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La fiction : approches définitoires

Étymologiquement Le mot fiction vient du verbe latin « fingere, fingo, is, fixi, fictum », signifiant « manier », « toucher », « caresser » en pressant, « composer », « coiffer », « friser », « modeler », « feindre », « faire semblant », « inventer », « se figurer », « imaginer ». Et plus directement de l'accusatif « fictionem » du mot latin « fictio, -nis ». Cette terminologie originelle renvoie toujours l’œuvre d’art à son essence d’artefact, d’artifice : c’est-à-dire par opposition aux œuvres de la nature, elle est nécessairement fiction.

Vue la variabilité des usages du terme fiction, nous avons constaté qu’il était utile d’apporter des éclairages sur les différentes acceptions et donc théories qui ont accompagné le terme et qui visent des réalités très distinctes les unes des autres. Dans un premier temps, la fiction se présente comme une contre-vérité c’est-à-dire une invention mensongère. De ce fait tous les énoncés qui s’y rapportent sont des énoncés non-factuels et interpellent l’idée du mensonge qui peut éclairer la notion de fiction. Une telle acception reste assez restrictive et ne permet pas de cerner le roman car les énoncés contenus ne relèvent pas du mensonge ou de la vérité.

Dans un deuxième temps, la fiction se présente non pas comme une contre- vérité mais plutôt une construction conceptuelle qui permet d’interpréter la réalité. Nietzsche affirme que :

« Le sentiment qui conduit un individu à se percevoir comme un sujet unifié est une fiction »35

La fiction dans ce sens fait allusion au sens étymologique du latin « fingere » qui veut dire façonner. C’est par rapport à cette acception que nous pouvons considérer tous les récits même ceux des historiens comme des fictions dans la mesure où ceux-ci instaurent une fabrication de sens.

Dans un troisième temps la fiction peut être considérée comme le montage d’un monde sémantique qui résulte de la mise en place de mondes imaginaires élaborés au sein des œuvres littéraires. Décrire les particularités et les propriétés de ces mondes imaginaires et leurs possibles liens avec le monde réel relève d’une sémantique des mondes possibles.

Dans un quatrième temps, le terme fiction est utilisé pour désigner un genre littéraire qu’on oppose généralement à non-fiction qui pourrait être rapprochée des genres dits sérieux tels que l’autobiographie ou le témoignage. Le problème qui se pose est celui de la question de savoir si le genre fictionnel peut être caractérisé par des propriétés textuelles spécifiques ou si au contraire rien ne

distingue les énoncés de fiction des autres, seules des indications paratextuelles permettant de les distinguer.

Dans un cinquième temps, la fiction est cet état mental singulier vécu par tous ceux qui s’immergent dans un univers fictif. Cette attitude concerne le destinataire des fictions littéraires et même les producteurs. Dans son ouvrage intitulé Pourquoi la fiction ?, Jean-Marie Schaeffer renvoie cet état mental à ce qu’il appelle « l’immersion fictionnelle »36 qu’il définit à travers quatre caractéristiques :

 Un état d’activation imaginative : lors de l’immersion fictionnelle, les relations entre perception et activité imaginative se trouvent inversées. Dans la vie ordinaire, notre activité imaginaire accompagne nos perceptions et nos actions comme une sorte de bruit de fond mineur, Alors que dans la situation de fiction, l'imagination l'emporte nettement sur la perception sans pour autant l’anéantir.

 Un dédoublement de mondes : en état d’immersion le sujet a tendance à vivre dans deux mondes concomitants ; celui de l'environnement réel et celui de l'univers imaginé, mondes qui semblent s'exclure mais en fait coexistent et sont même nécessaires l'un à l'autre. Nos expériences et représentations mentales tirées de la réalité alimentent le monde de la fiction qui prend une consistance imaginaire et affective.

Un état dynamique : L'immersion fictionnelle est un état dynamique. Dans la lecture elle est constamment relancée par le caractère toujours incomplet de l'activation imaginaire proposée par l'œuvre et la complétude (supposée ou plutôt désirée) de l'univers fictionnel. Les lecteurs ont envie de tout connaître de la vie des personnages romanesques, de leur destin et de l'évolution du monde où ils apparaissent.

 Un état d’investissement affectif : en état d’immersion fictionnelle, les représentations vécues possèdent une charge affective. En littérature cette affectivité prend la forme d’une empathie envers les personnages et même les descriptions mais cela est conditionné par une certaine résonance avec les investissements affectifs réels du lecteur.

Partant de ces quatre caractéristiques sélectionnées, Jean-Marie Schaeffer finit par définir la fiction comme une sorte de contrat de « feintise ludique »37 ou de « feintise partagée »38 qu’il explicite dans son article intitulé De l’imagination

à la fiction :

« (…) la feintise partagée ou la feintise ludique constitue une conquête culturelle de première importance. Cette conquête ne va pas de soi, car elle présuppose un détournement de la fonction évolutive originaire des activités de feintise. (…) puisque la feintise sérieuse a toujours pour but de tromper l’autre au profit de celui qui l’abuse. Cette fonction agonistique a donc dû être détournée en faveur d’une fonction coopérative, donnant naissance à une situation où la feintise est partagée, où elle est ludique. (…) Ce « pour de faux » est celui de la feintise ludique et il consiste dans la production d’amorces mimétiques, de leurres, qui permettent l’immersion mimétique dans l’univers fictionnel. (…) Dans tous ces cas il ne s’agit pas d’induire en erreur, mais de mettre à la disposition de celui qui s’engage dans l’espace fictionnel des amorces qui lui permettent d’adopter l’attitude mentale du « comme-si », c’est-à-dire de se glisser dans l’univers de fiction. » 39

37 Schaeffer, Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, Paris, éd Seuil, 1999, p.11

38Schaeffer, Jean-Marie, www. Vox-poetica.org, article, De l’imagination à la fiction, 2013, p.5

L’intérêt de l’approche de Jean-Marie Schaeffer est d’établir des liens entre des variétés textuelles et des formes de participation à l’univers fictif, en mettant en avant l’idée que la réception de la fiction est modulée par le texte lui même. Cette fiction construit ses représentations sur la base de beaucoup d’éléments relevant du monde réel qui participent à l’édification de son monde.

Dès lors, nous considérons la fiction comme un univers du « comme-si », ceci dit dans une acception restrictive, celui-ci est dépouillé de toute référentialité alors que l’inverse est vrai. Cet univers prétendu mensonger et illusionniste pourtant composé de maints éléments réels, référentiels, interpelle notre réflexion sur la problématique de la distinction stricte en littérature entre réalité comme « axiomes d’existence »40 et fiction comme tromperie. Nous pensons que réalité vs fiction repose sur des énoncés fictionnels considérés comme étant dépourvus et d’autres énoncés présentant une valeur cognitive :

«Comment est-il possible de formuler un énoncé vrai sur un objet inexistant ? La question se pose du fait que si un énoncé doit être sur quelque chose, cette chose doit exister ; sinon, comment l’énoncé pourrait-il mentionner ou s’y référer ? (…) il s’ensuit concluent ceux qui raisonnent selon ce mode traditionnel de pensée, qu’il n’est pas possible de dire quoi que ce soit de vrai ou de faux au sujet d’un objet inexistant.(…) se référer à un homme inexistant ce n’est pas se référer du tout. »41

Cette perception de la fiction reste à notre sens très limitée et réductrice puisque la fiction littéraire se présente selon la citation comme univers construit par des éléments non-référentiels où elle a tendance à dépouiller son univers de toute visée référentielle ; alors que selon notre point de vue, la fiction littéraire se présente comme un pêle-mêle d’éléments référentiels et non référentiels. Ainsi, nous pouvons confirmer nos propos :

40 Searle, John R, Le Statut logique du discours de fiction in Sens et expression, Paris, éd Minuit, 1982, p.122

« Le monde fictionnel mélange si bien le vrai et l’inventé qu’il devient impossible de les distinguer. » 42

« Toutes les références qui sont faites dans une œuvre de fiction ne sont pas des actes feints de référence ; certaines sont des références réelles. »43

Donc la difficulté majeure réside dans la mise en place de frontière entre le discours réel et le discours de fiction et de circonscrire le champ de l’un et de l’autre. De ce fait l’analyse des deux composantes ne peut à notre sens se faire de manière autonome, indépendamment l’un de l’autre, mais bien au contraire il est indéniable de les prendre dans leur globalité.

Il ne s’agit pas ici de faire abstraction de la distinction entre la réalité et la fiction mais d’adhérer à l’idée que la construction de la fiction interpelle ce couple d’éléments référentiels et non référentiels. La question qui se manifeste le plus souvent est celle de savoir comment le non fictif peut être connu à travers la fiction.

A l’égard de ce type d’interrogation, nous interpellons la réflexion de David Lewis qui a introduit la notion de mondes possibles en pensant que celle-ci allait résoudre le problème de la référence des fictions. Pour lui ce que révèle un énoncé fictionnel n’est pas faux, mais naturellement possible dans un autre monde. Donc l’entité fictionnelle peut avoir un référent dans un monde possible. De ce fait la vérité fictionnelle est une vérité modale, possible. Les mondes possibles sont selon Lewis aussi réels que le nôtre ainsi que les objets qui les composent. De ce fait, le contraste entre réalité et fiction est désormais remplacé par l’écart entre le monde actuel et le monde possible :

« Notre monde actuel est seulement un monde parmi d’autres. Il

est le seul que nous appelions actuel non parce qu’il diffère en

42 Pavel, Thomas, Univers de la fiction, Paris, éd. Seuil, Coll Poétique, 1988, p.116

43Searle, John R, Le Statut logique du discours de fiction in Sens et expression, Paris, éd Minuit, 1982, p.39

espèce de tout le reste mais parce qu’il est le monde dans lequel nous habitons. Les habitants des autres mondes pourraient parfaitement appeler leurs propres mondes actuels, s’ils signifiaient par « actuel » la même chose que nous ; parce que la signification que nous donnons à « actuel » est telle qu’il réfère à tout monde i vers ce monde i lui-même »44

En fait, la fiction qui a pour essence la création de ces mondes possibles implique le lecteur dans une sorte d’ « immersion fictionnelle » qui le mène vers une activité de simulation : le lecteur teste les croyances du narrateur, il ne les feints pas, il en fait l’essai. Cette simulation est semblable à des expériences de pensée ; lorsque le lecteur lit une fiction littéraire il vit une expérience qui n’est certainement pas réelle mais le fait de devoir raisonner dans le cadre des contraintes imposées par la fiction confère une réalité à cette expérience. De ce fait le sentiment de réalité que révèle la fiction au fil de la lecture renvoie à cet ensemble de significations que le lecteur émet en la lisant.

Iser perçoit la fiction littéraire comme une structure potentielle que le lecteur met à l’épreuve en établissant un rapport entre le texte et les valeurs extra littéraire par le biais desquelles il attribue un sens à son expérience de lecture et qui modèle par la suite sa propre expérience. Ainsi la relation entretenue entre le texte et le lecteur révèle l’impact ou l’effet de la fiction sur sa propre réalité :

« En lisant nous réagissons à ce que nous avons produit nous-mêmes, et c’est ce mode de réaction qui fait que nous pouvons vivre le texte comme un événement réel. Le sens du texte est un événement corrélé à notre conscience. En tant que corrélat, nous en saisissons le sens comme une réalité. »45

De ce fait l’effet de la fiction sur la réalité est déterminé par la relation qu’entretient le texte avec le lecteur qui attribue un sens à son texte : « la

44 LEWIS, David, Counterfactuals, Harvard University Press, Cambridge, 1973 , p.85

signification » du texte selon Iser ne dépend pas de ses propriétés intrinsèques mais plutôt de sa relation avec le lecteur. Il s’oppose aussi à l’interprétation traditionnelle qui cherche à élucider le sens caché du texte et considère la signification comme le résultat d’une interaction entre le texte et le lecteur, c’est-à-dire comme l’effet d’une expérience et non comme un argument qui doit être fondé. Ainsi le texte ne peut prendre le caractère d’un événement réel pour notre conscience et se présenter comme une réelle possibilité que si sa signification est vivante pour le lecteur. Celle-ci ne peut prendre vie que sur la base des formes de vie communes et de croyances partagées entre l’auteur, le lecteur et le contexte social auquel ils appartiennent.