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CHAPITRE 4 RÉCIT D'UNE RECHERCHE CRÉATION EN COMMUNAUTÉ

4.3 An 2 (2010-11) : codéveloppement de notre méthode

4.3.1 Des cocréatrices qui agrandissent leur posture

Dès la rencontre du 22 septembre 2010, nous avons entrepris un travail systématique de réflexion sur notre coanimation75, décortiquant notre façon de faire, son pourquoi et son comment. Les rencontres comportaient des points de « méta » concernant des moments précis dans l’animation, c’est-à-dire que dans l’action, nous prenions un temps pour faire ressortir ce qui venait tout juste de se passer, se demander comment faire autrement, souligner un point fort, mettre en lien ce qui venait de se passer avec une autre dimension, etc. Par exemple, afin de transmettre comment animer le jeu de la leader :

73 J’avais finalisé le calendrier de tournée des visites-ateliers durant l’été, nous avions onze visites dans dix

groupes de la région montréalaise, une visite dans un groupe de Lanaudière et une autre à Beauport. Ces deux dernières visites nous permettraient de vivre les défis de la future tournée provinciale.

74 Il s’agit de Nicole Desaulniers, Françoise Gervais, Lise Gratton et Diane Richard.

75 Cinq réunions de retour réflexif et un bilan à l’automne; huit réunions de retour réflexif et un bilan de l’année à l’hiver-printemps. Quinze rencontres en tout. À cela, il faudrait rajouter plusieurs rencontres individuelles que j’ai faites avec l’une ou l’autre des « co ».

Suzanne demande une volontaire, pour s’exercer à être « maître de jeu ». Françoise se porte volontaire. Durant l’exercice, on prend le temps de noter ce qui se passe, comment on procède, ce qu’on peut amener différemment, etc. Ce qui ressort des points « méta » : Revenir à la maison du corps et de la respiration; s’inspirer du mouvement de la leader, il ne s’agit pas de l’imiter; ne pas faire de rupture dans le mouvement : on le fait grandir ou on le rapetisse, et le mouvement nous amène quelque part, organiquement. Ça permet de sortir de sa tête, de ne pas s’interroger sur ce que je peux faire ensuite. La leader donne le relai, le leadership, ça se partage; « être ensemble », ça se réchauffe aussi! Garder le regard vivant, « se voir » chacune; trouver une fin ensemble, sans mots.

Nous remarquons : ne pas donner trop de consignes avant de commencer, que la « maître de jeu » les rajoute au fur et à mesure plutôt, en s’inspirant de ce qui se passe.

Nous allons continuer à nous pratiquer dans l’animation la prochaine rencontre. (verbatim, 22 septembre 2010)

Autre exemple de « point méta », un peu plus tard lors de cette première réunion de réflexion :

Suzanne : J’aimerais ça que, quand on dit « réfléchir sur ce qu’on fait », on fasse une méta- réflexion – ça c’est pour toi Françoise, parce que je sais que tu aimes ça ces mots-là! (rires)… Françoise, tu as dit quelque chose de ta vie. Et là, Diane, elle a reformulé ça dans des termes qui ressemblent à qui elle est, ce qu’elle a fait dans la vie : « poursuivre ta capacité d’affirmation » Puis toi, tu reviens là-dessus et tu dis : oh moi, ça me donne mal à la tête des mots comme ça, j’pense que je vais aller m’étendre! (rires)

Françoise : Exactement ça!

Suzanne : Des fois, Nathalie, elle nous remet la pendule à l’heure, elle nous dit : c’est quoi ça que tu viens de dire? Ça, dans l’animation, qu’est-ce qu’on fait avec ça? C’est bête parce qu’on s’enfarge les pieds dans le tapis sur des termes, alors que toi, la piste que tu as, ce que tu viens d’exprimer, ça parle de la même chose… mais là, à cause d’une question de vocabulaire… ça, dans l’animation, comment être accessible…

Durant toute l’année, nous sommes donc revenues systématiquement sur les ateliers que nous animions. Nos réflexions s’ancraient dans les faits, à partir des verbatim, puisque j’enregistrais et retranscrivais tous les échanges lors des visites en tournée ainsi que ceux du groupe de partage de récits de vie. Nous avions ainsi un outil de référence extrêmement efficace pour vérifier nos impressions, comprendre ce qui s’était passé dans le feu de l’action dans les mots exacts; nous pouvions identifier nos stratégies d’actions et ce qui avait posé problème. Aussi, nous expérimentions comment une difficulté dans l’animation pouvait contenir un enseignement précieux dans le contexte d’une réflexion « sur et dans l’action »76. Dans cette première année de réunions réflexives, j’enregistrais également ces rencontres, ce

qui nous a permis de suivre l’évolution de nos questionnements et de nos postures, de nous y référer régulièrement avant d’aller animer un atelier. Je faisais rapidement les transcriptions et les distribuais avant chaque réunion, afin que mes collègues puissent les lire et se préparer.

Les neuf rencontres du groupe de partage sur le vieillissement que nous coanimions à La Marie Debout en alternance, deux par deux, entre chacune des visites en tournée, ont été un véritable laboratoire sur notre pratique d’animation77 et pour développer ensemble notre style, notre méthode spécifique, qui prendrait son essor durant les deux années suivantes.

Nous avons fait une réunion sur la coanimation tout juste avant notre première rencontre du groupe de partage, en octobre 2010. J’avais préparé un document pour rappeler les objectifs généraux de ce groupe, ainsi que mes suggestions de consignes, à partir de nos conversations antérieures. En substance :

 Encourager la prise de parole des femmes sur ce qu’elles vivent : comment vivent- elles le fait qu’elles vieillissent.

 Encourager les femmes à nommer ce qu’elles sentent, ce qu’elles éprouvent, dans la lumière et l’ombre de ce chemin à parcourir.

 Encourager la réflexion sur ce que nous vivons : notre objectif n’est pas une thérapie individuelle ou de groupe; notre objectif est de faire du sens avec ce que nous vivons, individuellement et collectivement.

 Tenter de départager ce qui nous vient de la « propagande des médias », de ce que nous éprouvons réellement, profondément. Essayer ensemble de se « retrouver », de parler avec notre cœur et notre âme, dans le chaos de la société qui ne permet pas de vieillir.

 La diversité des expériences et sa richesse : c’est pourquoi le récit de nos vies, dans le présent, est si important. Nous seules pouvons faire le récit de nos vies. Si nous ne le faisons pas, personne ne le fera à notre place.

Pour ce qui est des consignes pour l’animation, je suggérais :

 Pas de jugement sur ce qui se dit : on ne se répond pas, on ne commente pas les récits. On accueille.

 On « résonne » ensemble : ce que tu me dis de toi me renvoie à ceci de moi, en moi, pour moi.

 Confiance, respect, confidentialité. Respecter le tour de parole. Intervenir rapidement pour recadrer quand il y a des jugements émis, afin que les femmes se sentent en sécurité.

Lors de cette réunion, j’ai rappelé à mes collègues que nous étions toutes là pour nous épauler dans l’animation :

« Prenons appui l’une sur l’autre. Tout ce que cela prend pour animer, c’est la présence. Quand je suis présente, complètement, dans ce qui se dit, se passe, et pas dans la panique du "qu’est-ce que je dis, qu’est-ce que je dois faire", tout se passe bien. C’est exactement comme dans le jeu du leader, le corps sait où aller; le cœur conscient sait aussi » (verbatim du 28 octobre 2010).

Pour la première animation du groupe de partage, j’ai proposé un plan de match, qui a servi de modèle de départ pour les rencontres suivantes :

Qui sommes-nous? Que faisons-nous? À quoi rêvons-nous? Quels sont les projets qui nous animent? Quelle place voulons-nous prendre dans la société?

Le premier objectif de notre groupe de partage est de nous raconter pour nous faire voir. Un espace récits de vie, c’est être d’abord visible l’une à l’autre.

C’est quoi être vieille? À partir de quel âge suis-je vieille? De 55 ans à 105 ans, ça fait beaucoup de monde ça! Et on peut imaginer, beaucoup de vies différentes, de femmes différentes, de parcours différents. C’est cette diversité des expériences qui est passionnante. Nous allons nous rendre visibles dans nos histoires, pour nous permettre de nous voir l’une l’autre.

D’abord, faisons la distinction entre « vieillissement » et « vieillesse ». Qu’est-ce que vous voyez comme différences? Qu’est-ce que ces deux mots vous évoquent, ça vous dit quoi? (partage grand groupe, noter au tableau, 10-15 minutes)

Un premier récit de vie : Qui suis-je aujourd’hui? Qu’est-ce que je fais aujourd’hui? De quoi j’ai besoin dans ma vie maintenant pour me sentir (plus) vivante? (petits groupes, 15- 20 minutes)

On revient en grand groupe pour un partage (15-20 minutes).

Conversations plus intimes, une autre façon de faire un récit : on va se séparer 2X2, 3X3 pour des conversations plus intimes. Dans le groupe de création, nous faisons circuler un petit livre qui nous sert à rencontrer les gens et leur poser la question suivante : quand vous pensez à votre vieillissement, au fait que vous vieillissez, qu’est-ce qui vous vient spontanément à l’esprit? Qu’est-ce qui vous fait peur, qu’est-ce que vous trouvez de lumineux, de nouveau, de fort? Qu’est-ce qui est sombre, ombrageux et qu’est-ce qui est lumineux pour vous, dans votre vie, dans votre cœur, dans votre esprit, dans votre vie? Alors, on va faire l’exercice nous aussi. Essayons d’être spécifique, partons de nous, parlons

de nous, avec des phrases au « je ». Prenez des notes de vos échanges parce qu’on va les partager en grand groupe (15 minutes).

Partage grand groupe : (15 minutes)

J’ai aussi fait des suggestions pour les rencontres suivantes, de différents moments d’écriture. Je proposais de prendre des éléments de notre installation, comme une des boîtes ou des photos, afin de stimuler les participantes. J’avais aussi répertorié toute une série de questions ou de thèmes pouvant servir d’amorce aux conversations ou pour relancer les échanges. Par exemple :

Regarder les propositions de l’Organisation mondiale de la Santé : ça aurait l’air de quoi ce monde où il fait bon vivre à tous les âges? Dans les petites et les grandes choses? Par rapport au quartier, à la ville? Comment nous voyons-nous là-dedans?

Quand je suis libre de mon temps, libre de tout faire, est-ce que je ressens le besoin de me mettre un cadre? C’est quoi un cadre exactement? Discipline personnelle? On fait quoi de son temps? On recherche quoi?

Qu’est-ce que je fais dans ma vie pour me sentir utile? Comment suis-je en lien avec les gens? Comment je trouve à me valoriser?

Y a-t-il des choses que je faisais plus jeune mais que j’ai décidé de ne plus faire aujourd’hui? Des choses qui ont commencé à me peser, des choses que je ne trouve plus utiles, importantes aujourd’hui? Qu’est-ce que j’ai appris de la vie?

Vivre mes deuils : l’art de laisser place au changement.

Développer des amitiés nouvelles, des complicités avec d’autres femmes, avec des personnes de tous âges : l’intergénérationnel.

Tout au long de l’année, mes collègues ont fait des essais en animant, délaissant parfois l’aspect artistique et poétique de notre démarche pour se laisser entraîner dans un style plus près d’un groupe de soutien que d’un groupe réfléchissant créativement. Il faut mentionner que plusieurs des femmes qui venaient à notre groupe fréquentaient aussi un groupe d’entraide en santé mentale, et la tendance à poursuivre dans la même veine était forte. Le contraste entre notre animation en tournée et celle du groupe de partage était parfois très fort et certes éloquent. Au gré de nos animations et au fil de nos réunions de réflexion, nous avons pu identifier ce qui se passait et nous ajuster, en profitant des précieux verbatim.