• Aucun résultat trouvé

Dégradation des relations familiales père/fils, frère/soeur :

L’œuvre de Yasmina Khadra face à diverses violences

Chapitre 1 : Les violences sociales

A. Dégradation des relations familiales père/fils, frère/soeur :

Dans Les Agneaux du Seigneur, Yasmina khadra met sous le microscope la société de « Ghachimat », une bourgade très reculée située à l’ouest algérien, dont le nom est déjà porteur de violence. Le mot en fait découle de l’arabe « Ghachi » qui veut dire « petites gens » et « mat » qui signifie « mort », donc une restructuration sémantique donne « mort de petites gens ». Le tissu social et familial de Ghachimat paraît en état de décomposition très avancé, offrant au lecteur au début du texte une image embellie, homogène et bien ficelée de cette communauté, mais qui s’avère au fil de la lecture fissurée et usée. Les quelques fragiles liens maintenues finiront par être pulvérisés par les intégristes :

« A Ghachimat, la rancune est la principale pourvoyeuse de la mémoire collective. »99

A Ghachimat, Les rapports familiaux sont ébranlés, on constate une large transgression des codes sociaux de la famille algérienne, à savoir irrespect, violences verbales ou physiques ainsi que psychologiques. Ceci concerne toutes les tranches d’âge. Ebranlement ou dégradation des rapports mère-fils comme le cas de Kada Hillal et sa mère, père-fils comme Hadj Boudali et son fils ou même les relations frère-sœur tel le cas de Dahou le boutiquier. Le premier exemple de ce bouillonnement social est le comportement agressif de Kada Hillal vis-à-vis de la femme qui l’a mis au monde. En fait, il oblige sa mère à aller demander la main de Sara la fille du maire malgré elle. De retour à leur demeure, le sentiment de la mère est choquant. Elle est hantée par un sentiment de regret parce qu’elle ne l’a pas tué à la naissance. Cette pensée extrémiste, celle de l’assassinat du fils montre le degré d’affliction de la mère:

« Trainée dans la boue par mon propre fils, se déchaîne la mère en rentrant dans le patio. J’aurais dû l’étouffer entre mes cuisses au moment où je le mettais au monde. »100

99AS, p.21

« …je ne me souviens pas d’avoir failli dans ma piété, sanglote-t-elle nerveusement. Souffrir une mauvaise sœur, c’est acceptable, un mauvais mari, c’est tolérable, mais son propre fils, son propre avorton, c’est abominable. »101

En fait, le discours tenu par la mère Hillal est très révélateur d’une situation de discorde totale entre les deux personnages. Dans une société algérienne comme Ghachimat rurale et conservatrice, la progéniture évolue normalement dans un cadre limité par le respect et l’obéissance aux chefs de famille étant donné que les familles algériennes sont des familles à autorité patriarcale. Mais l’absence du père est remplacée par l’autorité de la mère comme c’est le cas de la mère de Kada. L’entêtement de ce dernier et le refus de Sarah accentuent chez la mère le sentiment de rébellion du fils qui finit par installer une tension et un conflit entre les membres de la famille qui finit par une séparation inattendue. La mère qui subit la plus dure des épreuves, compare tout son dévouement et son sacrifice à la mutilation extrême et déshonorante de la part de sa progéniture.

Cette situation n’est pas unique en son genre dans le roman, car l’auteur décrit minutieusement la propagation de ce phénomène alertant qui révèle déjà les prémices de la violence au sein de l’unité constitutive de la société. Lors d’une réunion conviviale des chefs de famille chez Haj Maurice, ces derniers sont affectés par les comportements agressifs et irrespectueux de leur progéniture, qui va de la provocation verbale jusqu’à la violence physique. D’ailleurs les extraits suivants montrent bien cette situation décadentes au sein des différents ménages.

Si Kada Hillal, s’est opposé à la volonté de sa mère étant adulte, Pour Haj billal, son fils en bas âge adopte déjà un comportement outrageant. En fait la situation est pratiquement équivoque avec la précédente, sauf qu’ici, le fils est encore jeune pour tenir un tel comportement face à son père. Vu son jeune âge, le fils n’a pas encore l’autorité ni l’expérience recquise pour affronter l’autorité du père dans une société comme Ghachimat:

« Mon gosse il a à peine dix ans, et il me fait déjà des observations désobligeantes. »102 p.61

Dahou le boutiquier, explique que le verbal est dépassé. En fait la violence au sein de la famille débute par une sorte de contestation et finit par prendre d’autres tournures beaucoup plus dangereuses. Ce qui va suivre démontre les dérapages comportementaux liés à cette situation où la violence atteint un niveau beaucoup plus inquiétant car elle devient d’ordre physique. La comparaison de l’attitude de la progéniture au gardien de prison est révélatrice d’un manque d’exercice de la liberté:

« Les miens m’ont carrément menacé(…). A quatre heures du matin, ils sont debout comme des geôliers et ils réveillent leurs sœurs à coups de pieds pour la prière. Et malheur à celle qui proteste. J’ai essayé d’intervenir. Mon aîné m’a repoussé de la main. Pas une seconde son bras n’a eu honte de son geste. »103

Haj Boudali, quant à lui, est entré en affrontement sanglant avec son fils à cause du discours déraisonné de celui-ci. L’image qui renvoi au désir d’anéantissement de la progéniture est répétée de manière systématique dans le roman. Ceci révèle la tension et la haine extrême qui s’est instalée au sein des ménages:

« J’ai laissé mon fumier de fils pour mort, à la maison. Je n’ai pas mis au monde un garnement pour subir son joug. »104

La violence physique est un signe de l’aggravation de l’état des liens familiaux, vu le degré d’ingratitude auquel est arrivé la progéniture de haj Boudali qui n’hésite pas à comparer son père à un démon, une créature maléfique car le terme Iblis est un mot arabe signifiant en français « diable »:

102AS, p.61

103 AS, p.61

« Les vieillards remarquent les taches de sang sur la gandoura de Boudali. Son gourdin est cassé. Une large éraflure saigne à son poignet. »p.62

« Me traiter de renégat, moi, son propre père, trois fois pèlerin. Aujourd’hui ma progéniture me traite comme si j’étais Ibliss en personne, moi qui ai jeûné à me rompre les tripes pour la nourrir et l’instruire(…). Je m’en vais l’achever ce fumier. Cette nuit il couchera en enfer. »105

Compte tenu du contexte socioculturel du roman A Quoi rêvent les loups qui est l’Algérie des années 90, nous ne pouvons pas faire abstraction d’un certains nombre de constats concernant l’ébranlement des rapports familiaux où l’auteur met en scène à travers le cheminement du personnage central Nafa Walid les valeurs familiales violées, d’une part, par les maux sociaux qui sont le chômage, l’oisiveté …et d’autre part, par les nombreux malentendus vécus entre les membres de la famille. L’espace maison devient alors pour le protagoniste une source de malaise et d’épuisement psychologique. L’impact néfaste d’une telle situation ne tardera pas à causer l’irréparable. Nafa Walid dépasse les limites avec son père, oublie les normes et valeurs sociales établies pour se laisser dominer par des agissements absurdes. Les violences atteignent un degré physique, et renvoient à une situation très délicate voire même inacceptable:

« Nafa le saisit par le bras et l’immobilisa contre le mur. Sa main exerça une étreinte telle que le vieillard crut entendre craquer son bras.(…).

-Sale bâtard ! Tu crois m’intimider, pourriture, mauvaise graine. Tu oses porter la main sur moi, toi, mon urine. (…) fils de chien. Je te maudis. (…) pour lui, un millénaire de tabous s’effondraient.»106

105 AS, p.63

L’autre cas le plus pertinent des violences familiales dans A Quoi rêvent les

loups, est celui de Nabil Ghalem, un personnage aux pensées et aux agissements

redoutables. Il porte atteinte à sa mère et à sa sœur. Ce personnage aux idées extrémistes, avait porté outrage à l’être le plus chair, la femme qui l’a mis au monde, dont les paroles révèlent la déchéance à laquelle est arrivée sa relation avec son fils. Dans notre société cet acte méprisable et condamnable est le signe de l’apocalypse:

« -Maudit soit le jour qui t’a vu naître, malheureux. Comment oses-tu porter la main sur ta propre mère ? Nabil la repoussa.»107

Nabil Ghalem est aveuglé par l’absurdité de ses pensées. Sa jalousie de la réussite de sœur ainée Hanane, une jeune fille intellectuelle qui travaillait dans une société, le pousse à transformer son quotidien en un enfer incessant. Il s’autorisait tous les moyens pour l’assujettir même en la battant, et en la séquestrant. Encore une fois, les liens de sang sont soumis à des actes de violence, et reflètent l’état décadent des rapports familiaux:

« Son monstre de frère la persécute. (…) Il est jaloux de la voir réussir là où il n’arrête pas d’échouer. Il est jaloux de son instruction, de son poste, de sa fiche de paie. Pour cette raison il la bat. A chaque fois que ses cicatrices se referment, il s’arrange pour les rouvrir. C’est sa façon à lui de la séquestrer… »108

Nabil est gagné par un sentiment de haine terrifiant envers sa sœur Hanane, au point de l’assassiner, oubliant tous les beaux moments de leur tendre enfance, faisant abstraction de leur lien de fraternité, un lien sacré anéanti par l’absurdité d’un être déséquilibré :

« Le succube, te désobéir ? Cette garce a osé faire fi de ton autorité. (…) son poing se referma autour du couteau…salope,

107 AQRL, p.116

salope… frappa sous le sein, (…) ensuite dans le flanc, puis dans le ventre…(…) Elle était en train de mourir…Mourir ? »109

En fait, le début du roman semble offrir l’image d’une violence familliale spécifique, celle vécue par la classe modeste ; alors qu’au fil de la lecture, nous nous rendons compte que cette violence est généralisée à toutes les strates sociales. L’auteur nous décrit une société malade, qui a tendance à perdre ses repères, ses valeurs. Riches ou pauvres, ils subissent tous les retombées de cette violence. La famille des Raja souffre aussi d’un anéantissement des relations familiales car chaque membre de la famille vit de manière autonome. En aucun cas dans tout le roman on parle de réunion familiale.

Le Grand Salah Raja ne manque pas de moyens pour prendre en charge la femme qui l’a mis au monde, mais malgré cela, il a osé mettre sa propre mère, avec tout ce qu’elle représente pour une personne équilibrée, au sein d’une maison de vieillesse. Ceci reflète l’usure du tissu familial et relationnel. Nafa, le narrateur nous raconte sa grande surprise face à ce qu’il a vu et vécu:

« (…) nous débouchâmes sur Dar Errahma, un hospice aux allures de mouroir. (…) Nous arrivâmes devant une octogénaire décharnée, recroquevillée à l’ombre d’un arbuste. (…). – c’est la maman de ton employeur, cher Nafa, la mère du tout-puissant Salah Raja. Elle croupit là-dedans depuis des années, et pas une fois il n’a jugé utile de lui rendre visite. Ce n’est même pas lui qui m’envoie la voir. » 110

Rappelons ici que « Dar Errahma » (un terme arabe divisé en deux parties : Dar/ Maison et Errahma/ miséricorde) renvoie à un établissement qui prend en charge les parents abandonnés par leurs enfants, les mères célibataires, les enfants privés de leurs familles. Ces établissements représentent un acte de solidarité sociale avec les personnes confrontées à des situations de violence morale relative à leur abandon. Il s’agit en effet d’un sujet passé sous silence par

109 AQRL, p.116

la société algérienne vu qu’il relève des tabous les plus redoutés. En fait, ce passage laisse entrevoir une réalité douloureuse, celle d’une société en voie de déperdition, livrée à toutes les pratiques absurdes et violentes. Les liens familiaux sont très fragiles et finissent par se rompre suite à une transgression totale des valeurs sociales, religieuses et humaines établies dans les sociétés en question d’où la propagation de la violence sous toutes ses formes : psychiques, verbales et physiques.