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Le travail disqualifié en restauration collective

Dans le document en fr (Page 115-121)

Exercer la diététique, s’installer en libéral : entre goût et pragmatisme

2.1 Le libéral : un mode d’exercice relativement dévalorisé

2.1.3 Le travail disqualifié en restauration collective

La dévalorisation symbolique, dans les représentations des diététiciennes et diététi- ciens, de la restauration collective, par rapport aux autres secteurs, est, par exemple, ex- primée par Ana Mougin. Cette dernière place par ailleurs le secteur hospitalier au sommet de l’échelle de valorisation symbolique, représentation fréquente mais non universellement partagée au sein de notre échantillon :

Étienne : Qu’est-ce que vous avez fait une fois que vous avez obtenu [votre BTS], vous avez essayé de travailler à l’hôpital ?

Ana : Alors moi je suis plus thérapeutique, je suis pas trop dans les restaurations collectives je ne voulais pas, alors Natur House R encore moins.96

Si elle rejette l’idée de travailler dans la restauration collective, elle se refuse davantage

95. Goffman, Stigmate, op. cit.

encore à exercer la diététique au sein d’une entreprise commerciale (Natur House 97R

), qui a très mauvaise réputation auprès de l’ensemble des diététiciennes et diététiciens rencontrés98.

Ana Mougin valorise à l’inverse le travail à l’hôpital parce qu’il est associé à l’idée de soin « thérapeutique », nous y reviendrons (cf section 2.2.1 page 120). Ainsi, l’exercice en libéral se situe entre la restauration collective et le secteur hospitalier, le secteur commercial n’étant pas véritablement envisagé comme un débouché. Parmi les deux stages que les étudiantes et étudiants en diététique doivent effectuer au cours de leur scolarité, un stage en restauration collective est obligatoire. Le souvenir de cette expérience professionnelle incline les diététi- ciennes et diététiciens libéraux rencontrés à se constituer une opinion négative du secteur, à l’instar de Florine Hervet pour qui « la restauration collective, n’est pas [sa] tasse de thé ». Les témoignage d’Ana Mougin et de Marion Delangre nous permettent de comprendre les raisons (parmi d’autres) pour lesquelles le travail en restauration collective est dévalué. Ana Mougin a été amenée, plus loin dans l’entretien, à expliciter les raisons pour lesquelles elle se sentait, après avoir effectué un stage en restauration et un autre en milieu hospitalier, plus attirée par la thérapeutique :

Étienne : J’ai l’impression que la restauration collective elle a pas beaucoup de succès. Ana : C’est-à-dire que l’on fait beaucoup d’hygiène. On fait plus la police auprès des cuisiniers qu’autre chose et du coup on a le sentiment d’embêter tout le monde. En tout cas moi je le ressens comme ça. Ça ne m’a pas trop plu le stage99.

Ana Mougin explique que le contenu du travail demandé diffère nettement entre les différents secteurs. En particulier, travailler en restauration collective revient essentiellement à assurer une mission de contrôle, c’est-à-dire de surveillance voire de sanction (faire « la

97. Natur House R est une entreprise qui recrute des diététiciennes et diététiciens, généralement qui viennent d’être diplômés, pour proposer des consultations gratuites à leurs clients. Natur House R réalise ensuite son chiffre d’affaire grâce à la vente de produits diurétiques devant aider les personnes suivies à perdre du poids. Les diététiciennes et diététiciens sont tenus de vanter les mérites de ces produits au cours des consultations. Ana Mougin elle-même a été démarchée par Natur House R. Elle justifie son refus par un désaccord quant à l’utilité, d’un point de vue diététique, des produits commercialisés par cette entreprise : « vendre des compléments alimentaires à base de fruits et légumes je ne vois pas l’intérêt. Je leur avais demandé ce qu’il y avait dans leurs compléments (puisqu’ils m’avaient démarchée), c’était à base de fruits et légumes. Quel intérêt de manger une pilule plutôt que de manger des vrais ? Enfin moi personnellement je suis contre ça. »

98. A titre d’exemple, lorsque je demande à Cassandra Rosset si on lui avait déjà proposé de travailler pour Natur House R, voici la réponse que j’obtiens : « Non. Et même là, j’ai encore droit au chômage aujour- d’hui, et pôle emploi quand ils m’ont appelée pour savoir si je cherchais du boulot j’ai dit oui. Franchement si j’ai un petit temps de salarié je prends parce que je trouve qu’on apprend tout le temps partout où l’on passe. Mais je lui ai dit « par contre je vous préviens, Natur House R faut pas venir m’en parler ». Et même elle elle m’a dit « ce n’est pas le même métier, c’est commercial ». C’est bon, on est d’accord, ça me va ».

police »), en lien avec le respect des règles d’hygiène. Or, le contenu du travail et le rôle, « de police », qu’il suppose de jouer, apparaît comme peu plaisant à Ana dans la mesure où il peut susciter l’hostilité des personnes contrôlées (que l’on « embête »). Ainsi, ce sont la fonction (de contrôle en l’occurrence) et le contenu concret du travail qui l’accompagne qui déplaisent aux diététiciennes et diététiciens rencontrés. Marion Delangre rend compte de son dégoût (au sens neutre du terme) pour le travail en restauration collective pour les mêmes raisons, quoique nettement exacerbées, à cause d’une expérience particulière.

Marion Delangre, en effet, a « travaillé six mois pour une société de restauration dans une clinique privée » près de Lyon, sa région d’origine. Auparavant, après l’obtention de son DUT en biologie option diététique en 2006, elle préfère nettement100 se mettre en quête d’un emploi salarié plutôt que de s’installer en libéral, car elle « ne voulai[t] pas qu’il y ait de notion d’argent entre les patients et [elle] ». Elle effectue ainsi un remplacement durant deux années au sein d’un centre de « soin de suite et de réadaptation « en Haute- Savoie. Lorsque son contrat arrive à son terme, Marion Delangre retourne habiter dans sa ville natale, une commune huppée limitrophe de Lyon, où elle devient vendeuse de fruits et légumes durant quatre mois avant de retrouver un emploi dans le domaine de la diététique, en restauration collective, au sein d’une clinique privée. L’expérience s’avère particulièrement rebutante, à tel point qu’elle démissionne au bout de six mois, parce qu’elle ne supporte plus de « [se] faire prendre pour une idiote par [ses] supérieurs ». La société de restauration l’avait embauchée sous le titre d’ « assistante diététicienne » mais le travail concrètement exigé ne correspondait pas aux attentes (et anticipations) que Marion Delangre associait à l’intitulé du poste, puisqu’elle devait « faire la plonge tous les dimanches ». Cela ne correspondait « pas du tout » à ses compétences spécifiques associées à sa qualification de diététicienne et elle était, en outre, rémunérée au niveau du salaire minimum « ou à peine plus ». Elle décrit un sentiment d’irrespect pour sa personne et ses compétences et avait très nettement le sentiment (que l’on peut juger objectivement attesté par sa rémunération ainsi que les tâches effectuées) d’être en situation de sous-emploi. Marion Delangre a donc démissionné au mois de septembre 2009 afin de cesser de travailler pour des personnes qui, selon elle, « ne respectaient pas [son] travail ou qui ne [la] respectaient pas [elle] ». Du fait de sa position hiérarchique subalterne au sein de l’organisation qu’est cette entreprise de restauration collective, en tant qu’ « assistante diététicienne », elle a été amenée à « jouer un peu les bouche-trous »,

pour emprunter ses termes, c’est-à-dire à effectuer les tâches socialement peu valorisées et peu valorisantes que ses supérieurs hiérarchiques ne voulaient pas prendre à leur charge, en raison d’un phénomène de « délégation du sale boulot »101. L’assistante diététicienne remplit, dans le premier exemple, une fonction sociale analogue, au sein de l’organisation, à celle des aide-soignantes à l’hôpital102.

Une autre diététicienne, Josiane Couloud, a également subi ce processus social. Le phénomène s’observe nettement moins dans le secteur libéral, puisque les diététiciennes et diététiciens sont généralement autonomes, non intégrés à une organisation hiérarchique, si ce n’est peut-être par une délégation éventuelle de la gestion des très « gros », c’est-à-dire des patientes et patients souffrant d’obésité, par les médecins généralistes, ces derniers délégant par la même le stigmate attaché à une corpulence déviante, stigmate qui peut, par contagion sociale symbolique, affecter le praticien qui prend la personne en charge. Josiane Couloud, aujourd’hui à la retraite, qui a effectué la quasi totalité de sa carrière dans une clinique au sein d’un département de néphrologie, à Paris, raconte dans son entretien le malin plaisir que pouvaient avoir certains médecins spécialistes qui lui envoyaient des patients très sévèrement obèses. Ces cas étant voués à l’échec, les médecins se délestaient de la charge que repré- sentait leur prise en charge et confrontaient, d’une manière caricaturale, la diététicienne à son impuissance, incapable qu’elle était de faire maigrir ces individus. Josiane Couloud l’ex- plique dans l’extrait suivant, extrêmement riche pour qui s’intéresse au travail hospitalier et en particulier aux enjeux symboliques imbriqués dans les relations hiérarchiques au sein de l’institution :

Josiane : "bah écoute, je te le confie. Là il y a un nouveau patient qui va arriver [Josiane], alors là il est pour toi, cent cinquante kilos, un mètre dix, dialysé, il est pour toi". "D’accord pas de problème". Voilà, c’était le genre de trucs qu’on faisait. C’était gentil, c’était pas méchant mais c’était du style, "c’est peine perdue, tu n’y arriveras pas".

Étienne : Ou alors c’est le boulot qu’ils ne voulaient pas trop faire vous diriez ? J : Alors c’était à la fois une petite private joke. Je savais très bien que . . . mais d’un autre côté c’était un peu humiliant quelque part parce qu’on nous renvoie à notre incapacité à faire maigrir les gens.

E : Parce que c’était un cas extrême.

J : Bah bien-sûr. On est pas capable de faire maigrir les gens. [. . . ] Et donc quand on

101. Everett Cherrington Hughes (1958b), Men and Their Work, Free Press.

102. Anne-Marie Arborio (2001), Un personnel invisible : les aides-soignantes à l’hôpital, Anthropos, Paris, France.

renvoie les gens à leur incompétence et qu’on leur dit très clairement "de toute façon, ce n’est pas la peine". "Va te donner du mal". "Va nettoyer un bazar pas possible, un château dégueulassé. Ma pauvre, avec une brosse à dents". C’est ça quoi. Et c’est en ça que c’était désagréable. Mais sinon eux-même étaient incompétents parce qu’eux- mêmes ne soignaient personne puisqu’en matière de dialyse les gens meurent. Mais moi je ne pouvais pas leur dire, parce que j’étais subalterne.

A partir de la description détaillée de ces deux cas, il s’avère que la dévaluation relative du travail en restauration collective est due à la perception de la fonction et des tâches effectuées comme étant des déviations par rapport aux tâches spécifiques des diététiciennes et diététiciens, centrées sur l’alimentation diététique. Être voué à un travail de contrôle ou à des tâches ménagères (« faire la plonge ») correspond, pour ces diététiciennes et diététiciens diplômés, à une situation de sous-emploi marquée par la négation de leurs compétences spécifiques et des fonctions sociales qui peuvent y être associées (soin, prévention, conseil alimentaire, etc.). On peut ainsi raisonnablement supposer que ce que fuient objectivement les diététiciennes et diététiciens en dévaluant subjectivement le travail en restauration collective, c’est le risque de déclassement professionnel qu’elles encourraient en s’engageant dans ce secteur d’activité.

A l’inverse, les diététiciennes et diététiciens interrogés qui valorisent particulièrement le secteur hospitalier103 le font en raison de la recherche d’une activité professionnelle qui

valorise des compétences spécifiques aux diététiciennes et diététiciens, qui leur permet d’ac- tualiser en pratique des compétences spécifiques, en particulier une approche scientifique, chiffrée, de l’alimentation, permise par le contexte institutionnel hospitalier (accès matériel à des outils technologiques d’objectivation et patientèle traitée dans le cadre d’un suivi en raison d’une pathologie). Laure Blana, qui a débuté sa carrière à l’hôpital, rend bien compte des raisons de son choix. Lorsqu’elle devient titulaire d’un DUT de biologie option diététique, obtenu à Créteil à la fin des années 1980, les possibilités d’installation en libéral sont très limitées car le secteur est encore balbutiant. En revanche, un contrat à durée indéterminée lui avait été proposé suite à un stage en restauration collective, qui lui avait particulièrement plu, au sein d’une école de gendarmerie. Elle décline cependant l’offre et préfère travailler à l’hôpital. Elle justifie ainsi son choix :

103. La supériorité hiérarchique du secteur hospitalier par rapport au secteur libéral n’est pas une représentation unanimement partagée par l’ensemble des enquêtés. Notre propos ne concerne donc que les diététiciennes et diététiciens se trouvant dans ce cas de figure.

Laure : [. . . ] Après j’ai fait des stages hospitaliers en diabétologie, en transplantation rénale (déjà, oui déjà). Et donc le milieu hospitalier était le truc qui m’intéressait le plus.

Étienne : Parce que c’était plus proche de la maladie, du soin, du médical ?

L : C’était plus scientifique. C’est-à-dire que ce que je cherchais moi, je suis quelqu’un qui est foncièrement cartésienne, scientifique, et donc j’avais besoin d’avoir des vraies

données et une vraie évaluation derrière.

E : Donc, par rapport à quoi ? Vous dites que c’est plus scientifique . . . que dans le libéral ?

L : Qui existait très très peu. Non, j’avais besoin qu’il y ait des analyses médicales, que l’on puisse voir ce qu’il y a à améliorer, qu’on puisse mettre en place une alimentation adaptée, qu’on puisse voir si l’on a amélioré les choses.104

Laure Blana, qui avait suivi à deux reprises une première année de médecine à l’Uni- versité de Créteil, préfère le secteur hospitalier en raison de la scientificité qui lui est associée. Elle justifie cette plus grande « scientificité », pour reprendre son terme, nécessaire à son es- prit cartésien, par la possibilité de proposer un suivi diététique élaboré non pas seulement à partir du récit des patientes et patients (exprimé lors de l’enquête alimentaire de la première consultation par exemple), mais également, et, on le comprend, surtout, à l’aide de « vraies données », c’est-à-dire de chiffres issus d’ « analyses médicales » permises par le suivi hospi- talier. Ce calibrage scientifique permet d’adapter l’alimentation des patientes et patients et d’effectuer une évaluation de l’efficacité du suivi diététique. Se faisant, les tâches effectuées par la diététicienne sont en correspondance avec les compétences et connaissances spécifiques acquises au cours de la formation initiale, axée principalement sur des disciplines proches de la médecine et de la biologie (physiologie et physio-pathologie notamment). Le travail hos- pitalier, s’il est effectué dans les conditions décrites par Laure Blana, a toute chance d’être valorisant relativement aux autres secteurs.

Ainsi, il apparaît que le degré de scientificité (et de proximité au monde médical), ainsi que les conditions matérielles d’exercice105, tendent à constituer, chez la plupart des diététi-

ciennes et diététiciens rencontrés, un facteur déterminant dans la hiérarchisation symbolique relative des secteurs d’activité de la diététique. Pourtant, les diététiciennes et diététiciens interrogés ont, par construction de l’échantillon, choisi, tôt ou tard, de s’installer en libéral,

104. Entretien réalisé au siège parisien du réseau RENIF,le 15 juin 2017. C’est nous qui surlignons. 105. Loin de prétendre que les revenus et conditions de travail seraient plus confortables en milieu hospitalier, nous soulignons simplement le fait que les premières années d’exercice en libéral sont réputées difficiles et peu lucratives, hors cas particuliers que nous allons voir.

et non de travailler au sein du secteur hospitalier106.

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