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CHAPITRE 3 LES EMPREINTES DU MONDE SIGNIFIANT EN MOI

3.2 La genèse d’une artiste : identité, altérité et empathie

3.2.3 Embrasser l’art comme façon d’être et de vivre

J’ai dix-sept ans, j’entreprends mes études collégiales en cinéma. Je veux faire des films. J’aurais pu choisir de continuer ma formation en musique et tenter ma chance au conservatoire17 mais c’est ma passion pour le cinéma d’auteur qui l’a emporté. Je ne me suis pas imaginée comédienne mais réalisatrice, comme ces artistes dont je dévorais les œuvres – les Duras, Tanner, Resnais, Antonioni, Visconti, Kurozawa, Kobayachi, pour n’en nommer que quelques-uns. Mais parallèlement à mes études en cinéma, j’ai recommencé à aller au théâtre et à en faire comme activité parascolaire. C’était l’âge d’or du théâtre de création au Québec à la fin des années 70 et début 80 (Théâtre de L’Eskabel, Les Enfants du Paradis, le Théâtre Expérimental de Montréal, les Mimes Omnibus, etc.); j’ai découvert les grands théoriciens et metteurs en scène (notamment, Gordon Craig, Antonin Artaud, Jerszy Grotowski, Fernando Arrabal, Tadusz Kantor, Peter Brook, Augusto Boal, Judith Melina, Julian Beck, Peter Shumann, Ariane Mnouchkine) et du coup, j’ai réalisé tout le potentiel artistique d’un « art du moment » et de proximité. Le potentiel subversif de la rencontre avec

le public. Le théâtre me sembla beaucoup plus accessible et pouvant m’offrir plus de liberté que le cinéma, largement contrôlé par les industries et les distributeurs. Les chances de pouvoir réaliser des films en toute liberté de création me semblaient bien minimes, particulièrement pour une femme en 198018. Mais outre l’aspect financier, quelque chose de plus essentiel m’a beaucoup intéressée : le caractère de l’immédiateté de l’expérience, la rencontre dans le même espace-temps entre les artistes et les membres du public, l’aspect performatif donc, comportant toujours une part d’imprévisible. Les promesses de la re- création19 et l’aspect « œuvre ouverte » m’ont séduite. La notion de risque m’attirait, le défi d’avoir toujours à réagir – rester vivante donc – et de créer avec des éléments qu’on ne peut prévoir, qu’on ne peut donc pas contrôler ou fixer de façon permanente; ce côté de l’improvisation qui rend non seulement la vie si vivante mais l’art si vivant, si proche de l’expérience humaine. Il y a toujours le risque de se casser la gueule devant beaucoup de monde. Et là, que faire? Ne serait-ce pas là que la réelle création se trouverait?

Mes deux années d’études collégiales ont été déterminantes. J’y ai découvert simultanément l’art d’expérimentation et l’art politique et l’heureux mariage des deux. C’est aussi au cours de ces deux années que je suis partie voler de mes propres ailes, quittant à dix- huit ans la maison familiale pour aller vivre avec ma première amante. J’allais de découverte en découverte. Mes cours de littérature, de cinéma, d’histoire de l’art et de philosophie semblaient s’entrelacer. Tout faisait sens dans mon jeune esprit. Je ne vivais pas cela comme une accumulation de connaissances mais comme les ingrédients, les éléments d’une même et plus vaste entreprise de sens. C’est dans mon esprit que cette alchimie se faisait car les matières, comme telles, étaient détachées les unes des autres et présentées dans des cours et des corpus séparés. J’avais déjà cette posture d’être agent liant entre des mondes différents, comme je l’expérimenterais plus tard sur mes terrains de pratique.

C’est donc en théâtre que je décidai de poursuivre mes études, à vingt ans, choisissant l’université plutôt qu’une école de théâtre car ce milieu me semblait plus propice aux

18 Comme en témoignent les rares réalisatrices québécoises à cette époque (Anne-Claire Poirier, Sylvie Dansereau ou Paule Baillargeon).

19 Je n’ai jamais aimé le terme de « représentation théâtrale » qui m’évoquait refaire toujours la même chose à des moments différents.

expérimentations. De plus, c’est la mise en scène et la recherche qui m’animaient, pas de devenir comédienne20. J’étais fascinée par les personnages que l’on crée de toutes pièces, peu importe l’histoire, l’action, les détails de la fiction, fascinée par la présence de la narratrice, celle par qui arrive le récit. La structure narrative donc et la voix. Mais ce qui est venu m’intercepter, pour ainsi dire, c’est la présence dans le même espace-temps des personnages et du public dans la salle : les corps dans la rencontre; le corps de la rencontre. Je me demandais alors : tous ces gens qui se déplacent pour venir assister à une pièce, délaissant leurs préoccupations quotidiennes pour s’immerger dans la vie de ces acteurs-personnages, ces spectateurs-citoyens qui luttent au jour le jour pour s’affirmer dans leur singularité, comment expliquer qu’ils se dépouillent ainsi volontairement, en payant même, de leur pouvoir d’action, pour devenir « spectateurs » de la vie artificiellement active de personnages de fiction? Se projettent-ils ou s’oublient-ils, le temps d’une pièce, dans des personnages vivant au même moment qu’eux? Ont-ils envie d’intervenir ou au contraire veulent-ils demeurer bien protégés dans la salle sombre? Voulaient-ils être quelqu’un d’autre le temps du spectacle, se dissoudre dans une autre identité que la leur ou se distancer pour mieux voir qui ils sont? Bref, toutes ces questions où s’intersectent esthétique et politique m’ont passionnée très jeune : l’« identification » de Stanislavski et de l’Actors Studio, la « distanciation » et « l’historicité » de Brecht, la catharsis dans le théâtre grec, « le théâtre et son double » d’Artaud, les « sur-marionnettes » de Craig, les cabarets dadaïstes, les « spect- acteurs » et le théâtre de l’opprimé de Boal, le body-art des artistes performeures américaines.

À l’origine, dans le théâtre grec, théâtron désignait « l’endroit d’où l’on voit le spectacle, l’espace des spectateurs » (Pavis, 1987, p. 416). Le développement moderne du théâtre, avec l’avènement des éclairages électriques, a jeté cet espace des spectateurs dans le noir, derrière un quatrième mur, sorte de mur invisible séparant la scène de la salle (Pavis, 1987, p. 309). Quant à moi, à l’instar de nombreuses pratiques contemporaines qui feront tomber ce mur imaginaire, je me suis intéressée à la vue imprenable qu’on a de la salle

20 Par ailleurs, j’avais lu un texte du grand réalisateur russe Eisenstein qui disait, en substance : pour être un bon metteur en scène, il faut être au moins un piètre comédien. Le bon sens de sa remarque m’a amenée à vivre l’expérience de jeu d’abord pour cette raison, comprendre de l’intérieur, à partir de mon expérience, les défis de l’interprétation et ainsi apprendre à diriger comme metteure en scène.

lorsqu’on est sur la scène. En abolissant la division scène-salle, tout pouvait devenir théâtre. « Le monde entier est un théâtre, et tout le monde, hommes et femmes y sont acteurs » disait Shakespeare dans Comme il vous plaira. Une proposition reprise dans son sens littéral, dans sa promesse, par plusieurs metteurs en scène au vingtième siècle, de Piscator à Peter Shumann du Bread and Puppet. Et pour cela, il a fallu abolir l’illusion de séparation et (re)commencer à voir devant qui, pour qui, avec qui et pourquoi l’on jouait21. La salle sombre, où nous sommes tous et toutes à l’abri des regards, dans une salle de cinéma ou dans une salle de théâtre, ce trou noir m’a toujours posé problème. Le théâtre a commencé à me passionner quand j’ai découvert des pratiques différentes du théâtre bourgeois22 que j’avais vu à l’adolescence, qui subvertissaient les conventions du théâtre institutionnel en terme d’espace (abolissant la sacro-sainte distance entre les acteurs et les spectateurs), en terme de jeu (abolissant le quatrième mur, intégrant des approches de danse, de conteur, de cabaret, s’adressant directement aux gens dans le public, rompant avec la convention du « comme si » ou du comme s’il n’y avait pas de spectateurs), en terme de trame narrative et de dramaturgie (pigeant allègrement dans la vie quotidienne, le « gestus » de la vie, le vocabulaire du langage vivant, parlé, une poésie du quotidien en rupture avec un théâtre plus littéraire, structuré de façon convenue en actes et en scènes), en termes interdisciplinaires (mélangeant la pureté des langages expressifs et des médiums).

Bref, au centre de la pratique théâtrale que je souhaitais avoir, il y avait l’espace créateur avec le public car j’y voyais les promesses d’une œuvre ouverte. Je trouvais aussi que, somme toute, le rapport au public était souvent un aspect délaissé, encore peu défriché malgré les fascinantes expériences au 20e siècle, particulièrement du côté de la performance,

21 Dans le théâtre moderne se jouant sur une scène devant public, les éclairages sont tellement éblouissants qu’aucun acteur ne peut distinguer qui se trouve dans la salle, même quand ils font semblant de parler au public, les acteurs ne le voient pas. Par contre, dans le théâtre de la commedia dell’arte, dans ses origines de théâtre de foire, les acteurs interpellaient souvent des spectateurs, qu’ils regardaient directement et qu’ils avaient pris pour cible… comme le feront les acteurs du Living Theatre dans les années 60-70.

22 Peter Brook, dans son livre L’espace vide, utilise le terme deadly theatre, traduit par théâtre bourgeois, pour décrire un théâtre à la fois mort et mortellement ennuyant, allusion au théâtre étroitement traditionnel, théâtre de boulevard, conventionnel et commercial (Brook, 1977, p. 25). Ce seul genre de théâtre que j’avais vu dans mon adolescence et qui, au mieux, m’avait laissée de glace et au pire fortement agacée.

des happenings et du théâtre d’intervention23. Bref, il y avait encore beaucoup d’espace pour

expérimenter, me disais-je. J’ai eu envie de sortir le théâtre de sa tour d’ivoire, ou devrais-je plutôt dire sortir de la tour d’ivoire du théâtre, pour en faire dans la cité dans des espaces non consacrés. Le théâtre et la vie, dans la vie.

C’est à cette époque que je rencontrai les écrits de Simone Weil. Ses mots : « il est temps de renoncer à rêver la liberté, et de se décider à la concevoir » (1955, p. 85) sont restés gravés dans mon esprit.