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Réactions face à l’intrusion

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Étudier la relation diététique

2.1 Intrusion sociologique

2.1.2 Réactions face à l’intrusion

Une fois l’accès au terrain négocié, de nouveaux effets de l’intrusion sociologique sont à prendre en considération. La présence d’un individu extérieur au cours normal des interac- tions durant la consultation peut en effet susciter des réactions. Deux réactions semblent en particulier avoir un impact sur les données brutes recueillies. Il convient d’expliciter ces biais pour en tenir compte le plus possible lors du traitement et de l’analyse des données. Premiè- rement, la conscience de l’intrusion, c’est-à-dire d’être observé(e), entraîne une modification comportementale. Cet « obstacle épistémologique10» n’est pas propre aux observations de consultations en ville. Il a en effet notamment été mis en évidence dans un contexte très dif- férent par Claude Lévi-Strauss11. Deuxièmement, la réaction des patientes et patients face à l’intrusion peut également prendre la forme, au-delà de la conscience d’être observés, de l’expression plus ou moins marquée de formes de réticences.

La conscience d’être observés modifie nécessairement chez les enquêtés leur comporte- ment. Il s’agit d’une contrainte inhérente aux méthodes d’observation directe « à découvert ». Les sciences sociales ayant pour objet des êtres doués de conscience et étant pratiquées par des individus dotés d’une même conscience réflexive, celle-ci, parce qu’elle modifie le compor- tement des enquêtés et des enquêteurs, apparaît comme « l’ennemie secrète des sciences de l’homme ». En effet, selon l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, « la conscience apparaît ainsi comme l’ennemie secrète des sciences de l’homme, sous le double aspect d’une conscience spontanée, immanente à l’objet d’observation et d’une conscience réfléchie – conscience de la conscience – chez le savant12». C’est la conscience « immanente à l’objet d’observation » qui nous intéresse plus particulièrement. La « conscience » dite « réfléchie », celle du « savant », a pu favoriser le sentiment de gêne lié à l’intrusion sociologique. Pauline Malon, quant à elle, avait bien évidemment conscience d’être observée. Elle a en conséquence modifié son comportement et m’en a fait part. Cette modification suppose d’adopter dans le courant de l’action une attitude réflexive puisqu’il ne faut plus seulement penser, comme dans le cours

10. Gaston Bachelard (1938), La formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse

de la connaissance objective, Librairie philosophique J. Vrin, Paris.

ordinaire des consultations, qu’aux patientes et patients mais également au regard porté par un étudiant en sociologie sur son travail. La modification de son comportement est une réac- tion face à mon intrusion sociologique. Ayant moi-même conscience de cela, il est probable que je me sois exagéré un peu la gêne occasionnée, ce qui a pu avoir pour conséquence une forme d’auto-censure en m’incitant à clore le terrain plus tôt que je n’aurais peut-être pu. J’ai de même tardé à demander des enregistrements complets, non coupés au moment de la pesée (cf section 2.1.3 page 58).

Pauline Malon m’a fait explicitement part de la modification de son comportement, dont elle était consciente, en raison de ma présence. La conscience d’être observée s’accom- pagne d’une crainte, celle d’être jugée par un regard extérieur. Ce sentiment est accentué sous l’effets de mécanismes de domination sociale puisque je suis placé, par la situation d’en- quête, en position d’observateur savant extérieur dont le jugement est censé être objectif. La diététicienne de Mélieu m’a confié très rapidement ses craintes, dès le premier jour passé à son cabinet, le mardi 20 décembre. D’après mon carnet de terrain, elle s’est adressée à moi durant la pause entre le premier et le second rendez-vous de la matinée :

Pauline Malon m’a dit, entre les deux rendez-vous, qu’être observée « la dérange un peu » dans le sens où elle « essaie de parler plus diététique » et a peur de mon jugement sur ses pratiques, etc.

Pauline Malon essaie de correspondre davantage aux attentes qu’elle me prête. Tout se passe comme si je jouais le rôle d’un inspecteur venant juger la qualité de son travail. La conscience chez les enquêtés d’être jugés relativement à « une norme » est, selon Gérard Mauger, une constante de la situation d’enquête : « la situation d’enquête doit être analysée comme une situation d’examen, une sorte de procès, où les enquêtés sont et se savent toujours mesurés à une norme13».

Ma présence « dérange un peu » Pauline Malon dans la mesure où elle doit s’efforcer de « parler plus de diététique » et moins de choses annexes qui pourraient être jugées frivoles. Elle s’efforce de correspondre davantage au modèle professionnel qu’elle s’imagine être le plus valorisant et celui que je dois m’attendre à observer. Elle ne peut pas faire « comme si » je n’étais pas présent d’autant qu’elle admet avoir « peur de mon jugement sur ses pratiques ». Si le biais induit par la conscience d’être observée et la modification du comportement qui en

13. Gérard Mauger (1991), « Enquêter en milieu populaire », Genèses. Sciences sociales et histoire, vol. 6, no1, p. 131.

découle est à prendre en considération, il ne rend pour autant pas complètement artificielle et caduque l’observation. En effet, Pauline Malon ne peut pas modifier radicalement ses pra- tiques, ne serait-ce que parce qu’elle est en interaction avec de vrais patientes et patients, les siens. Ses actions ont de véritables conséquences pour elle, pour son travail. La consultation est payée par les patientes et patients, qui n’ont pas été prévenus en amont de ma présence, au même titre qu’une consultation habituelle.

Cependant, afin de procéder à des observations moins invasives, et en espérant ainsi contenir le biais induit par la conscience d’être observée, j’ai procédé différemment avec la consultation observée au cabinet de Cassandra Rosset. Cette diététicienne âgée de trente ans lors de l’enquête exerçait depuis six mois dans une maison de santé située à une dizaine de kilomètres de Mélieu, la petite ville où exerce Pauline Malon. Les deux diététiciennes se sont connues lors de remplacements à la clinique de Mélieu et déjeunent ensemble depuis une fois par mois. C’est Pauline Malon qui m’a recommandé auprès de Cassandra Rosset. Celle-ci était cependant réticente à l’idée d’avoir un observateur extérieur présent dans son cabinet. Il a donc été convenu que je resterais dans la salle d’attente pendant que la consultation se déroulerait. J’aurais pris soin auparavant de disposer le dictaphone discrètement sur un coin du bureau de la diététicienne. La patiente, Virginie Arcan, que j’ai interviewé par la suite, était, tout comme Cassandra Rosset, consciente d’être observée. La discrétion du dispositif d’observation, un simple enregistrement sonore, si elle ne me permet pas d’assister à la consultation, et si donc cette discrétion suppose l’absence de collecte des éléments non sonores, corporels ou autre, elle permet d’atténuer, chez la diététicienne et sa patiente, la conscience d’être observées. Cela a même pu aller jusqu’à l’oubli. Cassandra Rosset m’a en effet avoué en sortant avoir oublié a présence du dictaphone. Elle n’avait ainsi plus conscience d’être sur écoute. Elle a alors ajouté espérer « ne pas avoir dit trop de bêtises » au cours de la consultation.

Ainsi, il ne faut pas nécessairement et systématiquement chercher à vouloir contrôler entièrement les conditions d’observation. Il peut parfois être préférable de « laisser la main » aux enquêtés. Dans le cas de l’enregistrement effectué au cabinet de Cassandra Rosset, ac- cepter mon absence et le seul enregistrement audio m’a permis d’avoir accès à ce terrain et de limiter considérablement le biais comportemental induit par la conscience d’être observée. Il en a été de même avec l’auto-enregistrement effectué par Pauline Malon. La diététicienne de Mélieu m’a en effet proposé d’enregistrer elle-même une consultation effectuée à son ca-

binet. En acceptant ainsi de lui « laisser la main », c’est-à-dire le contrôle, jusqu’à l’outil d’enregistrement, j’obtenais en échange un accès au terrain qui m’aurait sinon été inacces- sible. La consultation enregistrée début mai était la seconde de Jennifer, une patiente âgée de vingt-huit ans et dont nous avions pu observer la première consultation quelques semaines plus tôt. Étant en région parisienne, je ne pouvais assister à cette consultation qui pourtant m’intéressait particulièrement14. L’accès au terrain m’était donc impossible sans recourir à

l’auto-enregistrement. En outre, c’est Pauline Malon qui m’avait proposé de procéder ainsi. Ce faisant, elle préservait la relation d’enquête, tout en établissant un nouveau compromis plus confortable pour elle. En effet, en recourant à l’auto-enregistrement, elle me proposait toujours un accès au terrain tout en rendant beaucoup plus discret, et donc moins dérangeant pour les patientes et patients notamment, le dispositif d’intrusion sociologique.

Les diététiciennes et diététiciens ne sont évidemment pas les seuls enquêtés à réagir face à l’intrusion sociologique. Les patientes et patients réagissent parfois en exprimant des formes de réticences. Certes, l’intrusion est préalablement autorisée par la diététicienne, ce qui suffit la plupart du temps pour que les patientes et patients acceptent ma présence et l’enregistrement de la consultation. Une partie des patientes et patients, qui peuvent avoir le sentiment que la qualité du service, qu’ils s’offrent, c’est-à-dire qu’ils achètent, se voit dégrader par ma présence intrusive, expriment diversement une forme de réticences. La forme la plus radicale d’expression de la réticence à laquelle j’ai été confronté ne s’est produite qu’une seule fois, au sein du cabinet parisien de Fany Lebois. A deux occasions, une première lors de la troisième consultation d’un couple de trentenaires et une seconde lors de la première consultation d’une femme âgée de trente-cinq ans, les patientes et patients, tout en concédant ma présence au sein de la salle de consultation, ont catégoriquement refusé de me voir procéder à un enregistrement audio du rendez-vous. Malgré mon insistance sur l’anonymat et le sérieux scientifique de ce travail de recherche, l’intrusion associée au dictaphone a été jugée inacceptable. Dans ces deux situations, le matériel recueillis lors des observations est beaucoup moins riche car nettement moins fourni, beaucoup moins précis et détaillé. Si la qualité des données en pâtit, il était tout de même préférable de rester. Des éléments importants ont ainsi pu être recueilli lors de ces consultations chez Fany Lebois. Il ont en outre pu être complétés par la retranscription intégrale des cinq autres consultations

14. Il s’est révellé en effet très heuristique de disposer de l’enregistrement d’une seconde consultation faisant suite à une première observée également.

que nous avons pu à la fois observer et enregistrer dans ce cabinet.

J’ai également été confronté à des formes plus euphémisées d’expressions de réticences chez les patientes et patients. Ma présence en consultation, grâce à l’autorisation de la dié- téticienne qui légitime et accrédite le sérieux de ma présence, a toujours été acceptée. Cette première demande d’acceptation a lieu dans la salle d’attente. La diététicienne sort pour inviter sa patiente ou son patient à entrer dans la salle de consultation. Je sors alors avec elle. Pauline Malon ou Fany Lebois me présente ainsi et demande au patient ou à la patiente si cela les dérange que je sois présent durant la consultation « pour [mes] recherche ». La réponse est toujours la même. Non, cela ne les dérange pas. Une moue un peu sceptique ac- compagne parfois l’acceptation explicite. Une fois dans le cabinet cependant, je m’empresse de demander si le patient ou la patiente ne trouve pas dérangeant le fait que j’enregistre la consultation avec un dictaphone. C’est à cette occasion que des formes euphémisées, lors- qu’elles ne se traduisent pas par un refus explicite de l’enregistrement, d’expression de la réticence apparaissent chez une partie des patientes et patients. L’expression euphémisée de la réticence peut prendre la forme d’exclamations soulignant l’accumulation des contraintes engendrées par mes sollicitations. Le patient ou la patiente accepte alors l’enregistrement après s’être exclamé(e) : « ah, en plus ! » ou « ça fait beaucoup ! ». L’expression de la réti- cence peut s’avérer plus subtile par l’intermédiaire du ton sur lequel le patient ou la patiente concède l’enregistrement de la consultation. Plus généralement, une partie des patientes et patients ont pu manifester implicitement une petite gêne liée à ma présence. Ces formes im- plicites d’expression des réticences sont perçues par Pauline Malon, par exemple. Cela a pu accroître ses réticences à m’accueillir davantage en consultations pour des observations. En particulier, Pauline Malon s’est efforcée de toujours éviter de me faire venir à deux consulta- tions d’une même patiente. L’occasion aurait par exemple pu se présenter durant les vacances de printemps 2017. Françoise15, une patiente dont la première consultation avait fait l’objet

d’une observation le jeudi 22 décembre 2016, avait un rendez-vous durant une journée où j’étais présent au cabinet de Pauline Malon pour effectuer des observations. Cette dernière m’a cependant explicitement demandé de venir plus tard dans l’après-midi afin de ne pas

15. Les patientes et patients désignés par leur seul prénom, anonymisé, sont les patientes et patients observés au cours d’une ou deux consultations n’ayant pas été interviewés par la suite. J’ai systématiquement invité ces personnes à me contacter afin d’effectuer un entretien relatif à leur suivi diététique. J’ai cependant rencontré peu de succès dans cette entreprise. Les patientes interviewées ont la plupart du temps été recrutées avec le concours de leur diététicienne. Celle-ci me communiquait par exemple leurs coordonnées et je leur envoyais une demande d’entretien par mail. La diététicienne, de son côté, leur parlait généralement de moi lors d’une consultation pour les inviter à accepter l’entretien.

être présent pour le rendez-vous de Françoise. Pauline Malon l’avait en effet sentie perturbée par ma présence lors de son premier rendez-vous. Si l’observation de cette consultation aurait été intéressante car elle aurait permis de constater l’évolution du suivi diététique de cette patiente, l’accès au terrain m’a été refusé car l’intrusion était jugée trop dérangeante pour Françoise. Il n’y avait aucune marge de négociation possible16 d’autant que la gêne induite par ma présence me semblait compréhensible, surtout à l’occasion d’une première consulta- tion. Il fallait prendre en compte les réticences de cette patiente. Les éventuelles réticences des patientes par rapport à la présence d’un observateur extérieur, sont par ailleurs antici- pées par Pauline Malon à l’occasion d’une séquence particulière au cours de la consultation : la pesée.

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