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Réfléchir par l’art : mes enjeux au moment d’entreprendre le nouveau projet

CHAPITRE 3 LES EMPREINTES DU MONDE SIGNIFIANT EN MOI

3.5 L’actualité de ma pratique artistique en 2008-2009 : la croisée des chemins ou les

3.5.1 Réfléchir par l’art : mes enjeux au moment d’entreprendre le nouveau projet

Je sentais que le terrain sous mes pieds était assez solide pour entreprendre un projet plus compromettant : après toutes ces créations collectives théâtrales, je souhaitais me déstabiliser en travaillant autrement, à partir de médiums dont je n’étais pas experte, ce qui m’obligerait à prendre davantage appui dans le groupe. Mais surtout, je voulais expérimenter le processus de réflexion comme médium de l’œuvre. C’est pourquoi, comme je le raconte dans le chapitre suivant, j’ai proposé aux femmes de « réfléchir par l’art » à ce que cela nous fait d’avancer en âge.

Avant de me lancer dans ce récit, je voudrais m’attarder sur ce que j’entendais par « réfléchir par l’art », un terme qui sera vite adopté tout au long du projet. En passant par l’art comme mode opératoire de la connaissance intime, de l’invention, de la construction de sens, de la révélation, comme médium du symbole et véhicule symbolique, je suis amenée à comprendre l’inédit, à comprendre ce que je ne sais pas que je sais, à me réveiller.

Ce qui caractérise l'art en tant que mode de connaissance, c'est d'abord son double caractère pensant et in/formant […] Lorsque je pense par l'art, je pense par le faire, par la poïétique; je ne peux séparer le faire du pensé. (Boutet, 2009, p. 36)

Je voulais réfléchir dans le sens de penser, c’est-à-dire « exercer mon esprit, mettre en œuvre ma conscience »57, faire du sens avec les sens. En relisant récemment les Considérations morales d’Hannah Arendt, qui s’est justement intéressée toute sa vie à l’expérience de penser et aux conséquences néfastes, sinon les dangers de ne pas penser, je trouvai cette métaphore du vent qui s’appliquait totalement à la posture que je voulais proposer aux femmes qui participerait au nouveau projet collectif :

[parlant de la métaphore du vent utilisée par Socrate] Il est dans sa nature de défaire, de dégeler si l’on veut, ce que le langage, médium de la pensée, a gelé sous forme de pensées […] Mais si le vent de la pensée, que je vais à présent éveiller en toi, te sort du sommeil et te rend parfaitement alerte et vivant, alors tu verras que tu n’as que des embarras, et ce que nous pouvons faire de mieux est de nous les partager. (1996, p. 52)

Mais réfléchir, c’est aussi « renvoyer par réflexion dans la direction d’origine ou dans une autre direction; c’est refléter »58. Quand je me tiens devant un miroir, c’est mon image

qui me revient; dans mon reflet, je m’apparais à moi-même. Mais dans un groupe, c’est la présence de l’autre qui fait office de reflet, de révélateur, et alors, j’apparais en apparaissant aussi pour l’autre; et quand l’autre apparait, une voix nouvelle me parvient par ses mots. Qui suis-je et qui est cette personne qui est une autre-moi me regardant? Je suis en quête, j’enquête, j’interroge. Ma posture délibérément réfléchissante me met en relation avec les autres femmes du groupe dont l’attention et l’intention se tendent vers ce même objectif. Mais aussi, je me mets en relation réfléchissante avec tous les éléments de non-moi qui me constituent :

Si nous sommes conscients qu’un soi est toujours fait d’éléments non-soi, nous ne serons jamais prisonniers de la notion de soi ou de non-soi et nous n’aurons jamais peur de l’utiliser […] Nous avons une notion de la personne qui diffère de celle de « non- personne », qu’il s’agisse d’un arbre, d’un daim, d’un écureuil, d’un aigle, de l’air ou de l’eau. Mais la notion de « personne » doit aussi être transcendée, car une personne n’est faite que d’éléments non-personne. […] Sans arbres, l’homme ne pourrait pas être. Sans les fruits, l’eau et le ciel, l’homme ne serait pas. (Thich Naht Hanh, 1997, p. 57)

L’exploration avec les matériaux, les couleurs, les textures, le corps, le mouvement, l’espace, les odeurs, les mots-images, me ramène à la maison, comme je le dis souvent en atelier. Je veux dire par là que ma force d’attention est portée entièrement par et dans le geste artistique que je pose, dans mon environnement spécifique, dans mon moment présent et de présence. Et comme ce concept fondamental de la phénoménologie nous le rappelle : « C’est la présence qui fait sens dans notre rapport au monde, car être au monde, c’est vivre le monde » (Vergely, 2001, p. 60). Dans l’atelier, c’est tout l’être qui s’investit dans cette sorte d’état d’esprit, de mise en alerte et d’éveil.

Le thème qui revient dans mon esprit, ce sont les voix. Les voix qui m’habitent, qui me traversent, qui se tressent à l’infini, rendant visible quelque chose d’invisible. Point d’intersection de tous mes lieux de pratique – littérature, théâtre, pratique relationnelle, l’art de la conversation. Créer des contextes pour faire entendre ces voix et en rendre d’autres audibles. Des installations où les gens pourraient se rencontrer, se parler, déambuler, entendre, être entendus, vivre le silence, vivre la parole venue d’ailleurs, vivre un dérèglement des sens plutôt que d’y assister comme spectateurs. (Carnet, 3 mai 2004)

CHAPITRE 4 RÉCIT D'UNE RECHERCHE CRÉATION EN