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Croire perdre la foi : du sentiment d’être AUTRE à ressentir l’AUTRE

CHAPITRE 3 LES EMPREINTES DU MONDE SIGNIFIANT EN MOI

3.2 La genèse d’une artiste : identité, altérité et empathie

3.2.2 Croire perdre la foi : du sentiment d’être AUTRE à ressentir l’AUTRE

C’est encore l’hiver, une fin d’après-midi. Je suis en secondaire I. J’ai douze ans. Je suis à la pastorale, assise sur un billot de bois. Tout est silencieux. Sombre. Je suis seule, puis la présence diffuse de l’aumônier. Une vision du Christ sur la croix, une sensation insupportable. Les clous dans ses mains, ses pieds. La couronne d’épines lui entaillant le front. Tous ces spectateurs, le visage enlaidi par la cruauté… La gorge serrée, sèche, je me dis qu’aucun père, fût-il un Dieu, ne laisserait souffrir son enfant de la sorte. Ne permettrait autant de souffrance. La souffrance de Jésus s’ouvrait sur l’abyssale souffrance du monde, dans le monde, et je me sentis submergée. C’est à partir de cet après-midi d’hiver que je cessai de croire en Dieu. Du même souffle, je ressentis profondément la souffrance qui m’entoure, les injustices, la méchanceté d’un monde m’apparaissant peu hospitalier. L’image qui est apparue dans ma conscience, c’est Jésus qui se dissolvait dans l’humanité; sa souffrance se dissolvait dans la souffrance du monde, dans le vivant du monde animal, végétal, humain.

Rétrospectivement – et pour cela il aura fallu que je traverse d’autres épisodes marquants de vie, que je raconte un peu plus loin dans ce chapitre, pour en saisir les sens plus profonds – je peux voir dans ce que je viens de raconter un épisode-cœur, mais aussi une expérience du cœur. Mon éprouvé de la souffrance, celle du monde qui me traversait, fut fulgurant. Ce n’était pas une vue de l’esprit mais une sensation physique et psychique qui m’a littéralement déplacée, réveillée du sommeil de l’enfance. Au moment de l’expérience, l’intensité de ce que j’ai ressenti me fut intolérable. Ma souffrance s’est liée à celle du monde que je contemplais pour la première fois. Le sens de cet épisode imprimé dans ma conscience pendant plusieurs années fut la perte de Dieu. Je pense aujourd’hui que ce qui fut le plus agissant, quoiqu’imperçu pendant longtemps, ce fut la naissance du sentiment de ma mission (et de mon plus grand défi) dans cette vie. Mon cœur d’enfant de douze ans a répondu ainsi à l’appel : si Dieu n’aime pas ses créatures et les laisse souffrir, je n’aurai de cesse de tenter de les aimer et d’apaiser leurs souffrances. Je ne le savais pas encore mais je venais de faire des vœux de boddhisattva pour la première fois. Trop jeune. Je découvrirai beaucoup plus tard le Soutra du diamant, qui est le récit d’une conversation entre le Bouddha et son disciple

Subhuti. On y retrouve en substance ce qu’implique faire vœu de boddhisattva, à savoir pratiquer pour tout le monde, pour les arbres, les animaux, les minéraux, l’eau.

Nous pratiquons pour les êtres vivants ayant une forme et ceux qui n’en ont pas, pour les êtres vivants ayant des perceptions et ceux qui n’en ont pas. Nous formons le vœu de mener tous ces êtres sur la rive de la libération. Or, quand nous les avons tous conduits sur la rive de la libération, nous réalisons qu’aucun d’entre eux n’a été conduit sur la rive de la libération. C’est l’esprit du bouddhisme mahayana. (Thich Naht Hanh, 1997, p. 54)

Par ailleurs, si ce que j’ai vécu consciemment ce jour-là est le sentiment d’avoir perdu la grâce de la foi, du même souffle naissait l’intuition d’une autre grâce. Celle d’un ressenti profond de reliance. C’était la première fois de ma jeune vie que je me suis sentie cellule du même grand corps de l’humanité (Peace Pilgrim, 1994, p. 18), comme intrinsèquement reliée à quelque chose de plus grand que ma simple personne. En d’autres termes, la perte de la foi est allée de pair avec le sentiment d’altérité à travers la compassion, « la sympathie dans la douleur ou la tristesse, la participation à la souffrance d’autrui » (Comte-Sponville, 1995, p. 139). Ce fut mon premier contact avec l’empathie, une expérience partielle d’Einfühlung, et voici une autre des notions importantes de ce mémoire : à la fois « l’autre-moi et l’autre en moi », pour reprendre les termes d’Edith Stein (Godart, 2011).

Stein, brillante étudiante de Husserl, reprit l’idée de Lipps d’une « participation intérieure » de l’autre en soi, mais elle précisera dans ses travaux que l’Einfühlung n’est pas un savoir, mais une expérience. Comme le résume Elsie Godart dans son livre sur Stein, L’amour de l’autre, c’est une expérience intérieure qui permet de ressentir les émotions d’autrui (Godart, 2011). Elle note également que pour ressentir les émotions de l’autre, il faut avoir déjà ressenti cette émotion en soi car « celui qui n’a jamais pu éprouver de chagrin ne peut reconnaître le chagrin d’autrui » (2011, p. 47). Ce point est très important, puisque « l’Einfühlung, en plus de la reconnaissance des émotions de l’autre [implique] la connaissance de ses propres émotions ». Mais plus encore :

Il ne s’agit pas simplement de saisir les vécus d’autrui dans ce qu’ils ont de plus objectif, ou encore de faire miens ses propres vécus; il s’agit au contraire de saisir de l’intérieur les vécus d’autrui tels que lui-même les a vécus et non en les réduisant à mon propre champ de conscience. Ainsi, le sujet et son vécu nous apparaissent immédiatement, par une même saisie, dans une même unité. Et Edith insiste sur ce point : « Il ne s’agit pas d’une simple expérience théorique sous l’angle du sujet et de ses vécus, mais encore sous les traits d’un “sujet vivant”. » (2011, p. 57)

C’est pourquoi je parle de mon expérience comme d’une intuition, ou peut-être, d’un pré-sentiment. Car si j’ai effectivement ressenti la souffrance du monde ce jour-là, ayant une connaissance intime de l’abandon, je m’en suis dissociée inconsciemment, encore trop jeune pour savoir développer une solidarité qui transcenderait justement cette souffrance en redonnant à l’autre son visage (Levinas, 1982, p. 80), en traitant l’autre en « sujet vivant »; cela viendra beaucoup plus tard dans ma vie. À cet instant, l’étincelle de réponse dans l’amour me fit vaciller et migrer vers une autre émotion : la colère… pour ne plus ressentir ce malheur en moi? J’ai cessé de prier ce jour-là, mais j’ai commencé à me battre contre ce que je considérais injuste et impardonnable. Je suis partie en guerre et j’avais choisi mon camp, celui des opprimés. Cela me prendra des années à comprendre que ce qui me relie à tous les combats – à tous les camps? – ce n’est pas la colère, c’est l’amour. À ce propos, je me rallie totalement à bell hooks, pour qui l’amour constitue une pratique de liberté (2006, p. 243). J’y reviendrai au chapitre six.