• Aucun résultat trouvé

Le mouvement féministe québécois : émergence et évolution

2.1 L’impact du féminisme libéral égalitaire sur la LDHQ : pour une défense des droits civils et

2.1.1 Le mouvement féministe québécois : émergence et évolution

Il importe, dans un premier temps, de préciser ce que nous entendons par féminisme ou mouvement féministe. Tel que mentionné ci-haut, le féminisme se caractérise d’abord et avant tout par son hétérogénéité. Il est dès lors difficile d’en présenter une histoire lisse et continue. Comme le soulignait Louise Toupin en 1993, « l’histoire du féminisme se butte à la définition même de son objet de recherche : qu’est-ce que le féminisme, et comment peut-on caractériser les courants qui l’ont traversé »7? Ce questionnement est toujours

d’actualité. Bien sûr, notre objet n’est pas le féminisme en lui-même, mais plutôt l’influence de ses différents courants sur le discours et les actions développés par la LDHQ de 1963 à 1985. Néanmoins la question reste entière : comment qualifier ces courants et la manière dont ils ont émergé et évolué plus particulièrement au Québec, c’est-à-dire dans l’environnement politique direct de la Ligue ? Nous retiendrons ici la définition de Louise Toupin qui permet de cibler des points de convergence sans tomber dans la généralisation:

[Il] s’agit d’une prise de conscience d’abord individuelle, puis ensuite collective, suivie d’une révolte contre l’arrangement des rapports de sexe et la position

6 LDHQ, Charte, Statuts et règlements, lettres patentes, 1963 [dossier « 24P-112: 02/3 », fonds de la Ligue

des droits et libertés. A.-UQAM].

subordonnée que les femmes y occupent dans une société donnée, à un moment donné de son histoire. Il s’agit aussi d’une lutte pour changer ces rapports et cette situation.»8

Au Québec, Micheline Dumont et Louise Toupin ont rappelé dans leur anthologie publiée en 2003 qu’une pensée féministe est apparue, s’est épanouie et s’est diversifiée depuis plus d’un siècle9. En fait, le féminisme se développe au Québec et dans le reste du

monde occidental depuis la fin du 19e siècle, à l’échelle nationale aussi bien qu’internationale10. Les combats concernent tour à tour l’éducation des jeunes filles, le droit

des femmes au travail, la paix ou le désarmement11, pour ne nommer que ceux-là, tout en

mettant longtemps l’accent sur l’obtention du droit de vote pour les femmes. Nous tenterons ici de voir quel héritage ces mouvements féministes, surtout québécois, ont transmis aux premières militantes de la LDHQ dans les années 1960.

Une action féministe organisée se met en place au Québec et au Canada dès la fin du 19e siècle12. Dès 1893, le Conseil national des femmes du Canada, créé Lady Aberdeen,

rassemble les Canadiennes, et des sections locales de l’association sont créées dans différentes villes, notamment à Montréal13. Le Montreal Local Council of Women regroupe

alors aussi bien les féministes francophones qu’anglophones du Québec. Malgré tout, il faut peu de temps pour que les féministes francophones décident de se regrouper entre elles, et fondent en 1907 la Fédération Nationale St-Jean Baptiste (FNSJB) pour des raisons religieuses et nationales. Catherine Charron a plus particulièrement traité de l’histoire de cette importante association dans son mémoire de maîtrise14. Selon la chercheuse, les

bourgeoises à l’origine de la Fédération fondent leur militantisme féministe sur la doctrine

8 Louise Toupin, « Les courants de pensée féministe », op. cit.

9 Micheline Dumont et Louise Toupin, La pensée féministe au Québec : anthologie 1900-1985, Montréal,

Éditions du remue-ménage, 2003, p. 19.

10 Ibid.

11 Michelle Zancarini-Fournel, « Introduction », Eliane Gubin, dir., Le siècle des féminismes, Paris, Les

Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 2004, p. 144.

12 Denyse Baillargeon, Brève histoire des femmes au Québec, Montréal, Boréal, 2012, p. 112. 13 Micheline Dumont et Louise Toupin, op. cit., p. 27.

14 Catherine Charron, La question du travail domestique au début du XXe siècle au Québec : Un enjeu à la

Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, 1900-1927, Mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 2007, p. 21 à 24. On peut également citer les travaux de Karine Hébert et Yolande Pinard : Karine Hébert, Une organisation maternaliste au Québec, la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (1900-1940), Mémoire de maîtrise (histoire), Université de Montréal, 1997, 118 p. ; Yolande Pinard, Le féminisme à Montréal au commencement du XXe siècle, Mémoire de maîtrise en histoire, Université du Québec, 1976, 246 p.

70

de l’action sociale catholique, misant à la fois sur l’élargissement des horizons des femmes et l’affirmation de leur rôle domestique15.

Au cours de la première moitié du XXe siècle, ces pionnières des mouvements féministes québécois et canadiens s’attachent alors tout particulièrement à la défense des droits civils et politiques des femmes, notamment par le biais de leur lutte pour le suffrage féminin16. Au Canada, la Canadian Women Suffrage Association existe depuis 188317. En

1913, Carrie Derick et Grace Ritchie England fondent également la Montreal Suffrage Association qui devient, à la suite de l’obtention du droit de vote au fédéral, le Comité du suffrage provincial, fondé en 1922 grâce à Marie Lacoste-Gérin-Lajoie et Anna Scrimger- Lyman18. Ce premier Comité sera suivi par la création en 1927 de l’Alliance canadienne

pour le vote des femmes présidée par Idola St-Jean. En 1929, le Comité du suffrage féminin se transforme pour devenir la Ligue des droits de la femme dont Thérèse Casgrain, que Marie Gérin-Lajoie et Lady Drummond avaient recrutée au Comité provincial, devient la présidente19. Thérèse Casgrain est dès lors une figure de proue de la lutte pour le droit de

vote que les Québécoises n’obtiendront au niveau provincial qu’en 1940, se faisant également remarquer par ses revendications portant sur l’incapacité juridique de la femme mariée, lutte qu’elle poursuivra à la LDHQ dans les années 196020.

Les premiers mouvements féministes québécois font d’ailleurs de même : en plus de militer activement pour le suffrage féminin, ils font pression sur le gouvernement pour qu’il modifie le statut juridique des femmes mariées qui les assujettit à l’autorité de leur mari21.

15 Ibid., p. 30.

16 Il importe ici de souligner que les Canadiennes avaient déjà voté un siècle et demi plus tôt. En effet, de

1792 à 1849 des veuves, mais également des célibataires ou des femmes mariées en séparation de biens ont voté au Québec. Andrée Lévesque, Résistance et transgression : études en histoire des femmes au Québec, Montréal, Éditions du remue-ménage, 1995, p. 20.

17 Ibid., p. 21-22.

18 Marie Gérin-Lajoie et la FNSJB se retirent finalement du comité en 1922 sous les pressions de l’Église

catholique. Ibid., p. 23.

19 Marie Lavigne et Hélène Bérubé, « Thérèse Casgrain et la condition juridique des femmes », Anita Caron,

Lorraine Archambault et. al., dir., Thérèse Casgrain : une femme tenace et engagée, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1993, p. 88.

20 C’est aussi elle qui réussira à faire inscrire la revendication au programme du parti libéral d’Adélard

Godbout qui est finalement adoptée au début de la Seconde Guerre mondiale.

21 Depuis 1866, le Code civil consacre l’incapacité juridique des femmes mariées, alors que les célibataires et

Cette critique de l’incapacité juridique de la femme mariée est d’abord le fait des féministes de la FNSJB dès 1914, et particulièrement de Marie Gérin-Lajoie22. Le gouvernement met

finalement sur pied la Commission d’enquête sur les droits civils de la femme, surnommée commission Dorion, en 192923. Cinq associations féminines y présentent des mémoires: la

FNSJB représentée par Marie Gérin-Lajoie, l’Alliance canadienne pour le vote des femmes au Québec avec Idola St-Jean, la Ligue des droits de la femme représentée par Thérèse Casgrain, l’Association des femmes propriétaires avec Irène Joly et Thaïs Lacoste Frémont, et finalement le Conseil local des femmes de Montréal. Comme l’a souligné Jennifer Stoddart, au cours de cette période les féministes, principalement de la FNSJB et de la Ligue des droits de la femme, considèrent le statut juridique et politique des femmes comme la source principale de leur infériorité, et c’est donc en ce sens que s’organisent leurs principales luttes24. Elles ne remettent pas directement en cause le rôle traditionnel de

la femme mère et épouse, mais tentent plutôt de minimiser les effets de l’incapacité juridique de la femme mariée en lui assurant un certain nombre de droits, soit principalement : le droit à son propre salaire et la modification des dispositions entourant la communauté de biens des époux25. Plutôt modérées, ces revendications ne remettent pas en

question de manière radicale le partage du pouvoir dans la famille et continuent à promouvoir l’idée que les femmes et leurs biens soient protégés par la communauté conjugale26. D’autres féministes comme Idola St-Jean et Éva Circé-Côté mettent de l’avant

des revendications plus radicales et soutiennent que la communauté conjugale reste un leurre : seul l’État peut assurer cette protection27.

22 Cf. Catherine Charron, op. cit., p. 45 à 48.

23 La commission a trois principaux mandats : juger si le Code civil est désuet, suggérer les modifications

possibles, et considérer la validité des critiques féministes. Jennifer Stoddart, « Quand des gens de robe se penchent sur les droits des femmes : le cas de la commission Dorion, 1929-1931 », Marie Lavigne et Yolande Pinard, dir., Travailleuses et féministes : les femmes dans la société québécoise, Montréal, Éditions du Boréal Express, 1983, p. 320.

24 Marie Lavigne, Yolande Pinard et Jennifer Stoddart, « La Fédération nationale Saint-Jean Baptiste et les

revendications féministes au début du XXe siècle », Marie Lavigne et Yolande Pinard, dir., Travailleuses et féministes : les femmes dans la société québécoise, Montréal, Les Éditions du Boréal Express, 1983, p. 206.

25 Pour une description plus approfondie, voir Jennifer Stoddart, op. cit., p. 321 à 322 ; Marie Lavigne et

Hélène Bérubé, op. cit.

26 Jennifer Stoddart, op. cit., p. 322. ; Andrée Lévesque, op. cit., p. 41. 27 Andrée Lévesque, op. cit.

72

La Commission Dorion formule finalement un certain nombre de recommandations qui, plutôt que d’innover, maintiennent le statu quo au nom de la préservation de l’ordre social28. Loin d’avoir été entendues, les revendications féministes concernant les droits

civils et politiques des femmes mariées perdureront ainsi au Québec jusqu’au milieu des années 1980. Thérèse Casgrain restera une figure de proue de ce mouvement, exigeant sans relâche la révision du statut civil des femmes mariées29. Elle réussira d’ailleurs à inscrire cet

objectif au programme de la LDHQ dès la création de celle-ci, en 1963. Son militantisme à la Ligue se situe donc dans le prolongement des combats féministes qu’elle mène au Québec depuis son arrivée à la tête de la Ligue des femmes en 1929, dans un contexte qui annonce le retour d’une action féministe organisée, notamment avec la création en 1966 de la Fédération des Femmes du Québec (FFQ) et de l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS).

Au début des années 1940, l’obtention du droit de vote pour les élections provinciales, suivie de près par la mort d’Idola Saint-Jean (1945) et celle de Marie Gérin- Lajoie (1946), contribuent à redessiner l’engagement des militantes féministes québécoises. Dans son histoire des femmes au Québec, le Collectif Clio soutenait que de 1950 à 1965, les femmes n’avaient plus l’occasion de militer et de se rencontrer au sein d’associations féministes, témoignant ainsi d’un essoufflement que les mouvements féministes québécois auraient connu au cours de cette période30. Dans leur anthologie, Micheline Dumont et

Louise Toupin réévaluent ce constat, soulignant plutôt que les Québécoises se mobilisent dans de nouvelles associations de nature politique, économique, professionnelle ou éducative qui conservent une perspective féministe31. Elles se regroupent notamment à la

Voix des femmes du Canada, au sein de l’Association des femmes universitaires, ainsi que des comités féminins syndicaux32.

28 Les commissaires rejettent la théorie des droits égaux qu’ils jugent absurde en raison de la fonction même

des femmes qui doivent se sacrifier pour le bien être de la famille. Malgré tout, la Commission débouche sur quelques avancées: la protection de biens réservés à la femme mariée en communauté de biens, et la libre disposition de son salaire. Collectif Clio, op. cit., p. 353. ; Marie Lavigne et Hélène Bérubé, op. cit. p. 91.

29 Micheline Dumont et Louise Toupin, op. cit., p. 326. 30 Collectif Clio, op. cit., p. 432.

31 Micheline Dumont et Louise Toupin, op. cit., p. 30. 32 Collectif Clio, op. cit., p. 432- 433.

2.1.2 Militantes de la LDHQ et militantes féministes : donner à la femme mariée sa