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Optimiser, rationaliser

Dans le document en fr (Page 182-188)

marché diététique

1.2 Prendre en compte les concurrences

1.2.3 Optimiser, rationaliser

D’une part, l’existence d’offres concurrentes contraint les diététiciennes et diététiciens qui souhaitent développer leur patientèle à chercher la plus grande satisfaction possible des patientes et patients. D’autre part, l’objectif de rentabilisation de l’activité libérale suppose la maximisation du nombre de consultations effectuées au cours des heures d’ouverture du cabinet73, c’est-à-dire la multiplication du nombre de consultations effectuées et donc la diminution du temps consacré à chaque patient ou patiente. Les diététiciennes et diététiciens sont donc incités à améliorer, sinon optimiser, à la fois la qualité des suivis, pour satisfaire les patientes et patients, et la quantité des consultations effectuées, pour améliorer leur chiffre d’affaires. La recherche de l’optimisation du temps passé avec chaque patient est cependant une problématique qui concerne principalement les diététiciennes et diététiciens ayant une patientèle relativement importante. Lorraine Pluche, par exemple, qui ne reçoit que deux personnes par semaine en moyenne à son cabinet, indique en entretien que ses consultations durent en principe quarante-cinq minutes. La plupart du temps cependant, elle n’hésite pas à consacrer plus d’une heure à ses rares patientes et patients, dans le but de proposer un service d’une meilleure qualité et de fidéliser ainsi les personnes venant la consulter74. Les préoccupations de gestion du temps peuvent cependant apparaître assez rapidement puisque Cassandra Rosset, qui a une patientèle relativement modeste, environ douze patientes et patients par semaine, explique en entretien chercher à « être moins bavarde » pour réduire le temps consacré à chaque consultation75.

Si des processus d’optimisation ou et de rationalisation du suivi sont à l’œuvre chez la plupart des diététiciennes et diététiciens rencontrés76, ils s’avèrent particulièrement frap-

73. Si l’on pousse le plus possible la logique de cet objectif. 74. Entretien effectué à son domicile parisien le 14 décembre 2016. 75. Entretien effectué à son cabinet le 13 avril 2017.

76. La volonté de répondre le mieux possible aux attentes des patientes et patients et d’être efficace dans les suivis se traduit notamment par le fait de suivre des formations secondaires. Celles-ci peuvent prendre la forme de diplômes universitaires, de formations proposées par des organismes indépendants, comme celles proposées par Arthur Malère sur ses méthodes, ou de formations proposées par l’AFDN (Association Fran-

pants dans les pratiques de suivi mises en place par Arthur Malère. Par rationalisation nous entendons l’application aux pratiques de suivi d’une rationalité instrumentale dans le but de maximiser la taille de la patientèle, en fidélisant les patientes et patients ou en recrutant de nouvelles personnes venant consulter, et en organisant son travail de telle sorte qu’un maximum de patientes et patients puissent être reçus chaque semaine77, sans dégrader la qualité des suivis. La rationalité instrumentale est celle, selon Max Weber78, de l’ingénieur

qui, devant construire un pont, s’efforce de mettre en adéquation la fin qu’il poursuit et les moyens dont il dispose pour y parvenir. La recherche de l’optimalité, que nous appelons l’op- timisation, consiste en l’application systématique du principe de rationalisation énoncé plus haut. Arthur Malère, qui est diplômé, et exerce en libéral la diététique depuis une dizaine d’années, âgé d’une trentaine d’années en 2017, ne consacre que trois journées par semaine aux consultations individuelles à son cabinet dans une ville moyenne, d’un peu moins de trente mille habitants, de la région lyonnaise. En effet, il consacre le reste de son temps de travail à ses activités de formateur auprès d’autres diététiciennes et diététiciens. Malgré ce temps de consultations limité, il dispose d’une « très grosse patientèle79» relativement aux autres enquêtés, puisqu’il reçoit environ quarante patientes et patients par semaine, soit environ treize patientes et patients par jour. Il facture ses consultations de suivi 35e. A titre de comparaison, Pauline Malon, qui exerce dans un territoire aux caractéristiques assez proches et de façon autonome depuis également une dizaine d’années environ, ne reçoit que vingt-cinq patientes et patients par semaine. Afin d’être en mesure de suivre autant de patientes et patients sur un nombre restreint de journées, Arthur Malère a mis en place un dispositif technique. Il filme ses consultations avec pour objectif explicite l’optimisation de ses pratiques de suivi. Il souhaite pouvoir avoir un regard objectif et rationnel, a posteriori, sur ses consultations, afin de permettre une meilleure efficacité clinique (c’est-à-dire, in fine, une plus grande satisfaction des patientes et patients) tout en limitant le plus possible le temps nécessaire à chaque consultation. Il s’agit bien, ainsi, d’une volonté d’optimisation

çaise des Diététiciens Nutritionnistes).

77. Dans la limite cependant du temps consacré au travail en cabinet. Les diététiciennes et diététiciens peuvent en effet, par exemple, arbitrer en faveur de davantage de temps de loisir ou de travail domestique, ou bien en faveur d’activités professionnelles complémentaires, comme des remplacements à l’hôpital, des interventions en collectivités, etc.

78. Max Weber (1995), Économie et société. 1, Les catégories de la sociologie, sous la dir. Jacques Chavy et Éric de Dampierre, trad. par Julien Freund et al., Pocket, Paris.

79. Il s’agit du qualificatif employé par Arthur Malère lors de l’entretien téléphonique effectué le 15 mai 2017 : « Moi j’ai une très grosse patientèle. Je travaille trois jours par semaine au cabinet, j’ai cent quatre-vingt patients par mois, alors c’est une très très grosse patientèle ».

puisqu’il souhaite obtenir le meilleur résultat possible au moindre coût, le coût étant en l’occurrence mesuré par le temps de consultation nécessaire pour y parvenir. Il présente son dispositif et ses objectif au cours de l’entretien :

Étienne : On80 m’a dit que vous filmez vos consultations. Pourquoi ?

Arthur : Alors, pourquoi ? C’est que je pense que le métier de diététicien, beaucoup de gens qui m’en parlent ne travaillent pas sur l’efficacité clinique81. En fait ils font beaucoup de choses qui sont bourrées de bienveillance mais qui sont totalement inutiles, comme laisser parler un patient de ses problèmes. En fait, moi je travaille beaucoup sur mon efficacité clinique et relationnelle. J’ai fait de mon ambition d’avoir des relations de confiance avec mes patients qui vont permettre de les aider de façon efficace. Donc en fait, pourquoi je filme mes consultations, parce que du coup je vais pouvoir faire un double visionnage derrière. Je vais pouvoir voir tout ce qui n’a servi à rien dans la consultation. Toutes les questions qui n’ont servi à rien, ou qui ont mis mal à l’aise le patient, ou qui ont créé des résistances chez lui. Mon but c’est qu’il y ait le moins

de résistances possible. Donc c’est pour bien conscientiser mes erreurs et surtout bien

conscientiser ce que je fais bien pour faire un peu mieux ce que je fais bien et un peu

moins mal ce que je fais mal.

- : Oui, et vous trouvez que c’est efficace ?

- : Ben, par exemple moi je travaille parallèlement comme préparateur mental dans le sport de haut niveau. Qu’est-ce qu’il fait un sportif ? Il est filmé en permanence [. . . ] ça a tout le temps fonctionné comme ça, à part qu’on a pas une culture de l’efficacité. On

évalue même pas l’efficacité clinique en France. Même les psychologues ils n’évaluent

pas si ce qu’ils font c’est de qualité. Il faut avoir un regard un peu critique sur soi. Se dire que « là quand j’ai posé cette question là je n’étais pas en train d’accompagner mon patient, j’étais en train de le convaincre »82. Cela crée chez lui des résistances. J’en prends conscience comme ça la prochaine fois je le ferai moins. C’est pour ça que je filme les consultations, c’est pour pouvoir aussi s’auto-améliorer et puis avoir aussi conscience de ce que l’on fait bien pour mieux le faire.83

L’objectif de l’étude de ces enregistrements vidéos est de « s’auto-améliorer ». Il s’agit d’un dispositif d’amélioration de soi destiné à rationaliser les pratiques de suivi diététique, en les rendant plus efficaces et de meilleure qualité. En effet, le champ lexical de la quantifi- cation et de la rationalisation sont omniprésents dans cet extrait. Nous les avons surlignés. Le fait de filmer les consultations autorise, à l’instar des sportifs, un retour d’expérience sur ses pratiques de suivi. Le travail de suivi est ainsi appréhendé comme une performance que

80. C’est Pauline Malon qui m’avait indiqué qu’Arthur Malère filmait ses propres consultations. 81. c’est nous qui surlignons.

82. La distinction qu’établit Arthur Malère entre convaincre et accompagner les patientes et patients est analysée dans le chapitre suivant.

l’on doit mesurer, quantifier, à la fois en termes de résultats pour le patient ou la patiente (« efficacité clinique ») et de temps consacré à chaque consultation. Arthur Malère prévoit des créneaux de vingt minutes par consultation, ce qui constitue un temps très limité, le plus contraint au sein de notre population enquêtée84, au cours duquel le résultat doit être

le meilleur possible. Le « double visionage » doit permettre de « voir tout ce qui n’a servi à rien dans la consultation ». Aussi, Arthur Malère souhaite-t-il éliminer des consultations tout geste jugé superflu, toute phrase considérée comme inutile voire contre-productive. L’objectif est de ne susciter aucune résistance chez le patient ou la patiente, une telle résistance entraî- nant irrémédiablement la perte d’un temps précieux car compté, puisqu’il s’agit d’un obstacle dont la nécessaire levée pour instaurer un suivi satisfaisant et efficace est chronophage. Il entend ainsi se distinguer de ses collègues qui « font beaucoup de choses qui sont bourrées de bienveillance mais qui sont totalement inutiles, comme laisser parler un patient de ses problèmes ». Ses collègues, des femmes pour l’essentiel, sont donc guidées, selon lui, dans leurs pratiques professionnelles, par une bienveillance compréhensible, qui les conduit à faire inutilement, du point de vue du résultat85, de l’efficacité clinique du suivi, preuve d’empathie pour les patientes et patients. A l’inverse, notre diététicien entend adopter une perspective rationnelle, presque scientifique, à froid (par le visionage, a posteriori, des vidéos), réfléchie, sur ses pratiques. Il cherche l’amélioration continue vers l’optimalité, à l’instar des ingénieurs de l’industrie de la fin du 19esiècle qui, sous l’impulsion de F.W.Taylor, étaient à la recherche

du « one best way » pour les chaînes de production de leurs usines. Par ailleurs, en voulant ainsi opposer, par la pratique et par le discours sur les pratiques, d’une part un suivi bien- veillant, chaleureux, bavard, chronophage, et d’autre part un suivi rationalisé, technicisé, quantifié, efficace, Arthur Malère emprunte aux stéréotypes de genre. Il semble opposer à un suivi amateur, féminin, un suivi professionnel, masculin. Au-delà de l’effectivité ou non de la rationalisation de ses pratiques de suivi, Arthur Malère met à profit son appartenance de sexe pour implicitement, et peut-être inconsciemment, cela n’est pas la question, faire repo- ser son discours sur les représentations produites par le genre. De la sorte, Arthur Malère tire profit de sa différence sexuelle pour se distinguer de l’essentiel de ses collègues, presque

84. A titre de comparaison, Pauline Malon consacre entre une demi-heure et une heure pour une consultation de suivi, selon le caractère plus ou moins bavard du patient ou de la patiente en question. Fany Lebois, à Paris, consacre quant à elle trois quart d’heure par patiente ou patient.

85. La façon dont on évalue le « résultat » d’un suivi n’est pas évidente et fait l’objet de développements dans les deux derniers chapitres. L’objectif du suivi diététique est également le sujet de polémiques entre professionnels. En particulier, pour Arthur Malère, il faudrait renoncer au caractère central de l’objectif de perte de poids.

exclusivement féminines86.

Pauline Malon, qui participe au moins une fois par an à des journées de formation proposées par Arthur Malère, à Lyon, revendique à l’inverse l’utilité des bavardages, des échanges avec les patientes et patients n’ayant pas un lien direct avec les raisons du suivi (perte de poids, image corporelle, etc). Bien que le formateur l’y incite, elle m’a indiqué lors de mes journées d’observations de ses consultations qu’elle n’imaginerait pas les filmer. Plus généralement, elle préfère « prendre le temps [avec les patientes et patients ]. Y en a qui vont vite, moi je préfère ça »87. Pauline Malon n’adopte pas, ce faisant, un comportement irrationnel qui nuirait à la rentabilité de son activité. Au contraire, le fait de « prendre le temps » d’échanger, parfois longuement, certaines consultations de suivi pouvant durer une heure88, contribue, par un effet de sociabilité, à renforcer les liens d’attachement entre

la personne qui consulte et sa diététicienne. Cela est susceptible de fidéliser davantage la patientèle et donc d’accroître à terme sa taille. Les échanges, l’écoute dont fait preuve la diététicienne de Mélieu en consultation, sont appréciés par les patientes avec qui nous nous sommes entretenues, Alyssa Ravelli et Amandine Morin. Pauline Malon est décrite par ces patientes comme « à l’écoute » et « empathique » ce qui contribue grandement, de leur point de vue, à la qualité du suivi. Il lui arrive cependant de déplorer le caractère trop chronophage, et donc, toutes choses égales par ailleurs, moins rémunérateur, de ses pratiques. Néanmoins, son attachement aux discussions en apparence superflues avec les patientes et patients peut également s’analyser comme une façon d’euphémiser la marchandisation du service (cf section 3 page 201). Il s’agit en outre, pour elle, d’une protection contre la lassitude que pourraient susciter des suivis pour l’essentiel de patientes désirant perdre du poids :

Pauline : La relation n’est jamais la même. C’est pour ça, souvent j’ai des stagiaires qui me disent "je ne pourrai pas faire ça", ça discute, beaucoup. Je me souviens d’une stagiaire qui était venue. Elle était esthéticienne avant. Elle m’avait dit "oh là là on

86. Arthur Malère est connu de nombre de diététiciennes et diététiciens. Lorsque nous soumetons à Katia Valey, une diététicienne de région parisienne vice-présidente du GROS, un courant concurrencé par les méthodes proposées par Arthur Malère, l’idée que les hommes progressent plus vite généralement dans les métiers très féminisés, elle associe cela au fait que l’on estime toujours un hommme, comme Arthur Malère par exemple, car il était question de lui au cours de cette séquence de l’entretien réalisé à son cabinet le 19 juin 2017, plus compétent, toutes choses égales par ailleurs. Il sera moins facilement fait crédit de compétences aux femmes. Elle l’exprime ainsi : « Oui parce qu’il y a un doute [s’agissant de la compétence des diététiciennes ]. Ah lui c’est un homme, on les appelle « docteur » ! ».

87. Entretien effectué à son cabinet le 19 juillet 2017.

blablate, moi ce n’est pas mon truc, moi je veux être dans les hôpitaux, je fais des menus, tac tac tac, je ne veux pas discuter". Mais du coup ce n’est jamais pareil. Je n’ai jamais deux journées qui se ressemblent. A part quand certains patients ne parlent pas, bon, je ne m’y retrouve pas spécialement mais dans la journée y en a pas tellement. Étienne : Donc y a pas trop de lassitude ?

P : Donc, non.89

L’objectif poursuivi par Pauline Malon ne se limite ainsi pas à la maximisation de la taille de sa patientèle. Il inclut également des considérations relatives à la satisfaction au tra- vail. Consacrer davantage de temps, d’une manière apparemment désintéressée, à certaines personnes venant consulter répond ainsi à une double rationalisation de son activité. Pre- mièrement, cela permet de fidéliser sa patientèle et d’accroître la qualité perçue des suivis. Deuxièmement, cela lui permet de préserver sa motivation intrinsèque, c’est-à-dire l’intérêt qu’elle trouve dans l’activité elle-même et pas seulement dans ses conséquences en terme de rémunération.

Ainsi, l’objectif de rentabilité, dans un cadre concurrentiel, contraint les diététiciennes et diététiciens exerçant à libéral à chercher la satisfaction des patientes et patients d’une part, et la maximisation du nombre de consultations, ce qui peut supposer une diminution du temps consacré à chaque patient (optimisation), ou au contraire un arbitrage en faveur d’un temps a priori improductif mais qui peut être porteur de satisfactions, tant pour la diététicienne, nous l’avons vu, que pour les patientes et patients, comme nous le verrons au cours de la deuxième section de ce chapitre. Il est en effet pertinent de s’intéresser au point de vue des patientes et patients puisqu’ils sont l’objet des formes de concurrences ressenties par les diététiciennes et diététiciens. Les patientes et patients rencontrés au cours de l’enquête font-ils jouer la concurrence (entre diététiciennes et diététiciens ou avec d’autres offreurs de services visant la perte de poids) ou, au contraire, manifestent-ils l’existence de liens de dépendance, d’attachement, vis-à-vis de leur diététicienne ou diététicien ?

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Concurrence ou dépendance ? Les patients et leur

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