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CHAPITRE 2 CADRE THÉORIQUE, APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE ET STRATÉGIE DE

2.6 Approche autobiographique

Réfléchir sur sa pratique n’est pas toujours facile, c’est déstabilisant de se regarder, de s’observer et de s’analyser. Il faut que cette démarche ait suffisamment de sens pour soi, pour le faire et surtout pour persister dans cette voie. (Pilon, 2005, p. 77)

L’étude de ma pratique, une recherche à la première personne, renvoie forcément à l’autobiographie puisque le terrain d’investigation pour comprendre les enjeux vient de mes expériences de vie. Ce qui m’a motivée à revenir sur certains épisodes plutôt que d’autres, c’est qu’en compilant des extraits significatifs de mes anciens journaux et carnets (douze cahiers d’une centaine de pages chacun), cahiers de bord de projets créateurs ainsi que les scripts de performances et mes textes dramaturgiques (1983 à 2008), échanges épistolaires en

10 Pour tous les verbatim, je prenais soin de noter également les silences, les bruits, les tons de voix qui parfois venaient en contradiction avec ce qui était dit ou apportant d’autres éléments de sens que les simples mots. Je voyais ces notes un peu comme les didascalies dans le théâtre du réel.

lien avec des questions de fond, j’ai pu relever des récurrences, une espèce de fil d’or traversant des épisodes apparemment sans liens dans ma trajectoire de vie d’artiste. Des thèmes me sont apparus, des questionnements revenaient avec d’autres termes, d’autres couleurs, d’autres motifs, mais une sorte de vibrance émanait de toute cette matière. À l’évidence, il y avait une cohérence dans tout ça. Je pouvais la percevoir mais que je ne la comprenais pas encore. D’où la pertinence de revisiter mes anciennes narrations afin d’y déplier du sens nouveau qui éclairerait mon action dans le présent. Mais n’était-ce pas simplement changer une narration pour une autre? C’était là tout l’intérêt et la validité de la recherche à la première personne encouragée par le programme de maîtrise de l’UQAR, où les chemins d’auto-explicitation et les retours réflexifs reposent sur des approches phénoménologiques rigoureuses (Pilon, 2004 et 2005).

Tout au long de la maîtrise, j’ai utilisé des techniques comme des « je me souviens » et « je m’observe », qui rejoignaient des exercices d’écriture que j’utilisais déjà dans ma pratique, inspirés par l’écrivaine Natalie Goldberg (1990). J’ai écrit de courts récits à la première personne, les plus descriptifs possible, sur des épisodes de ma vie au présent mais aussi sur des périodes de ma vie passée que je n’avais jamais racontées jusque-là par l’écriture. Un autre type d’exercice fort concluant, inspiré par Jeanne-Marie Rugira, fut d’écrire sur des moments où « j’ai su faire » et d’autres où j’avais l’impression d’avoir échoué, puis de mettre ces textes en relation. J’ai tenu un journal de maîtrise, cinq cahiers d’une centaine de pages chacun. J’ai rédigé onze textes de réflexion, aussi appelés « fiches d’intégration », après chacun de mes séminaires afin de mettre en relation ce que j’apprenais de moi à travers mes interactions avec mes collègues de maîtrise et sur le terrain du projet communautaire. J’ai procédé à une analyse praxéologique rigoureuse d’un cas tiré de mon expérience personnelle qui me semblait une situation-cœur à l’origine de certaines de mes difficultés relationnelles dans le travail en communauté. J’ai également utilisé la méthode de la grille d’analyse de l’action efficace (Pilon, 2004) pour plusieurs situations où j’avais rencontré des difficultés sur le terrain. Bref, je choisissais des outils qui me permettaient d’ancrer mon sujet de recherche et mes problématiques dans mon expérience terrain.

Mais j’ai aussi pris bonne note des récits que je n’arrivais pas à écrire, sur certains moments charnières de ma pratique ou de ma vie personnelle, y décelant une ombre

révélatrice. La stratégie que je me suis donnée pour traverser ces difficultés à raconter, ce fut d’abord de les accueillir. Puis, d’en faire le tour, d’abord à distance, en décrivant des cercles de plus en plus rapprochés de mon sujet. Apprivoiser le cœur finalement. Cela m’a pris plusieurs années. Concrètement, à partir de l’été 2010 puis au cours des quatre étés suivants, j’ai tenu un carnet de bord du fleuve, puisque je résidais au Bic, mon bureau avec vue sur les eaux, « mes racines aquatiques », comme je dis souvent. Dans ces carnets, je dessinais, faisais des encres et des aquarelles, écrivais des réflexions au gré de mes lectures; j’explorais par la poésie, la graphie, l’écriture exploratoire, les pérégrinations réflexives favorisées par l’emploi des couleurs et des formes. Sortes d’essais interdisciplinaires, je réfléchissais par l’art, comme ce que je préconisais dans le projet Nous, les femmes qu’on ne sait pas voir. Cette pratique soutenue m’a permis de graduellement approcher de nouvelles façons de considérer des épisodes de mon passé, et de vivre l’expérience que je proposais en communauté. Au fil des étés, un récit en éclairait un autre. J’injectais cette conscience dans l’action et ce que je vivais durant l’année à travers le projet communautaire me donnait de nouvelles pistes d’écriture, que j’intégrais l’été suivant. Petit pas après petit pas, mon chapitre trois se construisait, en relation intime avec le projet qui prenait forme et qui deviendrait le chapitre quatre.

Par ailleurs, l’autobiographie comme genre littéraire m’a inspirée tout au long de la maîtrise. Et plus précisément, des livres m’ont marquée pour leur qualité heuristique, dans le sens d’une « description pour comprendre l’expérience vécue » (Fortin, 2006, p. 100) et où, à l’évidence ou du propre aveu des auteurs, « écrire est un fardeau, écrire est une aventure, écrire est une révélation » (Hillman, 2001, p. 23). Je pense notamment à Instants de vie, de Virginia Woolf, Les révélations de la mémoire, de Jacqueline de Romilly, Du givre sur les ronces, de Margaret Mead, L’écrivain et l’autre, de Carlos Liscano. Écrire, pour arriver à se comprendre; à comprendre le monde. Et son corollaire, lire pour tenter de se comprendre; de comprendre le monde. Mon rapport à l’écriture s’est toujours tressé à mon rapport à la lecture. Je dis parfois que je suis une bibliophile. Je vis avec les livres, les idées, les voix singulières, certaines depuis mon adolescence. J’ai certainement été initiée en cela par ma sœur aînée, grande intellectuelle et amoureuse folle des livres depuis sa plus tendre enfance. Ma relation aux livres est tout aussi agissante que l’univers du sensible dans lequel je

m’incarne tant bien que mal depuis ma venue au monde. Par ailleurs, je dois avouer que mon rapport aux livres est tout aussi physique qu’intellectuel. Et je souris ici en pensant à Michel Tremblay qui raconte dans l’un de ses récits autobiographiques, comment, lorsqu’il était enfant, il n’avait pu se retenir de mordre littéralement dans le cuir de l’un de ses livres (Tremblay, 1994, p. 178). J’ai toujours dormi près de mes livres, parfois je dors avec certains d’entre eux. J’en respire le parfum des encres, je caresse la couverture et le grain des papiers, j’admire la mise en page. Pour moi, le livre est un objet précieux, tant dans sa dimension matérielle qu’immatérielle. Et leurs auteurs sont autant de compagnies dans mes pérégrinations.

Lors d’une entrevue pour Homère est morte11, l’intervieweuse demanda à Hélène Cixous, à propos d’un passage de son livre : ça, c’est fiction ou non fiction? Et Cixous de répondre : « c’est une réalité transposée dans l’écriture ». En ce qui me concerne, l’écriture réflexive m’a permis une trans/position : en changeant les morceaux de place ou en changeant de position pour les contempler, en revisitant mes anciennes narrations, je découvrais de nouveaux motifs, de nouveaux sens, dans le casse-tête de mes expériences.