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Une patientèle saine voulant maigrir

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Les patients avec lesquels doivent travailler les diététiciennes et diététiciens sont la plupart du temps des patientes. La quasi totalité des diététiciennes et diététiciens rencontrés déclarent avoir une patientèle constituée à plus de 80% de femmes56. De même, au cours de

mes observations de consultations, je n’ai eu l’occasion de voir que cinq hommes, contre plus de vingt femmes. En outre, parmi ces cinq hommes, seuls deux sont venus pour un rendez- vous les concernant directement, et pas seulement leur enfant. La plupart de ces patientes et

patients consultent pour perdre du poids. Seuls 5% à 10% des patientes et patients des diététi- ciennes et diététiciens rencontrés, sauf exception, consultent exclusivement ou principalement pour maigrir. La motivation première déclarée par les patientes et patients rencontrés est esthétique. Les diététiciennes et diététiciens libéraux sont donc des travailleurs appartenant au secteur para-médical devant prendre en charge des patientes et patients sains. Ainsi, je n’évoque, à quelques exceptions près57, que les patientes et patients consultant pour perdre,

et non prendre, du poids, et des patientes et patients sains58, au cours de ce travail de thèse, pour deux raisons. Premièrement, se concentrer sur un type de patientes et patients permet d’effectuer des comparaisons entre patientes et patients relativement homogènes en ce qui concerne leurs motifs de consultation. Deuxièmement, concentrer l’enquête sur les patientes et patients sains ne constitue pas un choix délibéré a priori. Bien au contraire, ne s’intéresser qu’aux patientes et patients souffrant d’anorexie, ou de pathologies rénales par exemple, qui sont parfois suivis en libéral, aurait été un choix a priori exigeant d’orienter spécifiquement l’enquête de terrain. A l’inverse, je ne me suis jamais efforcé de choisir parmi les enquêtés des diététiciennes et diététiciens non spécialisés sur des pathologies ou des patientes et pa- tients sains. Le resserrement de l’analyse sur les patientes et patients sains consultant pour maigrir est la résultante de l’enquête de terrain et non l’inverse. La démarche ayant présidé à l’élaboration de l’argumentation au sein de ce travail de thèse a été prioritairement inductive. La demande d’accompagnement à l’amaigrissement est singulièrement intéressante en raison du contexte de construction sociale des problèmes d’obésité comme une « épidémie » mondiale59. Elle est également singulièrement intéressante si l’on a à l’esprit les inégalités

sociales qui caractérisent les consommations alimentaires et les corpulences60, les pratiques du corps61, ainsi que la perception sociale du corps62. En ce qui concerne plus spécifiquement

57. La principale exception est constituée par le cas de Sophie Bricou. Il s’agit d’une étudiante souffrant d’anorexie. Elle consulte Fany Lebois, une de mes enquêtées principales, une diététicienne parisienne. Je n’ai jamais exclu de l’analyse les patientes ou patients souffrant d’une pathologie ou les diététiciennes ou diététiciens prenant en charge des personnes ne désirant pas perdre de poids ou atteintes d’une pathologie justifiant leur démarche. Lorsque ces situations se présentent sur les terrains je les ai prises en compte. Elles se sont cependant avérées très rares.

58. J’entends par « patientes et patients sains » des personnes venant consulter pour perdre du poids, sans être atteints par ailleurs d’une affection (diabète, reins, etc) qui justifierait par ailleurs leur suivi diététique. Ces patientes et patients sains ne sont en outre pas tous en situation de « sur-poids ».

59. Saguy et Almeling, « Fat in the Fire ? », op. cit. 60. Bourdieu, La distinction, op. cit.

61. Luc Boltanski (1971), « Les usages sociaux du corps », Annales, vol. 26, no1, pp. 205–233.

62. Pierre Bourdieu (1977), « Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », Actes de

l’exercice libéral de la diététique, faire maigrir des patientes et patients est une tâche qui peut être effectuée auprès de patientes et patients bien portants et de corpulence « normale », au sens de l’indice de masse corporelle63 (IMC), ou en léger sur-poids. La plupart des patientes et patients rencontrés ne souffrent pas d’obésité. Ces éléments éloignent les diététiciennes et diététiciens libéraux de l’aspect paramédical qu’ils s’attachent à associer à la définition de leur métier. Par conséquent, il est intéressant d’observer les suivis de patientes et patients sains, non seulement parce qu’ils constituent l’essentiel de la patietèle des diététiciennes et diététiciens rencontrés, mais également parce que ces suivis très majoritaires confrontent les diététiciennes et diététiciens à la question de la raison d’être de leur métier, et à celle de leur utilité sociale64. Plus prosaïquement, ne pouvant que faiblement valoriser des compé-

tences médiales, préventives, d’ordre nutritionnel, cela oblige les diététiciennes et diététiciens libéraux à s’interroger sur leur spécificité par rapport aux autres offres, commerciales no- tamment, de services rémunérés d’accompagnement à l’amaigrissement.

Du côté des patientes et patients sains, il est intéressant d’expliciter les raisons pour lesquelles ils consultent une diététicienne libérale ou un diététicien exerçant en ville. Leurs motivations pourraient accréditer les aspirations des diététiciennes et diététiciens à assurer des missions relevant de la médecine préventive. La plupart des diététiciennes et diététiciens rencontrés souhaitent jouer un rôle dans la lutte contre la croissance rapide de la préva- lence des maladies chroniques telles que le diabète ou l’obésité. A l’inverse, les attentes des patientes et patients peuvent éloigner encore davantage le travail des diététiciennes et dié- téticiens libéraux du domaine du paramédical, en étant construites principalement autour d’aspirations esthétiques. De même, l’engagement dans le suivi est contraignant. Il l’est fi- nancièrement, mais également en terme de temps et éventuellement de modifications de ses habitudes alimentaires ou sportives. On peut donc s’interroger sur ce qui détermine la durée du suivi diététique, ou l’engagement même dans un suivi. En particulier, son inscription, pour une partie des patientes et patients rencontrés, notamment en milieu rural, dans une tempo- ralité particulièrement longue, parfois plus de dix ans, ne peut qu’aiguiser le questionnement sociologique.

63. Pour une présentation historicisée et critique des outils statistiques permettant la mesure de la corpulence, voir de_saint_pol_comment_2007-1

64. On reconnaît dans cette interrogation une question fondamentale dans une société complexe dans laquelle le processus de division du travail est très approfondi et dont l’intégration sociale repose prioritai- rement sur des formes de « solidarités organiques » (Émile Durkheim (1893), « De la division du travail social », Thèse de doctorat, Paris : Faculté des lettres)

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