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1.2 Les fonctions principales du discours rapporté

1.2.1 Le récit

Définir ce qu’est un récit n’est pas un exercice aisé :

« Raconter est une forme si courante, si quotidienne et également répandue que se demander ce qu’est un récit peut paraître superflu. En fait, s’interroger sur la narration en général, c’est réfléchir sur une façon de mettre en mots l’expérience quotidienne ; c’est réfléchir sur les différents types de discours qui peuvent recourir à la narration » (J.-M. Adam, 1984, p. 9).

Dans la tradition littéraire, le récit a longtemps été étudié à l’écrit, principalement dans les romans. On doit notamment à V. Propp le premier essai de définition

du récit26, de sa structure dans les contes.

Dans les manuels scolaires, le récit canonique est présenté comme respectant un schéma composé de six éléments : la situation initiale, la perturbation, les péripéties, la résolution, le dénouement et la situation finale. Cette définition du récit n’est pas des plus adéquates pour une application à nos données aussi bien écrites qu’orales. Dans les conversations quotidiennes, il peut être nécessaire

de négocier la prise ou le maintien de la parole27, il s’agit dès lors « d’aller à

l’essentiel » sans développer chacune des étapes constitutives du récit canonique sous peine de perdre l’attention de son interlocuteur ou de se voir couper la parole :

« [le locuteur] omet en premier lieu les “allant de soi” de la conver-sation comme les rituels de salutations [. . . ]. Il omet aussi les sections qu’il juge “indignes” d’intérêt parce qu’elles ne sont pas mémorables, parce qu’elles sont inavouables, parce qu’elles peuvent porter atteinte à son image, etc. En contrepartie, certaines sections sont rejouées presque en temps réel, présentées avec une surenchère de détails et de commentaires servant à susciter l’intérêt chez l’interlocuteur ou, à tout le moins, à justifier l’espace discursif que le locuteur s’octroie » (D. Vincent, 2002, p. 192).

W. Labov & J. Waletzy (1967) ont été les premiers à s’intéresser aux récits oraux. Ils ont également dégagé six étapes qui, selon eux, peuvent constituer un récit :

26. Nous ne retracerons pas ici toute l’histoire de la narratologie, nous ne présenterons que quelques-unes des approches qui nous aideront à circoncire l’objet « récit ». Pour un tour d’horizon plus complet des différentes approches du récit ainsi que des différents modèles qui ont été proposés, voir notamment J.-M. Adam (1984) et M. Laforest & D. Vincent (1996), qui proposent des synthèses complètes et bien construites.

27. Dans les situations d’entretien à deux interlocuteurs, cette négociation est moins néces-saire, les rôles des interactants étant mieux définis.

le résumé, l’orientation, la complication, l’évaluation, la résolution et la coda28. W. Labov (1972a, 1993) définit le récit comme :

« une méthode de récapitulations de l’expérience passée consistant à faire correspondre à une suite d’événements (supposés) réels une suite identique de propositions verbales. [. . . ] les propositions y sont ordonnées temporellement, en sorte que toute inversion modifie l’ordre des événements tel qu’on peut l’interpréter [. . . ] ».

Selon lui, un « récit minimal29 » peut être constitué de deux propositions

seule-ment qui sont considérés comme obligatoires tant que celles-ci sont « temporel-lement ordonnées » : la complication et la résolution.

Pour le traitement de nos données aussi bien orales qu’écrites, nous retiendrons les critères de définition proposée par M. Laforest et D. Vincent dans leur ouvrage consacré à la question de la narration, plus spécifiquement à l’oral. Les auteurs mettent en avant les huit critères couramment avancés pour définir le récit (nous les reportons dans le tableau suivant) :

1 Antériorité des événements (par rapport au temps de l’énonciation) 2 Organisation autour d’un événement unique pour exclure les énumérations 3 Les événements racontés doivent aboutir à une transformation ou un

changement

4 Les événements rapportés sont liés par une relation de cause à effet 5 Présence d’un protagoniste généralement humain ou agissant comme tel 6 La narration doit contenir au moins un élément inattendu, qui sorte de

l’ordinaire (reportable), qui en assure la « racontabilité30 »

7 Présence d’une certaine tension, d’une dramatisation des événements

8 Temps verbaux particuliers (imparfait, passé simple et passé composé, présent historique), discours direct, un certain degré de détail, etc.

Table 1.1 – Les critères de définition du récit selon M. Laforest et D. Vincent Les auteurs ne retiennent pas dans leur définition l’ensemble de ces critères qu’elles discutent et parfois critiquent :

28. La coda correspond à un énoncé facultatif qui signale la fin d’un récit : “The end of a narrative is frequently signaled by a Coda, a statement that returns the temporal setting to the present” (W. Labov, 2010).

29. Nous reproduisons ici un exemple de J. Bres (2001) pour illustrer ce qu’est un récit minimal :

A1 – alors racontez-nous : comment ça s’est passé ? vous aviez décidé de : d’attaquer : B2 – 1 bé : :j’ai attaqué à vingt kilomètres de l’arrivée

2 et : : j’ai j’ai roulé à bloc jusqu’à la ligne

30. Le critère de « racontabilité » a été développé par W. Labov : "A reportable event is one that itself justifies the delivery of the narrative and the claim on social attention needed to deliver it. Some events are more reportable than others" (2010).

« une narration est une unité discursive qui relate un épisode singu-lier (non habituel) constitué d’au moins deux actions ou événements qui se suivent dans le temps et qui ont entraîné un dénouement (en-tendu dans un sens très large) ; le narrateur doit être un des acteurs (ou être suffisamment proche d’un des acteurs pour s’être approprié les événements) ou témoin direct des événements ». (p. 21)

Dans notre corpus, particulièrement dans les données écologiques31, de

nom-breuses occurrences de discours rapporté et plus spécifiquement de discours direct, sont intégrées dans le cadre plus général d’un récit, comme le montre l’exemple suivant :

(7) Stéphane : Oh putain le gyrophare il se met direct sur le côté x Mon-sieur vous faites quoi comme gesteje faisben je vous ai demandé si vous mettiez votre clignotant.

Je sais pas vous déboitez comme ça moi police ou pas police euh il y a un code de la route c’est pour tout le monde.

Le keum il me faitattention hein et une fois pff (.) Porte St Martin je te dis trop trop les keufs ils me suivent. (MPF, Roberto2c, 01-04)

Dans cet exemple, le locuteur « rapporte » une interaction avec un policier lors d’un contrôle. Bien qu’il emploie majoritairement des verbes au présent pour raconter son histoire, nous pouvons tout de même nous rendre compte de la succession des événements et considérer cette « histoire » comme un récit. Nous pouvons délimiter plusieurs actions, la mise en route du gyrophare qui entraîne l’arrêt de la voiture du locuteur, le dialogue avec le policier qui a cru que le locuteur lui adressait un geste injurieux et la fin de l’échange « attention hein » qui sous-entend que le policier n’a pas tenu rigueur au locuteur de son geste et qu’il l’a laissé partir.

Le discours rapporté est ici utilisé dans un but narratif. Comme le souligne E.

Holt (1996) : « DRS32is an effective device for story telling because it dramatizes

the interaction, making the move vivid » (p. 242). L. Rosier (2008) partage ce point de vue et précise que :

« Le DR à l’oral s’insère dans un récit d’interactions, il implique l’interlocuteur. C’est une forme textuelle, utilisée à des fins pragma-tiques diverses : transmettre une nouvelle, faire rire, argumenter. Elle est plus ou moins dramatisée, plus ou moins simulée dans la mise en voix » (p. 24).

Cette remarque s’applique également à nos données écrites, particulièrement (mais pas uniquement) dans les conversations instantanées :

31. Pour les caractéristiques des données écologiques, se reporter au chapitre 3, section 1 32. Direct Reported Speech.

(8)33

(10 :20 :05) XX1 :mais bon j’suis plutot du genre sévére hein (10 :20 :12) XX :haha

(10 :20 :16) XX :je t’imagine pas du tt (10 :20 :20) XX1 :^^

(10 :20 :37) XX1: bah la semaine avec les vacances j’ai fait une boulette (10 :20 :51) XX1: en fait j’ai des cours de 1h parfois, et de 1h30 parfois (10 :21 :02) XX1 :du coup des fois j’ai la cloche qui me prévient, des fois non

(10 :21 :24) XX1 : et là je m’étais emélé les pédales, j’ai cru que c’était la fin du cours alors qu’il restait 30min

[. . . ]

(10 :22 :20) XX1 :c’était un demi groupe, y avait 22 éléves : PAS UN qui m’a dit"attetntion m’sieur, vous etes en traind e vos tromper il reste 1/2 heure"

(10 :22 :23) XX1 ::o

(10 :22 :30) XX1 :(normal tu diras ^^ ) (10 :22 :35) XX :c’est etonnant :p

(10 :22 :52) XX1 :enfin du coup j’suis sorti prendre le groupe suivant (10 :22 :58) XX1 :sauf que bien sur pas de groupe suivant

(10 :23 :16) XX1 : par contre mes eleves trainait, se regardaient... y avait qqchose qui clochait

(10 :23 :17) XX :huhu

(10 :23 :30) XX1 :j’ai demandé à un, qi m’a dit qu’il restait 30min (10 :23 :42) XX :hahaha

(10 :23 :42) XX1 : AH MERDE ! Bon tout le monde revient et se met en rang

(10 :23 :53) XX :serieux ? (10 :23 :56) XX :salo

(10 :24 :05) XX1 :Toi, tu vas chercher les deux là-bas, qui ont déja quasi fini de traverser la cours

(10 :24 :18) XX1 :J’ai attendu qu’il reviennent tous (10 :24 :23) XX1 :j’avais mon parapluie

(10 :24 :29) XX1 :mais pas eux :) (10 :24 :46) XX :rho

(10 :24 :58) XX1 :"Vous restez là sous la pluuie jusqu’à ce que vous soyez calmé, on peut attendre 30 min si necessaire"

(10 :25 :07) XX1 :ils ont fini par se calmer (10 :25 :28) XX :herr profesor XX

(10 :25 :43) XX1 :et là j’ai un peu gueulé, comme quoi c’est pas normal que y en a pas eu un pour me dire que je me trompais

(10 :25 :53) XX1 :att ^^

(10 :26 :16) XX1 : Et du coup hop,vous retournez dans la classe, et vous sortez un stylo.

33. Nous respectons ici, comme pour l’ensemble des exemples cités, issus de l’Internet, l’orthographe des internautes.

(10 :26 :17) XX :apres tu les as libéré ? (10 :26 :22) XX1 :et une demi-feuille

(10 :26 :24) XX :rhoooooooooooooooooooooooooooo (10 :26 :28) XX1 ::x

(10 :26 :39) XX :putain je t’aurai haï

(10 :26 :42) XX1 :J’leur ai fait faire un QCM (IRC, Joueur15, Conversation 6)

Parfois récit et argumentation peuvent s’imbriquer, s’entrecroiser, et dans ce cas la globalité du récit peut être considérée comme un argument. J.-M Adam (2011) parle, à propos du récit, d’une « action discursive sur autrui » et précise que « la forme narrative est une forme textuelle destinée à remplir une fonction stratégique spécifique, dans une interaction donnée » (p. 83).

Dans l’exemple issu du salon IRC, le recours au discours rapporté est utilisé pour appuyer une affirmation du locuteur : « mais bon j’suis plutot du genre sévére hein ». Il souhaite ainsi convaincre son interlocuteur un peu sceptique : « je t’imagine pas du tout ». L’intégralité de ce long récit, incluant une mise en scène par le biais du discours rapporté, peut être envisagée comme un argument puisqu’il vise à démontrer que le locuteur est effectivement un enseignant sévère. Dans les deux exemples cités, nous pouvons parler plus largement de «

conver-sations rapportées34 » puisqu’il s’agit de mettre en scène un pan « entier35 » de

dialogue.