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Naissance ou adoption ? 1961, je suis née avec le mur de Berlin

CHAPITRE 3 LES EMPREINTES DU MONDE SIGNIFIANT EN MOI

3.2 La genèse d’une artiste : identité, altérité et empathie

3.2.1 Naissance ou adoption ? 1961, je suis née avec le mur de Berlin

est déterminant est ce qui fait sens pour le sujet, et seulement cela. (Huston, 2008, p. 27)

Je ne suis pas née, j’ai été adoptée. À neuf mois. Ce sentiment très fort de mes origines perdues dans la nuit de mon histoire, je l’ai éprouvé d’aussi loin que je me souvienne. Et d’aussi loin que je me rappelle, j’ai su que j’avais été adoptée. Lorsque j’étais enfant, j’aimais que Germaine, ma mère adoptive, raconte encore et encore comment elle et papa m’avaient trouvée à l’orphelinat. Comment, racontait-elle, ils avaient vu des dizaines de bébés, mais ce n’était pas encore « la » rencontre. Et comment ils m’avaient enfin « trouvée » dans la multitude de petits humains des crèches qu’ils visitaient : « dès qu’on t’a vue, on a su que c’était toi! »

Je ne saurai jamais si cette histoire était une fable encouragée par les services sociaux de l’époque14, mais ce qui m’intéresse de relever ici, c’est que par ce récit réitéré de mes origines, ma mère instaurait en moi le sentiment d’avoir été choisie. J’étais l’Élue, pas le fruit du hasard, puisqu’on est venu à ma recherche, on m’a vue, on m’a choisie. Mes jours commencent avec le récit de cette élection, pas avec ma naissance dont il n’existe aucune narration ni aucune trace. C’est seulement à l’âge adulte que je me suis rendu compte comme j’avais fait mienne cette narration d’adoption; et comment, de simple récit, cette fable s’était muée en une sorte de mythologie personnelle constitutive. Si l’adoption fut un événement fondateur dans ma psyché, l’état d’orpheline, celui d’avoir été abandonnée, pourtant objectivement antérieur à l’adoption, est demeuré longtemps obscur, dormant dans mon inconscient. L’examen plus approfondi de ce qui semble à l’œuvre dans certaines de mes actions, par l’analyse praxéologique et l’explicitation, m’a permis d’apercevoir l’ombre de ce que j’en suis venue à appeler ma condition d’enfant surnaturelle.

14 En effet, les travailleuses sociales ont souvent encouragé les parents adoptifs à formuler ce genre de récit (Lifton, 1988, p. 21).

Ainsi, ma vie est un palimpseste. La première scène de ma biographie, c’est d’avoir été abandonnée par celle qui m’a donné la vie. Les épisodes subséquents se sont superposés jusqu’à effacer de la surface l’état premier qui m’a constituée : l’informe, l’infortune, l’épreuve originelle qui marqua ma venue au monde. J’ai été abandonnée et j’ai eu à m’assurer, me rassurer, m’assumer dans le monde microspectif que fut la crèche d’Youville. Les neuf premiers mois de ma vie, j’ai été suspendue dans le vide. Aussitôt née, aussitôt déracinée. Aussitôt déplacée. Aussitôt réfugiée. À l’échelle d’un petit bébé, c’est une très longue période de temps qui laisse forcément son empreinte. J’écris ceci sans pathos particulier car pour être honnête, je n’ai jamais ressenti de souffrance dans le fait d’être une enfant adoptée. Mais avec ces sentiments fondateurs aux pôles contraires (l’abandon et l’élection) s’est développé celui de n’appartenir qu’à moi-même. Je ne me sentais pas appartenir à cette famille qui pourtant m’accueillait, me chérissait, faisait de moi leur fille. D’aussi loin que je me rappelle, j’ai éprouvé ce double sentiment, celui d’être l’Étrangère et celui d’être l’Élue. Étrangère, comme le chat ou le chien ou l’oiseau peuvent avoir été adoptés et aimés par une famille, mais ils n’en demeurent pas moins d’une autre espèce. Ce sentiment d’étrangeté n’empêchait nullement l’affection ou la vie familiale, mais au fond de moi, je ressentais une vague menace, celle d’être retournée d’où je venais si je déplaisais15. Très tôt donc, s’est instaurée en moi confusément la notion de mérite, l’autre côté de la médaille de l’élection.

Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, j’éprouvais aussi un sentiment de liberté, de dégagement : je suis différente, je suis « d’ailleurs ». Je viens d’ailleurs, certes, mais d’où? Un seul lieu, plutôt anonyme, est rattaché à ma naissance, l’hôpital où je sais être née. Puis un premier lieu de résidence tout aussi anonyme, durant neuf mois, la crèche. Je n’ai pas d’images, pas de visages, pas d’histoires, pas de traces tangibles. Alors, lorsque j’étais enfant, tout était à inventer. Parvenue à l’âge adulte, plutôt que de faire une recherche sérieuse sur mes origines, j’ai préféré continuer d’inventer. Mon ailleurs, mon pays natal, ma famille d’origine, ce fut depuis mon plus jeune âge le monde imaginaire, le monde de la création. Je me suis inventé une sorte de mère mythologique plutôt que biologique, telle un

personnage dans mon cinéma intérieur16. Curieusement, je me suis inventé un personnage

mais aucun épisode. Mon imagination demeurait dans le présent. La fiction devenait plutôt un possible d’exister, d’être, exactement comme dans la création, l’art crée de toutes pièces (de) la réalité. Encore maintenant, je vis de la réalité dans mon studio, ma salle de répétition, dans les deux heures de spectacle. Ce qui se vit dans ces moments intenses est bien réel, incarné, incorporé, partie prenante de ma vie, au même titre que prendre le bus, participer à une réunion, dormir ou manger. Je nommerais cela « réalité augmentée », un surcroît du sentiment d’être vivante.

En me sentant sans racines, je me suis sentie libre de mes mouvements. Mes parents adoptifs ont certes grandement facilité ce sentiment, car en plus de leur amour inconditionnel, ils m’ont toujours laissée libre de choisir ce que je souhaitais faire dans la vie : ce qui nous importe, c’est que tu sois heureuse. Je me suis donc sentie libre de me construire comme je voulais. J’ai voulu m’inventer, consciente très jeune que j’étais l’auteure de ma vie et non pas le produit attendu d’une pression familiale, d’une filiation avec tout son poids sur les (non) choix individuels.

J’ai longtemps pensé que ce sentiment d’être une étrangère était mon chagrin archétypal, ma « ligne de faille », pour reprendre l’expression de Nancy Huston (2006). Mais en examinant mes sentiments de plus près à travers l’écriture, j’en suis venue à considérer les choses autrement. Ma déchirure, c’est l’abandon, le déracinement et le chagrin de ne pas ressentir cette perte; ma malédiction, c’est d’avoir le sentiment d’avoir à mériter d’avoir été choisie. Mais l’aspect lumineux de ma condition d’adoptée est justement dans ce ressenti d’être une étrangère. Une espèce d’impression d’apesanteur. Car mon sentiment de liberté, c’est l’errance du pèlerin, le voyage, la capacité de me déplacer. La contingence, l’état passif, c’est d’avoir été abandonnée à la naissance. L’acte de liberté, c’est de me donner sans cesse naissance en marchant sur des petits chemins de traverse; casser le pattern de me faire choisir en choisissant, en allant vers les autres; créer du réel en me servant de la fiction. Je sais comment faire depuis le début de mes temps.

16 En effet, je me suis amusée à m’imaginer être la fille de la grande actrice italienne Anna Magnani, puisque ma mère adoptive m’avait dit que ma mère biologique était italienne. Ce qui est intéressant, c’est que j’ai su seulement à l’âge adulte que le physique de ma mère biologique correspondait à celui de la star italienne.