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Investir la culture d’un nouveau groupe en 2006 : La Marie Debout

CHAPITRE 3 LES EMPREINTES DU MONDE SIGNIFIANT EN MOI

3.4 La maturation d’une pratique : engagement et voie spirituelle

3.4.6 Investir la culture d’un nouveau groupe en 2006 : La Marie Debout

travailleuses de La Marie Debout, le centre de femmes d’Hochelaga-Maisonneuve à

53 Une posture que j’ai retrouvée plus tard chez René Barbier, avec sa notion de « chercheur collectif » (Barbier, 1996, p. 86).

Montréal54, en septembre 2006, j’étais loin de me douter que j’y resterais aussi longtemps!

Cet automne-là, je me cherchais du travail après avoir terminé l’accompagnement d’une autre création collective, au centre des femmes de Laval cette fois, qui fêtait ses vingt-cinq ans. Le centre de La Marie Debout s’apprêtait aussi à célébrer ses vingt-cinq ans d’existence et on me demanda d’écrire l’historique de l’organisme en vue d’une publication maison. Ce contrat de recherche me permit de fouiller toutes les archives du groupe (et d’y mettre de l’ordre), de faire des entrevues avec des fondatrices, travailleuses ou membres, en bref, de connaître à fond la petite histoire de l’organisme. Je peux dire que j’en suis venue à être celle qui la connaissait le mieux, car, comme c’est le cas souvent dans les groupes populaires où les conditions sont difficiles, les travailleuses ou les membres avaient beaucoup changé en vingt-cinq ans, et la mémoire du groupe était pleine de trous. Une fois l’historique terminé, les travailleuses, qui opéraient en gestion collective, m’invitèrent à me joindre à leur équipe pour les épauler dans un dossier épineux affectant la vie de l’organisme. À partir de ce jour, j’ai participé aux réunions d’équipe hebdomadaires et j’avais même un bureau au centre. J’ai ainsi vécu plusieurs mois dans le quotidien de leur milieu de vie communautaire, rencontrant informellement les femmes qui le fréquentaient. Les travailleuses me demandèrent en cours de route si j’étais intéressée à guider la création collective qui s’amorcerait l’automne suivant et à piloter l’organisation des activités festives devant culminer dans une grande fête populaire au Chic Resto Pop55, en mai 2008.

Je voudrais faire ressortir deux aspects fondamentaux dans cette expérience : d’abord, le fait de prendre le temps pour m’absorber complètement dans l’histoire, la culture, le quotidien du milieu où j’allais intervenir comme artiste accompagnatrice m’a ensuite permis de créer « de l’intérieur », un pas de plus dans ma recherche sur l’in situ. Comme le faisait remarquer Angela Lee dans un document très intéressant rédigé pour le Conseil des arts de l’Ontario, il est essentiel de bien cerner la communauté dans laquelle l’artiste doit œuvrer en cocréation, et pourtant « cette étape est si évidente que les organisateurs d’un projet artistique communautaire la négligent souvent ». Elle ajoute :

54 La Marie Debout œuvre dans le quartier depuis 1982 et vise à briser l’isolement des femmes, encourage la prise en charge individuelle et stimule l’action collective.

55Le Chic Resto Pop est une entreprise d’insertion et d’économie sociale qui œuvre depuis 1989 dans le

L’artiste se doit de bien connaître la vision du monde et la composition de cette collectivité, c’est-à-dire comment elle se perçoit elle-même et perçoit les autres, comment elle se définit et s’exprime, qui sont les personnes qui la forment. Une fois ces points clarifiés, l’artiste est en mesure de mieux comprendre la place qu’il peut occuper. (Lee, 1998, p. 12)

L’autre aspect très important dans cette trajectoire, c’est que toutes les travailleuses et les membres de l’organisme firent de ces célébrations collectives un dossier prioritaire. Et plus particulièrement, du début de la création collective en septembre 2007 à la grande fête et spectacle en mai 2008, c’est toute la communauté qui a mis la main à la pâte.

En ce qui concerne la création collective comme telle, j’ai approfondi la méthode de cocréation entreprise depuis mes débuts au CÉAF, alternant les ateliers d’exploration interdisciplinaire, le partage d’outils dramaturgiques, les partages de moments de vie et d’expériences personnelles, la transposition théâtrale de cette matière pour l’écriture du script, à partir des nombreux textes générés par les femmes tout au long de l’automne. Dès les premiers ateliers, je suis partie de la vie des femmes pour générer des exercices d’exploration et lorsqu’elles commencèrent à se sentir à l’aise et à s’approprier des moyens créateurs, je leur ai distribué l’historique du centre, encore non publié. Ensemble, nous avons trouvé les thèmes, les sujets qui se recoupaient entre leurs vies et la vie de l’organisme, ce qui leur tenait à cœur, ce qui avait marqué la lutte et la culture du centre. J’en vins à appeler cette façon de procéder, la méthode des petits pas japonais, telles ces petites pierres dans les jardins, c’est-à-dire faire un pas après l’autre pour développer organiquement la création, qui se trouve ainsi éclairée par chacun des pas que l’on fait. Et cette méthode s’avéra très efficace, tant pour la création qui s’ancrait dans l’expérience et la vie des femmes que pour l’espace de liberté que cela leur donnait. Car, autre effet bénéfique de cette approche, celles qui faisaient partie de l’équipe de scripteures à l’automne se sentaient allégées de savoir qu’elles pouvaient très bien s’engager dans ce travail de conception sans avoir l’obligation de jouer. Dès le départ, un message d’ouverture était lancé : les femmes pouvaient s’investir à plein jusqu’au printemps suivant ou seulement pour une rencontre, il n’y aurait pas de jugement ou de pression, toutes les contributions étaient bienvenues. Évidemment, mon pari était que les femmes se laisseraient prendre au jeu et que la curiosité, le désir, l’emporteraient sur les peurs. Bref, à partir de l’hiver 2008, le groupe se transforma en équipe de jeu et de production, plusieurs femmes restèrent soit comme actrices, participantes à la scénographie

ou à la fabrication des costumes et accessoires. De nouvelles se laissèrent tenter par l’aventure et une musicienne se joignit à l’équipe.

Les savoirs des femmes étaient beaucoup plus sollicités que dans mes premières expériences de créations collectives, en continuité avec ma démarche amorcée avec Il était une fois mon quartier. Par contre, encore une fois, mon rôle de metteure en scène et de leader de la création, celle qui prend les décisions esthétiques finales, n’était toujours pas remis en cause. À partir de janvier, après quelques semaines d’exploration en jeu, voix, présence physique sur scène, avec tout le groupe, j’ai fait répéter les femmes par scènes, en prenant soin de revenir en grand groupe régulièrement pour partager la vue d’ensemble et la vie ensemble, jugeant à ce moment que c’était la façon la plus efficace d’avancer. J’ai aussi procédé au travail dramaturgique final, afin de m’assurer de la cohérence esthétique de l’ensemble, tout en vérifiant avec le groupe que mes choix leur convenaient. Par ailleurs, plusieurs monologues et textes de chansons écrits par des femmes du groupe ont été intégrés dans le script final : c’est la première fois que je faisais un coaching d’écriture en individuel, en accompagnant les femmes dans le travail de réécriture, plutôt que de réécrire moi-même à partir de la matière première.

La grande fête populaire du mois de mai 2008 tenait du happening : réaménagement complet du lieu, exposition de photos d’archives, espace participatif pour deux artistes résidant dans le quartier, souper-banquet mettant à contribution les employés du Chic Resto Pop, interventions à saveur historique et, le clou de la soirée, la création collective Le chœur des Marie. Nous avons occupé tout l’espace, y compris le balcon arrière où se trouvait jadis l’orgue de cette ancienne église. Trois cents personnes ont vécu cette grande messe féministe populaire, visiblement avec émotion, car nombreuses étaient celles ayant participé à l’un ou l’autre des épisodes évoqués. Nous en avons surpris plusieurs aussi par une forme de théâtre éclatée alliant chansons, danse, monologue, humour mordant, poésie; moments marquants pour les femmes, le centre et le quartier.

Ces célébrations ont été un moment décisif : l’intensité de cette expérience fit sa marque dans l’organisme. De la fierté de la visibilité aussi, devant un tel succès public dans le quartier. Un sentiment d’appartenance s’était visiblement développé dans le processus, autant pour moi qui apprenais à dire « nous » plutôt que « elles » ou « vous », que pour

l’ensemble de la collectivité. Les femmes, travailleuses y compris, avaient vécu l’expérience, elles constataient comment un engagement artistique collectif enrichissait la vie du centre quand on y mettait le temps et les moyens; nous avions toutes constaté comment l’art nous avait permis de créer du sens ensemble. On en voulait plus. Pour ma part, j’en voulais plus, mais autrement : à la fin du spectacle, lorsqu’on m’invita à prendre la parole, je dis publiquement que ces célébrations théâtrales d’un « 25 ans » seraient mes dernières56 !

3.5 L’actualité de ma pratique artistique en 2008-2009 : la croisée des