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Les ateliers de création et les sessions « open studio »

CHAPITRE 4 RÉCIT D'UNE RECHERCHE CRÉATION EN COMMUNAUTÉ

4.2 An 1 (2009-10) : l’année d’exploration et de création collective

4.2.1 Les ateliers de création et les sessions « open studio »

Les ateliers de création ont débuté en octobre et se sont continués jusqu’à la pause des fêtes, pour reprendre en janvier jusqu’au début de juin. Les rencontres de trois heures avaient lieu chaque mardi à l’automne et chaque mercredi après les fêtes. À partir de la fin octobre, les travailleuses ont accepté que j’offre une période d’open studio les vendredis, profitant ainsi que le centre était fermé ce jour-là. Ces périodes étaient ouvertes à toutes les femmes, y compris celles qui ne venaient pas régulièrement à l’atelier. Les femmes étaient libres de venir autant de fois et aussi longtemps qu’elles en avaient envie pour prolonger leurs expérimentations, échanger avec les autres créatrices ou simplement s’imprégner de l’atmosphère de création. Je proposais aux femmes de travailler dans un esprit heuristique, que je nommais « esprit d’une quêteuse ». Je disais aux femmes qu’être en quête, c’est ne pas savoir à l’avance ce que je vais trouver au bout de la ligne ; garder l’esprit ouvert et accepter d’errer sans trouver tout de suite.

Le rapport à la création proposé n’était pas de chercher à représenter ou à illustrer quelque chose (une idée, une opinion, une image déjà établie), mais plutôt de voir la création comme une invitation au voyage, risquer d’aller vers l’inconnu, ou comme je le disais souvent « explorer ce que je ne sais pas encore que je sais (ou que je ne sais pas ou ne sais plus) ».

Je ne défends pas de thèse. Je ne défends pas d’idées. J’essaie de faire taire les jugements dans ma tête. Et je me tiens devant vous, nue, « I stand before you naked69 ». Qu’est-ce que je trouve quand je défais le corset, l’armure? Qu’est-ce que je trouve quand j’ouvre ce

corps, ce cœur? Il y a tout un univers que je peux explorer, seule et en résonnance avec vous, profitant de notre être-ensemble, qui m’agrandit, qui me permet d’inscrire ma création singulière dans un plus grand que ma simple personne (Boisvert, verbatim, 13 octobre 2009).

Je proposais un menu d’atelier où nous nous promenions dans les médiums, ce qui est déstabilisant et insécurisant pour des femmes n’ayant pas d’expérience artistique. Mais dès le début des ateliers, j’ai inscrit ces explorations dans un cadre assez fixe, sorte d’ossature des rencontres, donnant ainsi un aspect rituel aux ateliers. Cela a permis aux femmes de trouver des repères et suffisamment de confiance pour tenter des expériences qu’elles n’auraient sans doute pas osé vivre ou s’imaginer vivre sans ce minimum de connu. Voici le déroulement type que je proposais aux femmes :

Lorsque les femmes arrivaient, il y avait toujours un court texte écrit au tableau, sorte de mise en concentration, de thème très ouvert, par exemple : si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages. Si on m’ouvrait, on trouverait des plages (Agnès Varda). Les tables autour desquelles les femmes avaient l’habitude de s’installer avaient été enlevées, les chaises étaient disposées en cercle dans l’espace le plus vide possible. Une table avec des livres sur le vieillissement, l’art, des artistes, etc. Une musique.

(13 h 30 à 14 h) : Période d’échanges sur événements, visions, réflexions que nous avons pu avoir dans le courant de la semaine, qui concernaient de près ou de loin notre sujet. Plus tard dans le processus, échanges sur nos travaux respectifs effectués entre les deux ateliers.

(14 h à 14 h 30) : jeux physiques, improvisations impliquant le corps, la respiration, la voix. Réchauffer le regard; porter attention à l’énergie de chacune, en commençant par la sienne propre. Réchauffer la connexion entre chacune. Équilibre entre se sentir de l’intérieur et sentir la présence du groupe.

(14 h 30 à 15 h) : période de création dirigée à partir de thèmes choisis à l’avance : écriture, dessin, improvisations gestuelles.

(15 h à 15 h 15) : Même si nous relaxions en dehors du local avec breuvages et biscuits, j’invitais les femmes à rester présentes à ce qui nous réunissait dans ce même espace-temps.

Il y avait aussi du sens dans l’informel, une invitation à rester dans la pleine conscience, l’attention.

(15 h 15 à 15 h 45) : suite de l’animation créative.

(15 h 45 à 16 h 15) : J’avais surnommé la dernière demi-heure de l’atelier « l’art de la conversation ». Échanges et réflexions sur ce que nous venions de vivre. Retour réflexif sur les œuvres, le processus, les lieux intérieurs où cela nous avait conduites. J’aimais reprendre cette expression de Virginia Woolf dans Moments of Being, « la plume flaire une piste » ; je demandais aux femmes ce qu’elles avaient commencé à découvrir en œuvrant. Lorsque nous nous montrions nos travaux en cours, je demandais que nos échanges se fassent sous forme de résonnances plutôt que de commentaires interprétatifs ou de jugements sur les œuvres. J’encourageais à voir que l’état de création, le faire créatif, peut jeter de nouveaux éclairages sur notre quête, nous amener à faire des liens nouveaux, nous surprendre souvent. Voici, en guise d’exemple, un extrait d’échanges types après une série d’improvisations dessinées, impliquant également l’écriture automatique, lors du deuxième atelier de l’automne, sur le thème de « défaire son corset » :

F. : Est-ce que je peux exprimer mes émotions? Moi, c’est la première fois que je faisais ce genre d’exercice là. Je te dis, s’abandonner, là… je dirais, pas de la peur, mais c’est se permettre d’ouvrir le corset! Je trouvais que c’était vraiment ça. Je ne suis pas habituée à cela. Mais ça n’a pas été douloureux! Fiou!

St. : D’habitude, on respire mieux!

F. : (elle lit ce qu’elle a écrit) Je défais le corset et je laisse libre cours à mes aspirations profondes. Enfin je respire profondément et naissent mes envies jusque-là occultées. Spontanément je suis, je jaillis, j’explose, j’explore, j’agis, je m’exprime, je me libère, j’accueille, j’ouvre, je me répands, je répands, j’ai accès, je touche, je m’élève… Je jaillis enfin libérée de mon rôle, de ce que l’on attend de moi. Je me découvre pour ce que je suis, sans contraintes, idées préconçues. Je ne suis pas l’image projetée, façonnée, mais plutôt la matière brute que je pourrai sculpter selon ma vision, mes croyances, mes désirs, mes envies. Enfin, je jaillis. Enfin, je suis!

Fr. : Heureusement qu’on t’a pas donné plus de temps! (rires)

St. : T’aurais explosé! (rires) J’aimerais ça prendre la relève. Je me sens comme un poisson dans l’eau! J’suis bien à ma place. J’ai l’impression d’avoir fait ça tout le temps, j’ai cinq ans, j’adore ça! Quand j’ai regardé mon dessin, j’avais l’impression que ce serait fluide, mais c’était pas ça du tout! : (elle lit son texte)

À la fin de chaque atelier, je suggérais un « devoir », que j’avais rebaptisé « une suggestion de voir ». Cela permettait aux femmes de rester connectées d’un atelier à l’autre,

en les stimulant à prolonger la posture d’attention qu’elles développaient à l’intérieur de l’atelier, dans leur vie de tous les jours, dans leur environnement. Et ce qu’elles ramenaient de leur environnement dans les retours la semaine suivante devenait matière s’injectant dans la création qui, peu à peu, prenait forme. Voici quelques exemples de « de-voir » :

 Écriture automatique, phrase amorce : je me regarde nue pour la première fois, je vois… Passez plutôt par des mots-images, pas des phrases. Permettez-vous de vous éclater un p’tit peu.

 Apportez des objets de chez vous ou trouvés dans la nature; des objets qui ont un sens pour vous, qui parlent de vous, qui disent quelque chose de vous.

 Apportez des objets de chez vous, des éléments naturels (feuilles, roches, sable, fruits, noix, etc.), des éléments qui vous « trouvent » (sans savoir pourquoi, ils vous parlent).  Apportez deux photos de vous, prises à deux périodes différentes de votre vie.

 Choisissez des phrases-clés, dans la liste (une compilation de phrases tirées des verbatim que je faisais au gré des semaines), et faites cinq minutes d’écriture automatique ou un dessin.

Les « mots-images » est un terme que j’utilisais en résonnance à un passage de La femme de pierre, de la romancière Mireille Best. L’expression est devenue très importante dans notre exploration et nos conversations car elle servait justement à ouvrir l’esprit, mettre en branle l’imagination et l’intuition, dire les choses autrement, ouvrir la conversation dans une langue qui prend sa source dans les sens, le senti. Par exemple, à la première rencontre, en début de rencontre j’avais demandé : en guise de premier tour de parole, j’aimerais que vous me disiez, quand vous mettez ensemble les mots « je vieillis, je crée, je fais de l’art, ici, maintenant », quels sont les mots qui vous viennent? Et en proposant un peu plus tard un exercice impliquant le corps, j’invitais les femmes à développer un regard actif, pas seulement spectateur, et à dessiner ou écrire durant les improvisations gestuelles, non pas des mots ou un croquis descriptifs de l’action se déroulant devant elles, mais plutôt en résonnance avec ce qui surgissait pour elles dans les improvisations :

Improvisation : duos danse ininterrompus. Au centre, Suzanne et une participante, en alternance, qui font un duo improvisé. Quand Suzanne dit : « STOP! », il y a arrêt sur l’image créée par les deux corps. Toutes les autres vont écrire sur les feuilles au mur ou dans des cahiers, des mots, des associations avec l’image formée par les deux corps. L’improvisation se poursuit en changeant de partenaire. Durant la pause, N., de son propre chef, retranscrit sur une seule feuille tous les écrits : danse – Afrique – oiseaux du paradis – Amérindiens – la mer – petit – mime – jeu sans fin – sport – grand élancé – le flux et le

reflux – ballets des outardes – danse indienne – abondance – étourdissant – équipage – équip-âge – agripper – dépendance – communautaire – tribu indi-gêne – heureuse – toboggan – asservissement – ouverture pour la première fois – refus – aimer – donner – avant la libération – enfantin – compact – trésor caché – mouvement – message – prise de contrôle – élan – emboîter – entraide – massage – tire-mère – tire-femme… (verbatim du 13 octobre 2009)

Dès le début, le rapport au langage était donc poétique : voir les mots comme de petites photographies, des taches de couleurs, de petites sculptures dansantes. Tenter de garder l’esprit imagé dans nos échanges également, ce qui était grandement facilité par toutes les explorations avec la matière, les couleurs et impliquant toujours le corps. Très rapidement, la préoccupation de faire image dans nos écrits s’est incarnée dans les devoirs partagés au début de chaque rencontre.

Nos échanges et nos improvisations orales étaient toujours enregistrés. Les œuvres faites en atelier étaient compilées ou photocopiées lorsque les femmes les conservaient pour s’en inspirer ou les continuer à la maison. Je faisais la transcription intégrale des enregistrements, l’imprimais et la remettais aux femmes la semaine suivante. J’utilisais ces verbatim pour extraire des phrases, des images, des idées pour d’autres explorations en improvisation. Je m’en inspirais aussi pour écrire de courts textes que nous lisions ensuite ensemble et j’invitais les femmes à faire de même. Au gré des semaines, les compilations de textes choisis formaient une sorte de tressage de textes et d’images, tel un manuscrit-témoin de notre voyage. J’ai pu constater que lire régulièrement ces extraits à haute voix avait un impact sur les femmes, qui s’en inspiraient pour la poursuite de leurs réflexions sur leur vieillissement et leur exploration créatrice. Nous avons travaillé ainsi tout l’automne, et c’est de cette manière organique que les cocréatrices ont vu peu à peu se profiler à quoi ressemblerait leur œuvre respective, en dialogue avec celles de leurs collègues d’atelier.

4.2.2 Le travail de préparation aux ateliers et le coaching : apprendre à