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L’installation : une forme pour accueillir les œuvres en un tout

CHAPITRE 4 RÉCIT D'UNE RECHERCHE CRÉATION EN COMMUNAUTÉ

4.2 An 1 (2009-10) : l’année d’exploration et de création collective

4.2.3 L’installation : une forme pour accueillir les œuvres en un tout

L’idée de départ pour l’œuvre collective était de travailler sur une installation nomade, appelée à partir en tournée, intégrant un corpus d’œuvres multidisciplinaires. Chaque œuvre serait autonome, mais conçue pour faire partie d’un tout unifié, sorte de grand corps constitué de membres, organes, cellules, os distincts, mais totalement intégré en un seul organisme vivant singulier. Nos œuvres individuelles s’inscriraient dans quelque chose de plus grand que chacune de ses parties. En cela, l’installation collective se distingue d’une exposition de groupe, par exemple, où les œuvres indépendantes sont simplement juxtaposées ou réunies le temps de l’exposition, thématique ou non. Notre point de départ était donc à la fois précis au niveau de la forme, mais aussi très souple quant à ce que nous pouvions créer.

Tout au long de l’année, j’ai tenté de faire voir aux femmes ce qu’est une installation, car elles étaient peu familières avec cette forme d’art contemporain. À force d’images, d’exemples et d’exercices, les femmes se sont peu à peu approprié cette forme nouvelle pour elles. Dès la première rencontre, j’ai dit, pour faire image :

Une installation, qu’est-ce que c’est au juste? Construire tout un espace où il y a des objets, des images, où dedans il peut y avoir, par exemple, un monologue que Françoise a écrit qui serait dit par Lucille et l’autre fois qu’on présente, ce serait une autre que Lucille qui le ferait ou parce qu’on va présenter à telle place, le lieu ne s’y prête pas, c’est plutôt un autre élément de l’installation qu’on amène, avec une seule grande photo derrière puis Emmanuelle et moi qui sommes en conversation… c’est ça l’œuvre et à partir de ça, il y a des discussions… On travaille de façon éclatée du début à la fin. (verbatim de la première rencontre du groupe de création, 13 octobre 2009).

Ma collègue Diane Trépanière fut également très engagée à rendre le concept d’installation accessible aux femmes, et ensemble, nous avons fait des exercices de compositions éphémères. De plus, parallèlement à nos travaux au centre, Diane préparait cet automne-là une installation commémorative du drame de Polytechnique, qui fut présentée à la Maison de la culture Côte-des-Neiges en décembre 2009. Les femmes de l’atelier y sont allées et elles ont pu vivre une forme possible de cet art déambulatoire, où la spectatrice peut être interpellée directement, voire faire partie de l’œuvre.

En résonnance avec notre postulat de départ, au fait que nous n’avions que peu d’images auxquelles nous identifier, j’ai proposé aux femmes d’y mettre toute notre attention : nous allions en créer à travers le dessin, la peinture, la sculpture, le collage ou la photographie, cette dernière prise dans le sens large du terme. En effet, comme le faisait souvent remarquer Diane Trépanière, je peux très bien travailler la photographie sans prendre une seule photo, afin de travailler sur le regard, sur le cadrage, sur le changement de plans ou de focalisation (macro, paysage, plan américain, etc.) et au bout du compte, l’œuvre pourra être un dessin, un poème ou un monologue. Cette approche interdisciplinaire était aussi nouvelle pour les femmes. Pour nous aider à sortir du mental et de la tendance à simplement chercher à illustrer une idée ou désespérer de ne pas en avoir, je proposais chaque semaine de partir du corps : ce corps qu’on dit trop vieux pour danser, quand il danse, que dit-il? Chaque fois que l’occasion se présentait, je recadrais, « essayons de suspendre notre jugement, beau- laid, réussi-raté, utile-pas utile, fini-pas fini » ; je proposais de redéfinir notre rapport à la

beauté, au vivant, à l’organique. Faire confiance au processus, même si le résultat demeurait encore mystérieux, c’est-à-dire faire un pas après l’autre, ou comme le recommande l’écrivaine Natalie Goldberg, construire phrase après phrase son récit (Goldberg, 1990, p. 18). À force d’engagement dans cette pratique, un corpus dans les œuvres en cours, apparemment disparates et sans liens, commençait lentement à apparaître au gré des semaines ; un environnement de sens commençait à se tisser, sans doute parce que parallèlement à la production soutenue d’images et de mots, des espaces réflexifs et introspectifs étaient aménagés et valorisés comme faisant aussi partie d’un travail de création. Je disais souvent que l’imaginaire est un muscle, dans le sens qu’il faut s’y exercer pour avoir de plus en plus d’imagination. Mais cela était également le cas pour développer notre capacité à réfléchir, à faire des liens ou à voir plus profondément au-delà de la surface.

Avant la pause des fêtes, j’ai encouragé les femmes à faire un exercice que j’allais moi- même faire : à partir des verbatim et des tressages de textes que j’avais faits chaque semaine depuis octobre, j’allais consigner les contenus qui me semblaient récurrents, les thèmes qui semblaient ressortir de nos expérimentations ou de nos conversations et que j’avais envie d’approfondir dans la poursuite du projet. À la reprise en janvier, nous avons commencé par deux réunions de retour sur l’expérience de l’automne. Les femmes ont partagé ce qu’elles retenaient de leurs essais et ce qu’elles flairaient comme pistes pour la poursuite. Chacune a pu parler de ses difficultés, ses plus grands défis, ses surprises. Par exemple :

Venir aux ateliers, ça me recentre, ça me permet d’écrire, ça me stimule à écrire. Le groupe est très fortifiant : je vis présentement une séparation et le travail de création avec le groupe m’aide beaucoup à traverser tout ça. Cela me soutient. J’aimerais travailler la photo : je sens que ça pourrait me révéler quelque chose (Françoise)

J’ai plein de pistes : j’ai besoin du groupe pour m’aider à me ramasser, à ne pas m’éparpiller. Travailler la photo : métaphore de la graine, prendre en photo tout le cycle, la vie qui ne s’arrête jamais, en lien pour moi avec le vieillissement. J’aimerais explorer la mort, l’aspect plus sombre. L’installation, ça me parle. Il y aurait aussi l’aspect musical, les sons, les voix à explorer. « Avez-vous déjà pleuré en écoutant de la musique? » (Nicole) J’ai commencé par garder mes souliers, parce que je ne voulais pas, comme on dirait, m’ouvrir au complet. On m’a prise tranquillement même si j’étais la plus jeune et probablement, la plus pognée. Et le cours m’a apporté beaucoup de choses. Je ne pensais pas du tout écrire et j’ai essayé et j’aime beaucoup ça. […] Ce qui me marque aussi, c’est la complicité qui s’est transformée en belle amitié. Avant, je n’avais pas le même sens de l’âge et maintenant je vois que le vieillissement n’est pas une maladie, mais l’éclosion d’une rose. Les textes de Françoise m’ont beaucoup inspirée. J’ai eu la révélation de l’écriture. J’aimerais peut-être collaborer avec elle pour continuer à écrire. (Nathalie)

Pour ma part, j’ai partagé ma consignation, en spécifiant bien ma subjectivité dans cet exercice. J’invitais les femmes à faire leur propre consignation, car cela les aiderait à avancer dans la conceptualisation de leur œuvre singulière, en dialogue avec l’ensemble de l’installation. Je leur ai aussi suggéré un exercice, qui avait pour but de lier leur expérience en atelier avec le reste de leur vie :

Suggestion d’exercice entre les rencontres : Repassez dans votre tête comment le fait de vous voir en relation avec les objets peut vous amener ailleurs dans l’écriture ou un dessin. Par exemple, l’improvisation que nous avons faite avec le grand tissu rouge, qui était devenu une sorte de mer entre deux personnages. Ce genre d’imagerie poétique peut nous amener à construire un texte, une peinture, un collage. Vous pouvez vous inspirer de nos exercices parfois bizarroïdes, de nos improvisations, et lorsque vous allez prendre un café, si vous voyez deux dames qui vous frappent, inventez-leur une histoire. Votre écriture ne sera pas forcément réaliste, mais en passant par des images, inventez ce qui les unit. Ça peut être un cordon rouge, comme dans l’improvisation, une rivière, quelque chose de poétique, d’imaginaire. Bref, continuez votre expérience, votre chemin de création avec des mots, des images qui « ouvrent ». C’est génial quand notre quotidien se mêle à ce qu’on fait en atelier! (extrait du verbatim 20 janvier 2010)

Au cours de ces deux réunions de réflexion, nous avons également échangé sur notre ouverture à accueillir de nouvelles femmes dans notre processus, comment nous avions une responsabilité comme groupe, mais aussi, comment ces nouvelles auraient aussi la responsabilité de s’intégrer, d’honorer, un processus bien entamé :

Suzanne : De quelle façon, concrètement, on peut être accueillantes? Tout en respectant le long trajet qu’on vient de faire? Comment on peut le partager? C’est important de mettre notre attention là-dessus. […]

Françoise : (elle regarde le texte de l’atelier dans la programmation) « aucune expérience n’est nécessaire, seulement le désir de vous laisser surprendre ». Ça, faudrait répondre à ça, qu’on leur fasse une belle surprise! […]

Nathalie : On est toutes différentes. Moi, ce que j’aime, c’est l’écriture. Nicole aime d’autres choses, tout le monde aime autre chose. On peut leur dire : n’aie pas peur, si tu n’aimes pas la poterie. Moi, je déteste ça la poterie!

Nicole : Mais on essaie!

Nathalie : On peut leur dire : ai pas peur. Si tu viens et que tu fais quelque chose que tu n’aimes pas ou que tu te sens pas bonne là dedans…

Lise : Tu vas finir par aimer ça! (rires)

Suzanne : Ce que tu dis, Nathalie, c’est que pour manifester notre ouverture, c’est de bien nommer (et pas juste moi, l’animatrice attitrée), nommer tout le monde qu’on est différentes, qu’il y a de la place pour chacun des morceaux, pour qu’on puisse faire cette grande « mosaïque », pour qu’on fasse cette œuvre collective.

Nathalie : Pour montrer que nous autres aussi, on aimait peut-être pas ça la poterie au début, puis on en a faite…

Suzanne : … tout simplement… être simples…

Nathalie : Pas se montrer plus hautes parce que c’est une nouvelle. Juste dire : nous autres aussi on a passé par là, tu vas voir, tu vas aimer ça…

Nicole : Si le sujet, si le vieillissement t’intéresse aussi. Je pense que le cheminement du vieillissement est le point de départ.

(verbatim, 28 janvier 2010)

Les ateliers d’exploration ont repris le 2 février 2010, et afin de retrouver le fil ensemble, j’ai axé la rencontre sur la conscience du corps et du temps qui s’y inscrit. À partir des verbatim et de la consignation de thèmes, mots et images depuis le début du projet, j’avais écrit un script de « voix tressées », à partir de nos échanges de l’automne, que nous avons lu ensemble. J’ai aussi partagé avec les femmes ma récapitulation de thèmes, pour les inspirer dans leurs recherches respectives :

Rapport au corps qui vieillit (à la fois « vieux » et « nouveau » pour moi)

Les rides, les pieds, les mains, l’image que me renvoie mon miroir; que me renvoient les autres. Les cheveux. L’ouïe, l’odorat, le goût. Écrire sur le corps. Défaire le corset. La danse de la grand-mère : bouger, se sentir en vie, se réinventer avec le mouvement; comment je me situe dans les changements de mon corps? L’image de moi change : est-ce que je tente de retenir ou d’aller avec le temps qui passe et laisse ses traces; les cicatrices sont aussi des trophées. La santé, la maladie, les bobos. Les pertes, mais aussi les découvertes que je fais à travers ça.

Rapport à la nature

Un rapport plus spirituel en vieillissant? Je vois la nature autrement, la forêt comme un sanctuaire. Les écritures sur la pierre. Les racines, les graines et tout le cycle de vie et de la mort. Explorer la grotte, le temple, le fleuve. Je me régénère dans la nature. Les arbres sont plus vieux que moi, je danse avec eux.

Rapport au temps – Rapport à la mort

J’ai plus de temps, j’ai d’autres besoins. Je veux me connaître avant de mourir. Il n’y a pas d’âge, on est intemporelles! J’ai peur de manquer de temps. J’ai peur de mourir; je vis ma vie comme si c’était mon dernier jour; je suis sereine.

La révélation :

Être « déplacée » par rapport à ce que je connais, la découverte, l’inattendu. La photo : je sens que ça pourrait me révéler quelque chose.

L’ombre et la lumière de mon vieillissement

La peur et le sentiment d’être vivante. Le courage d’être libre, d’être toujours dans ma quête de liberté, la peur du sublime. J’ai peur de me rencontrer vraiment; j’ai peur d’aller au centre de ce que je suis. Sortir de ma « zone de confort » pour découvrir, me dé-couvrir.

Rapport au monde

J’ouvre la porte, je sors, je vais dans le monde, je suis visible dans le monde, je veux parler et échanger avec le monde. Comment? Avec qui? Qu’est-ce que je veux partager. La conversation est un art : parler de ce que c’est que de vieillir avec toutes sortes de gens. La conversation ouvre de nouvelles voies-voix de communication, plus profondes.

Écriture – les mots… les voix

Univers fantastique, un conte, avec plusieurs médiums. Écrire sur un papier qui se déroule. Écrire par-dessus une écriture, à l’infini. Un tapis de mots, un tapis tressé, comme pour la prière. Des mythes; des mots du quotidien; une voix à l’intérieur de moi qui dit…

À partir du troisième atelier d’hiver, les ateliers hebdomadaires et les open-studio ont pris une nouvelle tournure. En effet, les créatrices, commençant à saisir les contours de ce que serait leur œuvre (ou leurs œuvres), poursuivaient leurs travaux d’une semaine à l’autre. Par exemple, Nathalie et Françoise firent équipe pour écrire un texte à quatre mains. Elles y travaillèrent d’ébauche en ébauche, durant tout l’hiver, et j’intervenais à leur demande pour les relancer dans leur réécriture. Lise travaillait sur un corpus d’œuvres, sur le thème de la grotte et du développement de sa spiritualité au gré des âges. Nicole explora plusieurs pistes sur les changements s’inscrivant sur le corps, pour revenir finalement à ce qu’elle avait d’abord exprimé comme idée, une sorte de mini installation mix média sur son rapport à la mort de sa mère, son deuil, l’accompagnement durant sa maladie.

L’ossature des rencontres demeurait la même cependant. Comme le déroulement type des ateliers à l’automne, le temps était sensiblement découpé de la même façon, comme si cet aspect était devenu ritualisé : un temps de partage en début de rencontre, un réchauffement physique en groupe, une période de travail sur nos projets respectifs, un retour réflexif sous forme de conversation. C’est d’ailleurs en poursuivant ensemble une réflexion sur ce que nous faisions, en l’intégrant dans le processus de création, que nous avons trouvé les composantes de l’œuvre collective. Ainsi, nous avons éliminé des éléments, abandonné certaines pistes pour en découvrir d’autres; nous avons tressé des textes pour en créer de nouveaux. Nous avons intégré des éléments, en avons recouvert d’autres; nous avons transposé des images en mots ou des mots en images; nous avons intégré certains de nos rituels de groupe pour nourrir l’animation. Bref, beaucoup d’expériences, de chemins empruntés pour en arriver à une proposition d’installation à la fois simple, transportable, donnant une impression d’ensemble et d’équilibre, une cohérence visuelle et de contenu, où

tous les éléments singuliers s’intégraient les uns aux autres. L’installation que nous proposions était isomorphique à notre processus : un tressage de mondes singuliers qui donnent quelque chose de plus grand que chacun des éléments particuliers. C’était exactement l’objectif social poursuivi, une démocratie participative qui repose sur des individues singulières affirmées, s’entraidant, se coformant, se rendant possibles l’une l’autre, cocréant leur réalité plutôt que subissant individuellement le diktat des images âgistes bombardées par les médias.

La préoccupation depuis le début était que notre installation soit mobile, qu’il soit possible de la remonter en différentes versions, pour s’accorder aux contextes de tournée. Aussi, que l’œuvre soit ouverte pour permettre d’accueillir de nouveaux éléments au fil des rencontres que nous projetions de faire. Nous avons donc privilégié des matériaux simples, peu onéreux, afin que notre expérience puisse être envisageable pour d’autres et transmettre le désir de créer plutôt que de présenter des œuvres faites simplement pour être regardées. Nous souhaitions que les femmes vivant dans notre installation puissent se dire « moi aussi je veux en faire! Moi aussi je peux! » Et nous voulions offrir des moyens pour l’entreprendre lors de nos visites dans les groupes70.