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Intrusion masculine

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Étudier la relation diététique

2.1 Intrusion sociologique

2.1.3 Intrusion masculine

Au cours de chaque consultation Pauline Malon invite ses patientes et patients à pro- céder à la pesée. Il s’agit d’une séquence particulière au cours de laquelle le patient ou la patiente se déshabille partiellement, jusqu’à ne plus être vêtu(e) que de sous-vêtements, puis est mesuré(e) avant de monter sur la balance de la diététicienne. Fany Lebois pèse également ses patientes et patients, sauf exception lorsque ceux-ci ne souhaitent pas procéder à la pesée, mais elle ne demande pas à ces derniers de se dévêtir. J’ai pu assister à toutes les consul- tations chez Fany Lebois dans leur intégralité. A l’inverse, Pauline Malon me demandait systématiquement de sortir avant la pesée : « On va demander à Étienne de sortir ».

Sophia Rosman, à l’occasion de la restitution d’une enquête ethnographique sur « les pratiques de prescription des médecins généralistes », au cours de laquelle elle a assisté à plusieurs dizaines de consultations médicales au sein de plusieurs cabinets, précise qu’elle n’assistait jamais à « l’examen clinique17». La raison invoquée par les médecins généralistes pour justifier son renvoi au moment de l’examen clinique était le caractère inviolable du secret médical. Cet argument n’a jamais été avancé par Pauline Malon pour motiver mon exclusion au moment de la pesée. En outre, la caractère inaltérable du secret médical aurait dû, sous cette hypothèse, conduire tout autant à mon exclusion des consultations de Fany Lebois. Or,

16. Sinon peut-être laisser mon dictaphone sans être présent au cours de la consultation, mais cette possibilité ne m’était pas encore parvenue à l’esprit.

17. Sophia Roseman (2010), « Les pratiques de prescription des médecins généralistes. Une étude sociologique comparative entre la France et les Pays-Bas », dans : Singuliers généralistes : sociologie de la

cela n’a jamais été le cas. A l’inverse, il paraît raisonnable de supposer que mon exclusion repose sur un effet du genre. Si le regard du médecin homme, gynécologue par exemple, est désexualisé sous l’effet de son statut professionnel18, le regard d’un doctorant en sociologie, par effet de genre, est assimilé non pas au regard neutre du scientifique mais au regard d’un homme. La présence du regard d’un homme constitué en tant que regard d’homme et non de médecin, sexualise en retour, par un effet du genre, le corps dénudé des patientes. Ma présence est donc anticipée par Pauline Malon comme induisant cette sexualisation du corps de ses patientes au moment de la pesée. L’effet dérangeant de cette intrusion sociologique, qui se mue plus spécifiquement à cette occasion en une intrusion sociologique masculine, serait décuplée. Elle préfère donc, par prévention, me demander de « sortir » afin d’éviter cette intrusion masculine.

Cette interprétation est soutenue par plusieurs constats. Premièrement, mon exclu- sion au moment de la pesée ne s’est produite qu’au sein du cabinet de Pauline Malon. Or, contrairement à Fany Lebois, qui ne demande à ses patientes de n’ôter que leurs chaussures, cette dernière demande à ses patientes de se dévêtir à l’occasion de la pesée. Deuxièmement, j’ai observé en direct quatorze consultations chez Pauline Malon, dont trois sans exclusion au moment de la pesée. Or, ces trois consultations ont pour point commun d’être les seules non consacrées à des patientes. Il y avait une consultation consacrée à un enfant. Pauline Malon ne demande aux enfants de ne retirer que leurs chaussures. Les deux autres consultations étaient consacrées à des familles et dans les deux cas seuls une enfant et le père se sont pe- sés. Ainsi, il s’agissait d’enfants, non dévêtus qui plus est, et d’un homme en sous-vêtement. Or, l’hétéronormativité induite par le genre tend à ne sexualiser sous le regard des hommes que les corps des femmes. Ces exceptions n’en sont donc pas et elles viennent conforter l’hypothèse d’un effet de genre venant constituer l’intrusion sociologique en une intrusion masculine. Enfin, troisièmement, désirant accéder, au moins partiellement, à ce qu’il se pas- sait durant la pesée, en particulier en matière d’interprétation du résultat, j’ai demandé à Pauline Malon, durant les observations effectuées pendant les vacances de printemps 2017, s’il était possible de laisser fonctionner le dictaphone durant la pesée. Auparavant en effet, elle coupait le dictaphone, qui se trouvait sur son bureau, au moment où elle me demandait de sortir. Pauline Malon a accepté très facilement, ne voyant aucun inconvénient à ce que le dictaphone poursuive l’enregistrement durant la pesée. Il apparaît ainsi que le sens incriminé

n’était pas l’ouï, mais bien le regard que l’observateur porte, par sa présence, sur le corps partiellement dévêtu, des patientes. La présence du dictaphone ne saurait sexualiser le corps des patientes contrairement à celle de l’observateur. Ainsi, durant la pesée, si l’intrusion en tant que telle est tolérée, l’intrusion masculine est rejetée.

Être un homme sur un terrain où se rencontrent très majoritairement des femmes peut être un atout considérable. Le genre, dans cette situation, appuie le sérieux associé à une recherche doctorale. En outre, qu’un homme s’intéresse à la diététique et aux diététiciennes peut être remarquable car inhabituel. Cela a pu, parfois, faciliter mon accès au terrain19. A l’inverse, l’observation directe de la pesée des patientes chez Pauline Malon m’a été interdite, impossible, en raison de mon appartenance de sexe. L’accès à ce terrain spécifique m’a ainsi été refusé.

A travers la description de l’accès plus ou moins difficile aux observations de consul- tations, commence à apparaître la dépendance envers les enquêtées principales.

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