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Ebranlement des liens d’amitié :

L’œuvre de Yasmina Khadra face à diverses violences

Chapitre 1 : Les violences sociales

A. Ebranlement des liens d’amitié :

En fait, la violence sociale ne se limite pas dans Les Agneaux du seigneur à l’ébranlement des relations familiales, mais aussi celles d’amitié. Kada change de posture ; au fil de la lecture nous constatons qu’il est rongé par la rancœur puis par la haine envers ses amis d’enfance Jafer et Allal. Son comportement vis-à-vis de Jafer explique l’état décadent de leur relation:

« -Pourquoi me traites-tu de cette façon, Kada ? (…) que me reproches-tu au juste ? (…) il y à peine quelques semaines, nous étions aussi unis que les doigts de la main. Et d’un coup, sans

crier gare, tu n’as pour moi que mépris et inimitié. (…) pourquoi me détestes-tu ? »175

B. L’humiliation :

A Ghachimat, l’humiliation reste une situation assez pertinente. Dans le roman, elle est représentative d’un empoisonnement du cadre de vie de ce groupe social. Le personnage de Issa Osmane ou plutôt Issa la Honte offre une image lucide de la flétrissure. C’est un personnage représentatif de la violence sociale qui est à son apogée dans le roman reflétant la situation du pays en proie à toutes les vicissitudes, il est le père de Tej Osmane, auparavant mécanicien devenu l’un des intégristes les plus redoutables du village qui garde rancune à l’état social d’avoir humilié et déshonoré son père ainsi que toute sa famille. Dès le début du roman Issa la honte est présenté comme un traître ; comme si l’auteur veut légitimer la situation en explicitant l’ancien statut du collaborateur :

« Issa a collaboré avec la SAS pendant la guerre. Il était le seul arabe à fréquenter le réfectoire des soldats français. (…) à la fin de la guerre, les maquisards lui avaient confisqué ses biens et avaient décidé de le crucifier sur la place… »176

Le narrateur explicite aussi le sentiment collectif de haine envers ce pauvre vieillard, ancien harki :

« Ce planton maudit que toute la bourgade déteste. »177

Le passé de ce personnage n’est pas dépassé par les villageois, de ce fait, il devient objet d’humiliation, et de dérision :

« Aujourd’hui Issa paie. Ses habits sont malodorants, il mange rarement à sa faim. Lorsqu’il rase les murs, semblable à une ombre chinoise, il garde la tête basse et se fait tout petit. »178

175 AS, p.81

176 AS, p.21

Issa la Honte subit la maltraitance et l’affront de la part du maire ainsi que le reste des habitants de Ghachimat. Si nous nous attardons sur le surnom de Issa

la Honte, Nous constatons qu’il est lourd de connotations, et seul un lecteur

averti, c’est-à-dire instruit de l’histoire algérienne peut le décoder. Il est de par sa composition porteur de signes négatifs concrétisés par le faire maléfique. Ainsi, le surnom donné par les villageois est constitué de deux mots : d’une part Issa, nom arabe qui signifie à la lettre Jésus, et par extension évoque le christianisme localisé en occident. Ceci peut être rattaché au colonisateur français. D’auteur part la Honte est une dénomination qui indique le déshonneur. Elle peut être mise en liaison avec l’histoire de Jésus perçu au départ comme un enfant issu d’une relation illégale. Ce nom à « un fonctionnement référentiel » quant il est rattaché à l’Histoire de L’Algérie car il rappelle les harkis qui sont d’anciens collaborateurs du colon français pendant la guerre d’Algérie, assimilés par le peuple algérien et les combattants à des traîtres. Par leur traîtrise, ils constituent depuis plus d’un demi-siècle le déshonneur, la bassesse et payent aujourd’hui le lourd tribut de l’Histoire.

L’humiliation est accompagnée par l’exploitation de celui-ci en dehors des heures de travail :

« (…) les gens qui l’exploitaient après les heures de travail, les petites corvées supplémentaires, les commissions impossibles confiées à n’importe quel moment du jour ou de la nuit…» 179p.84

Issa n’est pas la seule personne affectée par sa faute, même son fils et sa femme subissent cette mutilation de la part des habitants de Ghachimat. Tej et sa mère souffrent de cette maltraitance. D’ailleurs, nous allons voir plus tard dans le chapitre consacré à l’analyse des violences intégristes, comment Tej Osmane a gardé rancune à l’état social de la bourgade et a procédé à une sorte de vengeance en intégrant les groupes terroristes:

178 AS, pp.21-22

« Les petites insinuations assassines qui l’aiguillonnaient ça et là, le silence significatif qui sanctionnait ses intrusions, enfin tous ces agissements mesquins qui le tourmentaient (…), et la toile, qui le retenait captif de la faute de son père, à s’étioler telle une vulgaire guenille. » 180

« Épouse d’Issa la Honte, elle a partagé ses brimades et ses peines (…). Vulgaire « bonniche »exploitée et bafouée par tout le village … » 181p.175

L’autre personnage du roman qui subit une importante humiliation, discréditation est Zane le nain. Cet homme-monstre, nain-vautour sujet depuis toujours aux moqueries, et au dégoût collectif à cause de son handicap physique :

« Zane le nain est perché sur la branche d’un arbre (…) c’est

parce que les garnements lâchaient leurs chiens à ses trousses qu’enfant Zane a appris à se réfugier dans les arbres. Malgré son infirmité(…) pour luter contre la fatigue et la terreur, Zane essayait de penser à autre chose(…) à rêver d’être un oiseau. »182

L’image du oiseau est répétée dans le récit plusieurs fois, associée à celle de Zane. En fait, l’oiseau, cet animal porteur de joie est employé par le narrateur pour désigner un monstre, un être inhabituel et cruel qui cherche la moindre opportunité pour se venger des gens qui l’ont tant mutilé:

« Perché sur un mur, Zane le nain fait l’oiseau de nuit. Ses prunelles éclatées luisent d’un feu terrifiant. Il sait que sa revanche est proche, que le temps travaille déjà pour lui. » 183

Rachid Mokhtari dans son ouvrage intitulé La Graphie de l’horreur : Essai sur la

littérature algérienne 1990-2000 dira de ce personnage ignoble:

180 AS, p.44

181 AS, p.175

182 AS, p.100

« Le nain, le vil personnage central, inspiré de la réalité des génocides des maquis islamistes. »184

Dans Les Agneaux du seigneur, il n’y a pas que Issa, Tej ou Zane qui sont humilié, même Kada l’instituteur du village de Ghachimat à été lui aussi sujet d’abaissement. En comparaison avec l’humiliation des autres personnages, la sienne semble minime. Elle provient d’abord du passé glorieux de ses ancêtres réduit à néant par les nouveaux dirigeants. Dès le début du récit le narrateur explique l’origine de cette violence sociale :

« Arrière petit-fils d’un caïd tyrannique, il a été élevé dans l’austérité et le mépris des nouveaux gouvernants dont la boulimie lui a confisqué une bonne partie de son héritage. Rabaissé au rang des « roturiers », il ne pardonne pas à la promiscuité de l’avilir chaque jour un peu plus… » 185

Ne limitant pas à un tel affront, Kada Hillal subit encore le refus de Sarah de l’épouser, et ceci constitue un tournant décisif dans le cheminement du personnage qui va très vite être accueilli à bras ouverts par les recruteurs intégristes et basculer dans un monde parallèle de barbarie extrême. En fait, l’humiliation et la maltraitance donnera naissance à une rancune si profonde, qu’à la première occasion, ces personnages : Tej, Kada, Zane se transforment rapidement en ogres assoiffées de vengeance, terroriste aveuglés par la rancœur et la haine.

Nafa walid le personnage central du roman A Quoi rêvent les loups, est un jeune algérien désabusé et oisif, il est déstabilisé car il n’arrive pas à se frayer une place respectable parmi les siens. « Ses rêves de loup », de devenir acteur de cinéma se sont volatilisés laissant derrière eux des chimères. Nafa déstabilisé, perd ses repères face aux violences de l’oisiveté, du chômage, de la pauvreté et de l’exclusion.

184 Rachid Mokhtari, La Graphie de l’horreur : essai sur la littérature algérienne :1990-2000, éd Chihab, p.136

Il est impuissant mais tente de changer son destin en optant pour l’emploi que lui avait offert une agence de recrutement comme de chauffeur chez une riche et prestigieuse famille algéroise : Les Raja. Nafa côtoie le faste des familles fortunées qui l’expose au choc des violences sociales auxquelles sont exposés ses confrères. Malgré l’opportunité qui s’est offerte à lui, Nafa ne supporte pas les contraintes déplorables de son nouveau travail, il se sent emprisonné, dépendant des caprices de monsieur ou de madame. Il est maltraité par ses employeurs :

« (…) Pour me trainer dans la boue à cause de quelques misérables minutes de retard. (…) voué aux sautes d’humeur de Sonia et aux frasques de son frère, je subissais leur tyrannie avec longanimité. »186

L’humiliation et la maltraitance connait une extension car elle ne se limite pas uniquement à ses employeurs, mais aussi aux différents visiteurs ou personnes transportées par le chauffeur pour une raison ou une autre :

« -Tu devrais éteindre tes phares, imbécile, maugréa-t-elle. -Je suis nouveau madame.

-Ce n’est pas une excuse(…) espèce d’abruti, fulmina-t-elle. Retourne dans ton douar retaper ta charrette. »187

L’autre personnage du roman A Quoi rêvent les loups, représentatif de l’humiliation est Zawech. Par ses traits physiques particuliers semblables à ceux d’un oiseau, il nous rappelle le personnage de Zane le nain dans Les Agneaux du

seigneur qui apparait dans la quasi-totalité des descriptions comme un oiseau

perché sur un arbre. Les deux personnages ne partagent pas le même handicap physique mais le même degré de rejet et d’humiliation de la part des membres de leurs communautés respectives. Dans le passage suivant le narrateur décrit le personnage de Zawech :

186AQRL, p.50

« Zawech exerçait la fonction d’idiot du village. (…). Les jambes longues et grêles, le buste court, le dos voûté, un profil d’échassier, il évoquait un héron d’où son surnom Zawech. »188

Il est souffrant car il n’arrive pas à se frayer une place respectable. C’est un être indésirable aux vieux et qui usait de ridicule auprès des jeunes pour se faire remarquer. Rien ne le mettait à l’abri des railleries des enfants de la Casbah :

« Zawech avait opté pour le ridicule afin de cohabiter avec la honte. »189

C’est le ras-le-bol pour Zawech, qui ne supporte plus son statut de bête de somme. Alors il décide d’agir absurdement en tentant de s’introduire dans un cantonnement militaire de sa propre initiative où il fut naturellement abattu. Pour lui, il était nécessaire d’apporter la preuve de son efficacité, c’était une manière d’affirmer son existence autrefois anéantie par l’humiliation :

« (…) Zawech qui de son vivant incarnait la déchéance humaine fut élevé au rang des martyrs… »190