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CHAPITRE 2 CADRE THÉORIQUE, APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE ET STRATÉGIE DE

2.7 L’écriture du mémoire : une écriture réflexive

L’âme ne naît pas aujourd’hui! Son âge se compte en millions d’années. La conscience individuelle n’est que le support d’une floraison saisonnière qui surgit du rhizome souterrain vivace, et celle-ci est en meilleure harmonie avec la vérité lorsqu’elle prend en compte l’existence du rhizome, car l’enchevêtrement des racines est mère de tout. (C. G. Jung, cité dans Wehr, 1995, p. 13)

Je ne sais trop quand j’ai commencé la rédaction de ce mémoire. Depuis le début de la maîtrise, suis-je tentée de dire, telle une peinture-témoin de ce que je vivais. Aussi, telle cette idée-image, trouvée chez Jung, d’« enchevêtrement des racines », je ne pouvais pas écrire un chapitre après l’autre de façon linéaire. J’ai plutôt procédé comme je le ferais pour une composition visuelle, une peinture, une grande tapisserie ou mieux encore, comme une mise en scène : je travaille d’abord l’espace mis en jeu, le contexte, la forme du cadre, j’y mets une touche de gris ici, une de rouge là, un geste de la main ici, un effet de chœur là, et ainsi

de suite, jusqu’à être satisfaite de l’équilibre de l’ensemble de l’œuvre. Pour écrire ce mémoire, je créais l’ensemble dans un même élan et une même poursuite. J’avais besoin de tous les fils pour tresser au fur et à mesure. Travailler ici, sur le rapport au public, c’est aussi travailler là, sur l’œuvre sans spectateur de Nous, les femmes; dégager du sens ici, sur mes premiers ressentis de l’altérité, m’amène un éclairage là, sur ma pratique relationnelle présente; un nécessaire développement sur ce qu’est l’art engagé m’amène à préciser les contours de ma propre pratique. En d’autres termes, il n’y a pas eu de linéarité dans l’écriture, mais plutôt une façon de travailler en spirale ou en aller-retour entre l’exploration et la compréhension, procédure courante chez les artistes (Gosselin, 2006). Cette approche en spirale se retrouve également dans la recherche-action (Barbier, 1996) :

Toute avancée en recherche-action implique l’effet récursif en fonction d’une réflexion permanente sur l’action. Mais inversement, tout segment d’action engendre ipso facto une poussée de l’esprit de recherche. Pas de recherche sans action, pas d’action sans recherche, comme le disait Lewin. (Barbier, 1996, p. 83)

Les allers-retours entre la réflexion et le terrain sont aussi à la base de l’analyse de l’action efficace que propose la praxéologie (St-Arnauld, 2003), ainsi que de la théorisation ancrée (Paillé, 1994)12. C’est dire que je me suis sentie tout au long de la maîtrise à un carrefour d’approches qui m’encouragèrent dans ma méthode de prime abord intuitive. Mais qui de mieux que l’écrivaine Annie Dillard pour dire poétiquement la nature épistémologique et heuristique de l’écriture réflexive :

En écrivant, tu déploies une ligne de mots. Cette ligne de mots est un pic de mineur, un ciseau de sculpteur, une sonde de chirurgien. Tu manies ton outil et il fraie un chemin que tu suis. Tu te trouves bientôt profondément engagé en territoire inconnu. S’agit-il d’une impasse, ou bien as-tu localisé le vrai sujet? Tu le sauras demain, ou dans un an. Entre tes mains et en un clin d’œil, l’acte d’écrire, jusque-là expression de tes idées, s’est mué en outil épistémologique. (Dillard, 1996, p. 11)

Je voulais raconter, car comme l’écrivait Paul Ricœur, « la narration de soi est, non pas une pure invention, mais une mise en récit de la réalité, un agencement d’événements

12 Paillé propose le terme de « théorisation ancrée », adaptation de la Grounded Theory méthode d’analyse qualitative introduite en 1967 par Glaser et Strauss, c’est-à-dire une analyse des données qui revient constamment au concret du terrain de recherche, de la réalité observée, dans une méthode de constant aller- retour entre l’activité de conceptualisation, de théorisation, de mise en relation avec les données recueillies, voire pendant la période où on les recueille (Paillé, 1994, p. 147).

permettant de les rendre lisibles et de donner sens à l’action » (Kaufman, 2004, p. 151). J’ai longuement tâtonné entre différentes approches de récit : récit de vie (Bertaux, 2006), récit de pratique (Broda, 2002), récit phénoménologique (Muchielli, 2009), mon cœur balançait sans vraiment trouver la forme qui me convenait. J’ai même pensé écrire un script théâtral afin de convier toutes les voix qui m’habitaient, pour trouver la « mise en intrigue » dont parle Balleux, à la suite de Ricœur :

Ricœur (1983) nous suggère qu’« une histoire doit être plus qu’une énumération d’événements dans un ordre sériel, elle doit les organiser dans une totalité intelligible et la mise en intrigue est l’opération qui tire d’une simple succession une configuration » (p. 102). Cette mise en intrigue nous invite résolument à une certaine organisation, sinon davantage, à une réorganisation certaine des éléments tirés des entrevues, en fin de compte à articuler les éléments du temps pour s’y retrouver. Elle nous pousse aussi davantage à la mise en lumière de la complexité émergente qu’à sa simplification. (Balleux, 2007, p. 407)

Le plus difficile pour arriver à cette « mise en lumière de la complexité émergente », c’était de trouver la souplesse nécessaire pour prendre une distance face à ma matière tout en restant proche de l’expérience. En effet, le passage de la praticienne dans le feu de l’action créatrice à la chercheure – qui, elle, doit se retirer afin de prendre une distance critique et revenir sur les sens de l’expérience – fut un exercice extrêmement ardu en ce qui me concerne. Je le vivais comme deux postures contraires puisque ce qui était en jeu dans ma pratique, sur le terrain collectif, c’était justement de rester en lien, de faire partie du « nous ». Or, avoir cette impression de « quitter » pour réfléchir me semblait antiproductif pour ce que je tentais d’étudier. Ma seule stratégie pour ne pas défaillir, ce fut de voir l’écriture du mémoire comme un prolongement de l’œuvre. Ceci étant dit, j’avoue avoir vécu l’écriture dans une spirale d’émotions contradictoires, mais toujours avec le sentiment que j’étais en train de faire ce qu’il fallait.

Je continue. Je souffre. Je m'énerve moi-même! Je me pardonne. Je prends un bain. Je médite. Je me rassois devant l'ordinateur. Je trouve un bout. Puis un autre. Je relis. Je redoute. Je peste. Je suis au bord des larmes. Je me calme. Je continue. Je fume. Je fulmine. Je me regarde dans le miroir. Je m'encourage. Me décourage. M'enrage. Prie. Plie. Supplie. Sur-vis. Souris. Soupire et je continue... et je souffre. Je m'énerve moi-même! Je me pardonne. Je prends un autre bain. Je médite. Je me rassois devant l'ordinateur. Je trouve un bout. Puis un autre. Je relis. Je redoute. Je peste. Je suis au bord des larmes. Je me calme. Je continue. Je fume. Je fulmine. Je me regarde dans le miroir. Je m'encourage. Me décourage. M'enrage. Prie. Plie. Supplie. Sur-vis. Souris. Soupire et je continue... etc etc etc etc (carnet personnel, octobre 2014).

All artists are able to display their craft without the exertion and engagement that marks a performance from the soul. [But] if you are involved in something that engages you; confronting your own prejudices, fears, and limitations, rather than merely presenting what you already know; feeling your own discomfort and taking that discomfort into the terrain where the truth exposes you – then you are quite possibly in the territory of the vision. You are close to grasping the mystery of healing. You are then, only then, within reach of the gift that you can bring back to the world.

Estella Conwill Májozo (Lacy, 1995, p. 93)

CHAPITRE 3 LES EMPREINTES DU MONDE SIGNIFIANT EN