements, 1963 [dossier « 24P-112 : 02/3 », fonds Ligue des droits et libertés.

A.-UQAM].

13 Au départ, le nom de la Ligue est également traduit en anglais, Civil Liberties Union, et on ne précise pas

qu’il s’agit de la Ligue du Québec. Ce choix reflète les idées de Pierre Elliott Trudeau qui, au moment de la première assemblée générale en 1963, suggère de ne pas limiter les actions de la Ligue au Québec, mais de plutôt les ouvrir à la grandeur du Canada. Dans les faits, les actions et les revendications de la Ligue se concentreront néanmoins au Québec, et ce pour toute la période étudiée, soit de 1963 à 1985. Nous avons donc fait le choix de la désigner comme Ligue des droits de l’Homme du Québec pour la distinguer des autres ligues de défense des droits de l’ « Homme » qui existent au Canada ou ailleurs dans le monde. LDHQ, Charte, Statuts, Règlements, 1963 [dossier « 24P-112 : 02/3 », fonds Ligue des droits et libertés. A.-UQAM].

14 Ross Lambertson a dressé un portrait de Frank Scott dans son ouvrage Repression and Resistance :

Canadian Human Rights Activists, 1930-1960. Il le présente comme un des piliers du développement d’un mouvement canadien de défense des libertés civiles. Fondateur de la League for Social Reconstruction, il a également joué un rôle central dans la Cooperative Commonwealth Federation qui lui succéda. Il a également été largement impliqué dans la contestation de la Loi cadenas au Québec en 1937. Ross Lambertson, Repression and Resistance : Canadian Human Rights Activists, 1930-1960, Toronto, University of Toronto Press, 2004, p. 25-26.

15 Jacques Hébert a en effet publié, en 1959, avec sa maison d’édition (Les Éditions de l’Homme), un livre

intitulé Scandale à Bordeaux. Dans cet ouvrage, il tente d’alerter la population québécoise au sujet des conditions de détention prévalant à la prison de Bordeaux, pénitencier provincial situé à Montréal. L’ouvrage se base plus particulièrement sur l’exemple d’un détenu, Pierre Dupont, dont l’auteur décrit l’emprisonnement sans condamnation après avoir été jugé inapte psychologiquement à subir un procès. Jacques Hébert, Scandale à Bordeaux, Montréal, Éditions de l’Homme, 1959, 157 p.

34

ont appartenu16. D’ailleurs, quelques années plus tard, les militants et les militantes de la

LDHQ présentent eux-mêmes la Ligue comme étant issue du courant nord-américain qui privilégie une approche humaniste des droits centrée sur la défense des droits individuels et des libertés civiles17. Ross Lambertson a plus particulièrement dressé un portrait de cette

première génération de militants s’impliquant dans la défense des libertés civiles au Canada et au Québec:

The historian Doug Owram places [Frank] Scott, and many other civil libertarians […] in what he calls ‘a new reform elite’ formed in the early 1930s. These individuals were primarily well educated, upper or middle class, in the same age cohort (about age thirty-five), anglophone, and male. In terms of party affiliation, they were primarily CCF or Liberal, with the occasional Conservative. […] They were concerned with Canada’s developing sovereignty but also with the question of individual freedom, especially as seen through the filters of reform liberalism. The members of this emerging elite believed that the state could be a positive agency of social change […]. They were, in short, the intellectual shock troops of the modern welfare state.18

Les membres fondateurs de la LDHQ, francophones pour la plupart, correspondent à ce portrait et partagent un profil socio-professionnel similaire. Sur la quinzaine de personnes actives au sein de la Ligue en 1963, on compte neuf juristes: quatre avocats (Alban Flamand, Gabriel Glazer, André Nadeau, et Raymond Favreau), trois professeurs de droit également membres du Barreau (René Hurtubise, Frank Scott et Pierre Elliott-Trudeau), et deux étudiants en droit (Gordon Etchenberg et Bernard Landry)19. On y retrouve également

le Père Gérard Labrosse, trois journalistes et écrivains (Yves Michaud, Jacques Hébert, Jean-Claude Harvey), un relationniste (J.Z. Léon Patenaude), un économiste (Georges Wesley) ainsi qu’une militante féministe (Thérèse Casgrain). Raymond Favreau qui a participé de près au processus de création de la LDHQ a dressé un portrait de ses membres fondateurs :

[C]ertains avaient eu des démêlés avec la justice, d’autres s’impliquaient dans les

16 Frank Scott reste le plus connu, et est donc le plus facile à identifier. À l’opposé nous ne disposons que de

peu d’informations sur le Père Gérard Labrosse, pourtant à l’origine de la LDHQ. Dominique Clément (2008), op. cit., p. 98.

17 Tiré d’un bilan historique présenté au conseil exécutif de la LDHQ en novembre 1979. LDHQ, Histoire,

Rôle, Fonctionnement de la Ligue, 1979 [dossier « 24P-116 :01/2 », fonds Ligue des droits et libertés. A.- UQAM].

18 Ross Lambertson, op. cit., p. 26-27.

19 LDHQ, Textes sur l’histoire de la Ligue, 1985 [dossiers « 24P-105/1 », fonds Ligue des droits et libertés.

droits de la personne par intérêt professionnel; pour d’autres enfin, c’était là l’aboutissement de leurs études, par exemple ceux qui avaient étudié sous Frank Scott et qui s’étaient épris de la question. Sur le plan politique, on peut dire que c’était un regroupement de personnes s’étant opposé au régime de Duplessis, (…) un éventail complet de libéraux de droite, du centre, du centre-gauche, plusieurs npdistes [sic.], quelques socialistes de gauche20.

Pour reprendre les termes employés par Xavier Dunezat21, les premiers membres qui

lancent la LDHQ et la dirigent sont pour la plupart des hommes, francophones ou anglophones, provenant des milieux intellectuel et juridique, et pour la plupart aisés financièrement ; bref, l’élite intellectuelle masculine de la société québécoise. Une contribution de 100 dollars était d’ailleurs exigée des membres fondateurs afin de mettre la Ligue sur pied22. Ce profil se reflète dans la conception des droits qui est véhiculée par la

LDHQ au fil des années 1960, période durant laquelle prédomine la défense des libertés civiles dans une perspective juridique. La première déclaration de principe de la LDHQ en donne un bon aperçu :

Par l’intermédiaire de ses conseillers en droit civil, criminel, constitutionnel, international, la Ligue des Droits de l’Homme interviendra pour défendre les droits de personnes arrêtées sans mandat, détenus sans condamnation, internées par procédure sommaire dans des institutions pour malades mentaux ; bref chaque fois qu’un citoyen sera lésé ou privé de ses droits constitutionnels et que la Justice n’aura pas suivi son cours normal et obligatoire.23

Le profil des membres fondateurs de la LDHQ influence ainsi directement son orientation générale et son programme d’action. Ce programme est dès lors susceptible d’attirer d’autres membres partageant cette conception des droits et libertés, et possédant les qualités et capacités jugées essentielles à sa mise en œuvre. La connaissance du droit et du système judiciaire semble en effet nécessaire à la réalisation des principaux objectifs de la LDHQ et à l’exécution des principales tâches confiées au conseil d’administration, au conseil exécutif, ainsi qu’au secrétariat, structures qui fonctionnent presque comme un

20 Cet extrait est tiré d’un discours prononcé par Raymond Favreau, membre fondateur de la LDHQ, à

l’occasion d’un forum public organisé sur son histoire. LDHQ, Assemblée générale, 2 novembre 1985, 17 p. [dossiers « 24P – 162: 03/ 31 », fonds Ligue des droits et libertés. A.-UQAM].

21 Xavier Dunezat (1998), loc. cit., p. 168.

22 De Ghislaine P. Laurendeau à Gérard Labrosse, Au sujet du « comité provincial des droits civils », 17 févier

1963[dossier « 24P-100 :02/1, 1962-1963, Correspondance générale reçue », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-UQAM].

23 LDHQ, Charte, Statuts et règlements, lettres patentes, 1963 [dossier « 24P-112 : 02/3 », fonds de la Ligue

36

système d’aide juridique. En effet, le secrétariat de la LDHQ est chargé de recevoir des plaintes individuelles liées à l’exercice des droits civils et politiques. Le conseil exécutif étudie les plaintes reçues, sélectionne les avocats appropriés et soumet ses choix aux membres du conseil d’administration24. Il s’occupe également de l’exécution des politiques

et des priorités de la Ligue, soit : l’étude des lois existantes, la sélection des spécialistes chargés de rédiger les études et les grands dossiers de la Ligue, ainsi que la publicité entourant leur publication. Quant au conseil d’administration25, il a comme principal

mandat d’analyser et de juger les cas spéciaux soumis par le conseil exécutif, d’approuver le choix des avocats pour traiter les plaintes reçues et de valider le choix des spécialistes retenus pour rédiger les grands dossiers ciblés par les membres de la LDHQ.

Pourtant, la déclaration de principe des membres fondateurs de la LDHQ formulée en 1963 précise que la Ligue doit réunir des hommes et des femmes de toutes origines, de toutes cultures et langues, de toutes croyances et religions26. De plus, selon les statuts et

règlements de la LDHQ: « Toute personne physique ou morale qui appuie la raison d’être de la Ligue et ses objectifs peut devenir membre de la corporation, en s’inscrivant et en versant la cotisation annuelle requise »27. En principe, l’activité militante et la participation

des femmes sont donc acceptées au même titre que celle des hommes. Néanmoins, la Constitution de la Ligue, même si elle semble très ouverte, limite également le recrutement des membres qui doivent être approuvés par le conseil d’administration, permettant dès lors aux officiers de la Ligue de sélectionner les nouveaux adhérents en fonction de leur propre profil. De plus, quoique soucieux de mobiliser de nouveaux membres, ces mêmes officiers

24 Le Conseil exécutif est composé de six officiers : le président, trois vice-présidents, le trésorier et le

secrétaire également directeur général de l’association. Évidemment, aucun des titres de poste n’est alors féminisé. LDHQ, Charte, Statuts et règlements, lettres patentes, 1963 [dossier « 24P-112 : 02/3 », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-UQAM].

25 Le Conseil d’administration est composé au maximum de 21 membres. Néanmoins ce chiffre fluctuera

selon les années. LDHQ, Charte, Statuts et règlements, lettres patentes, 1963 [dossier « 24P-112 : 02/3 », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-UQAM].

26 Une version française et anglaise de cette déclaration de principes fut publiée dans les journaux québécois.

On y précise ainsi que « La Ligue des Droits de l’Homme est une association décidemment constructive, sans affiliation à aucun parti politique, réunissant hommes et femmes de toutes origines ethniques ou raciales, de toutes cultures et langues, de toutes croyances et religions. L’association désire la justice pour tous, dans l’ordre et le respect des lois. » LDHQ, Chartes, Statuts et règlements, lettres patentes, 1963 [dossier, « 24P- 112 : 02/3 », fonds de la Ligue des droits et libertés. A.-UQAM].

27 LDHQ, Chartes, Statuts et règlements, lettres patentes, 1963 [dossier, « 24P-112 : 02/3 », fonds de la Ligue

précisent au moment de certaines campagnes de recrutement que les intérêts de la Ligue tiennent davantage à la « qualité qu’à la quantité de nouveaux adhérents »28. En 1966 et

1967 enfin, les cinq déjeuners-causeries organisés en vue du recrutement traitaient principalement de thématiques liées aux droits civils : Le projet de déclaration des droits

de l’homme au code civil du Québec (18 octobre 1966 avec Frank Scott), Faut-il interdire la grève? (8 novembre 1966 avec Philip Cutler), La psychiatrie et les droits de l’individu

(13 décembre 1966 avec J. B. Boulanger), Droits d’assemblée et tactiques policières (deuxième mardi de janvier 1967 avec Joseph Cohen), et enfin Arrestation illégale (deuxième mardi de février 1967, le conférencier n’est pas indiqué dans les archives)29.

Même si de l’avis des officiers du conseil d’administration ces campagnes furent une réussite, la plus large partie du recrutement continue de se faire sur une base individuelle par les officiers du conseil d’administration et du conseil exécutif de la Ligue. Or, tout au long des années 1960, une forte proportion des officiers de la Ligue est constituée d’avocats spécialisés en matière de droits civils ou de professeurs de droit, alors fortement représentés par les hommes, ce qui restreignait considérablement le profil de nouveaux adhérents susceptibles d’être recrutés. Malgré une ouverture affichée dans les documents officiels de la Ligue, le profil des militants reste très majoritairement masculin30.

Cela n’empêche toutefois pas quelques femmes de figurer parmi les membres fondateurs de la LDHQ et de s’y impliquer au fil des années 1960.