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A Quoi rêvent les loups :

Chapitre 4 : La symbolique des titres chez Yasmina Khadra

2- Analyse des titres de Yasmina Khadra :

2.2. A Quoi rêvent les loups :

Le titre du second roman du diptyque « A Quoi rêvent les loups » se présente sous la forme syntaxique d’une phrase interrogative marquée par l’inversion du sujet ; exprime une demande d’information et constitue une question qui interpelle une réponse mais attire l’attention sur l’absence du point d’interrogation nécessaire à toute interrogation. Face à une question énigmatique le lecteur est dérouté et ne peut accéder à la réponse que vers la fin du récit.

Cette phrase interrogative porte sur le rapprochement de deux univers distincts et distants celui des « rêves » et celui des « loups » puisque l’un et l’autre marquent d’emblée un grand écart sémantique entre le rêve qui est propre à l’homme et le loup qui se rapporte au monde animalier. Le « rêve » qui se définit comme une suite d’idées, d’images ou d’impressions qui se présentent à l’esprit pendant le sommeil semble s’écarter du « loup » qui est considéré comme un mammifère sauvage appartenant à la famille des canidés.

En fait, le loup a été de tous temps le symbole de la sauvagerie mais aussi de la virilité. Du fait qu’il voit la nuit, le loup a été un symbole de lumière, un animal solaire, un héros guerrier voire même un ancêtre mythique chez certains peuples ; d’ailleurs la légende parle de loup bleu céleste qui semble être à l’origine des dynasties chinoises et mongoles et Gengis Khan se prévalait d’être le descendant direct de ce loup. 88

Les Turcs aussi admirent cet animal sauvage pour son ardeur au combat et sa force au point qu’un de leurs chefs, Atatürk, sera surnommé « le loup gris ». Les Chinois et les Japonais le voient et l’invoquent comme un protecteur entre autre contre les animaux sauvages. Le loup est aussi un symbole guerrier fort chez certains peuples de l’antiquité puisque le fait d’en voir un avant la bataille signifiait la victoire assurée. Dans la religion chrétienne, le loup représente forces diaboliques qui menacent les fidèles comme le loup menace les moutons du berger.

Le loup symbolise alors la force mal contrôlée qui se manifeste avec fureur et sans discernement. Par son côté carnassier, le loup révèle son aspect infernal, un aspect majeur du loup comme archétype des puissances sataniques. Il est l’un des animaux que l’on retrouve fréquemment en littérature, inspirant la peur, la cruauté, la ruse ainsi que les pouvoirs maléfiques. Les auteurs dévoilent la vraie nature du loup rapace, d’une voracité terrible par exemple : le loup et l’agneau et

le conte du Petit chaperon rouge et ceci à travers une morale qui ne change pas généralement : la raison du plus fort est toujours la meilleure.

Le syntagme nominal « les loups » apparaît trois fois dans la première partie du roman intitulée Le Grand-Alger où l’imam Younes face aux confidences et révélations de Nafa Walid compare les Raja (famille bourgeoise pour laquelle travaillait le personnage central comme chauffeur) à des loups :

« Ce sont des gens immondes, sans pitié et sans scrupule.(…) un peu comme les loups, ils opèrent en groupe pour se donner de l’entretien, ils n’hésitent pas un instant à dévorer cru un congénère qui trébuche. »89 p.85

Les loups sont alors ces hommes bourgeois riches qui veulent à tout prix maintenir ce prestige. En fait, les propos de cheikh Younes laissent voir une prise de position par rapport à un déséquilibre social et un aspect conflictuel entre les riches des hauts quartiers d’Alger voire de toute l’Algérie et les pauvres des bas quartiers de la ville.

Les deux autres apparitions du syntagme « les loups » sont repérés au niveau de la troisième et dernière partie du roman intitulée L’Abîme :

« L’AIS est un nid de vipères, mon garçon(…) des opportunistes déguisés en bon samaritain, des loups sous des toisons de brebis… » 90

Cette fois la représentation du loup semble se rapporter aux islamistes qui selon les paroles du muphti laisse entrevoir un certain conflit entre les différents organismes islamiques armés voire dans le texte : GIA et AIS.

« Les loups » font leur réapparition dans le récit pour la troisième et dernière fois dans le récit mais sous la forme d’une reprise intégrale du titre. Il

89AQRL, p.85

s’agit d’une réflexion interne de Nafa Walid après une escapade sanglante dans le hameau de Kacem :

« Et là, en écoutant le taillis frémir au cliquetis de nos lames, je m’étais demandé à quoi rêvaient les loups, au fond de leur tanière, lorsque, entre deux grondements repus, leur langue frétille dans le sang frais de leur proie accrochée à leur gueule nauséabonde comme s’accrochait, à nos basques, le fantôme de nos victimes. »91

A travers cette réflexion, le héros nous révèle sa transformation et celle des membres de son groupe en des hommes-loups redoutables symbolisant les forces démoniaques. Les actes de violence et de barbarie commis par Nafa Walid et ses hommes marquent un tournent important dans le processus de métamorphose à travers leur basculement dans un monde inhumain, satanique.

D’après la réflexion du héros qui tend au rapprochement entre le rêve qui est le propre de l’homme et l’animal, nous constatons que la frontière entre ces deux mondes quasiment différents est effacée cédant la place à une nouvelle image où l’homme est assimilé à l’animal et donne lieu à une métamorphose extraordinaire de l’être humain en bête féroce assoiffée de sang.

En effet, le choix du titre par l’auteur n’est pas arbitraire dans la mesure où il exploite parfaitement le symbole du loup pour exprimer toutes les violences et les folies meurtrières qu’elles soient sociales associées au déséquilibre communautaire ou politique, et religieuses en rapport direct avec la montée de l’intégrisme religieux ; de ce fait ces loups sont donc : les terroristes, les bourgeois, les politiciens ou toute autre personne ayant contribué de près ou de loin au drame algérien, à l’effondrement de toute une société.

Le titre choisi est à la fois poétique et métaphorique véhiculant une charge politique et idéologique à travers cette idée de personnification du loup qui a

permis de montrer la transformation d’une société humaine vers une autre inhumaine, animale et démoniaque. La réponse à la question proposée dans le titre est en lien direct avec le cheminement du personnage central tiraillé entre son désir de vivre et la réalité sociale décadente imposante au sein du récit à l’image des jeunes algériens qui ont été accueillis à bras ouverts par les intégristes et qu’on a dû transformer en animaux sauvages.