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L’œuvre de Yasmina Khadra face à diverses violences

Chapitre 2 : Violences langagières

2. La langue orale :

On retrouve généralement sur le plan linguistique deux manières de s’exprimer l’une orale et l’autre écrite. Ces deux processus expressifs sont considérés comme paradoxaux. L’opposition entre langage écrit et langage oral a longtemps été une affaire de lutte entre la langue du « bon français » : l’écrit, et la langue du « mauvais français » : le parlé. Cette dichotomie renvoie également à la distinction des classes sociales : la langue écrite réservée à l’élite et la langue parlée utilisée par les basses classes.

Au-delà de ces considérations sociales, l’antinomie écrit/oral se définit en termes de canal (visuel vs audio-visuel) et de matériau sémiotique (graphique vs phonique et mimo-gestuel). Dans ce cas là on ne peut pas parler de « continuité » entre ces deux formes de réalisation possibles des messages linguistiques. Rappelons ici la réflexion de Bellenger à propos de la différentiation entre la langue écrite et la langue orale :

« La langue parlée est différente de la langue écrite : personne n’a jamais élaboré une grammaire du langage oral. »203

Ce que l’on observe en revanche fréquemment, c’est d’une part l’existence de situations « oralo-graphiques » (classes, conférences, réunions de travail etc.) et d’autre part des opérations de transformation d’un matériau phonique en matériau graphique et inversement. Cette transsubstantiation a évidemment des répercussions plus ou moins remarquables sur la teneur même du message. Ce processus est encore peu étudié, car les différentes pistes qui se présentent actuellement révèlent une très grande variété des modes d’expression via l’oral écrit.

Loin de se conformer aux normes du texte littéraire et afin d’accentuer les effets de violence dans ses romans, Yasmina Khadra passe du registre relâché à un autre procédé, un processus d’écriture très spécifique qui n’est pas fortement recommandé dans les productions littéraire, celui de la scripturalisation de l’oral

qui transparait de façon continue dans les textes du corpus. Les frontières entre l’oral et l’écrit sont constamment transgressés, plutôt effacés : l’auteur ne cesse de nous rappeler qu’il est là pour casser toute tentative d’identification du texte, où la déception est au rendez-vous. On pourrait parler davantage du malaise du lecteur face à une écriture du mélange où ses petites habitudes de lecture sont mises à rude épreuve.

Puisque l’écriture littéraire a une vocation plurielle ; celle de convaincre, de se souvenir, d’avertir, de créer un monde …, elle s’est autorisée d’interpeler la langue orale dans les textes écrits de l’auteur. Le procédé qui se présente sous la forme habituelle du support papier a changé alors de nature dans les textes de Yasmina Khadra ; sa production en revanche est devenue doublement hybride. Il devient alors intéressant dans la mesure où il tente de cerner de plus près le jaillissement de la pensée humaine.

Ce phénomène de scripturalisation de l’oral se réalise dans les textes de l’auteur par le biais de différents moyens qui assurent l’effet de violence attendu. En fait, approcher le sujet de l’oral dans l’écrit et inversement, c’est partir d’abord d’une distinction d’usage : la première distinguant le code écrit du code oral, en fonction des conditions d’utilisation variées, et la seconde relève d’une différence de matérialisation, graphique et visuelle, acoustique et auditive. Ensuite, il faut identifier une écriture de l’oral et inversement une oralité de l’écrit. La transposition implique dans le cas des romans du corpus de prélever au sein des textes, des indices relevant de l’oral. Autrement dit, la démarche cherche ainsi à identifier et analyser ce qui, de l’oral, est transféré au texte écrit dans une première phase pour ensuite expliciter les différents motifs de cet usage.

Après avoir examiné soigneusement les textes du corpus nous avons pu recenser les différents procédés à travers lesquels s’est manifesté cette idée de scripturalisation de l’oral à citer : la suppression du « ne » de négation, les phrases elliptiques, la suppression du sujet, les abréviations, les interjections orales, l’élision orale. Le suivant tableau montre à travers des extraits la teneur

de l’oralité et l’effet de violence qu’elle véhicule au lecteur car elle casse le rythme et la constance du l’écrit pour donner une autre dimension à celui-ci. Procédés exemples

Suppression du

« ne » de

négation

1-« pourquoi tu viens pas à Sidi Bel Abbès ? lui suggère Allal

Sidhom. » AS, p.13

2-« j’ai dit : je partage pas. » AQRL, p.36 Hamid 3-« Je t’avais rien fait pourtant. (…) j’aurais pas du te

déranger. » HK, p83 : Nazish

4-« -laisse-le crever, crie l’un d’entre eux à Kim. C’est qu’un

fumier… » A, p.68 : le barbu natté

5-« tu peux pas savoir combien ça me fait plaisir (…) Y a que

vous trois dans le groupe de Yacine ? », SB, p.242 Hassan

Phrase elliptique

1-« - où veux-tu qu’il aille ? –En France. » AS, p. 154/ Issa Osmane

2-« -vous êtes l’aîné ? –troisième. » AQRL, p.68 Nafa Walid. 3-« -les temps ont changé. -Pas nous. » HK, p.75/ Mohcen Suppression du

sujet

1-« elle a dû t’ensorceler. Y a pas de doute, elle t’a

envoûté. » AS, p. 41 : la mère Hillal

2-« y a un bon moment que j’essaye de te joindre… » AQRL, p.22 le chauffeur

3-« (…) Y a que des médecins pour avoir des mains aussi

impeccables. » A, p.132 / le chauffeur de taxi

4- « y a des gens honorables, par ici lui rappelai-je(…) y a

personne qui veut descendre en ville. » p.48 Omar

Abréviation 1-« on a repéré deux terros. » AS, p. 193 Jaafer

2--« les fédés ont sorti des lois de leur casse-tête chinois… » AQRL, p.37 Hamid

d’indics,… » A, p.106 Amine

4-« Bagdad, le pays en entier foisonne de mouchards et de collabos. » SB, p.266 Yacine

Interjections orales

1-« ouais s’énerve Allal. Tu restes là, à te tourner les pouces

… » AS, p. 17

2-« purée ! il en avait là-dedans, Sid Ali, c’était un vrai

poète. » AQRL, p.14 Abou Tourab

3-« Ben, je ne sais pas. A ta place, j’aurais pris mon temps.

» HK, p.105 le chauffeur de Qassim.

4-« purée ! tu n’as pas une goutte de sang sur la figure. » A, p.83 kim Yehuda

5--« ouais, mais un monstre de chez nous, rétorquait

yacine… » SB, p.103/ Yacine

L’élision orale 1-« dieu ! c’qu’elle est belle. » AS, p.118 jafer

2--« vas-y, qu’il a dit, j’suis prêt. » AQRL, p.14 : le narrateur 3-« J’ai beaucoup bossé aujourd’hui et j’suis creuvé. J’suis

juste passé par le devis. Ça te va ? » A, p.193 :le menuisier

4-« (…). Ou t’as la scoumoune ou t’as été imprudent. » SB, p.265 Yacine

En faisant la synthèse des extraits (la totalité des extraits relevés se trouve en annexe) nous pouvons dire que les récits qui ont fait l’objet de notre analyse constituent un cas particulier vu leur teneur en oral. Il ne s’agit pas de formes communes d’oralité tels que : proverbes, dictons, contes, légendes…mais de ses manifestations linguistiques concentrées dans les textes, c’est-à-dire :

« La forme écrite de la langue prononcée à haute voix. »204

204 Jacques Dubois, et all Giacomo M, Guespin L, Marcellesi C, Mervel J-P, Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 2001, p.265

En effet, l’auteur écrit en français certes, mais le choix qu’il a fait n’est nullement celui d’une incompétence linguistique, il relève plutôt d’un choix et d’une stratégie d’écriture en rapport avec le contexte socio-culturel des récits (rappelons ici que les différents romans sont chargés de tensions et d’actes de violences faisant allusion à des situations et conjonctures particulières concrètement vécues par les différentes populations). Alternant ainsi écriture standard littéraire et écriture orale ; cette technique perturbe le rythme habituel du texte littéraire et tend à infliger au lecteur une certaine violence en rendant le processus de lecture instable ; par conséquent ceci déstabilise le lecteur et le met dans un état de réflexion permanente et de déchiffrage de cet oral écrit.

Les règles de la négation exigées à l’écrit, sont transgressées à l’oral car nous constatons que l’usage de l’adverbe « ne » accompagné généralement au sein du syntagme verbal d’autres mots : pas, jamais, point, aucun, rien… n’est pas respecté ; le « ne » est omis des énoncés : « bouge pas », « je l’ai même pas

débouchée »… .

Par souci de brièveté, les phrases elliptiques, grammaticalement correctes appuient le processus de scripturalisation dans les romans du corpus. L’ellipse par définition en grammaire est une figure par laquelle on retranche un ou plusieurs mots dans une phrase. L’auteur a recours à ce procédé afin d’assurer la teneur de l’oralité dans le récit et maintenir l’idée de dire le maximum d’informations en peu de temps.

La suppression du sujet constitue aussi une particularité du discours oral dans les romans du corpus. Le sujet du verbe est un mot ou un groupe de mots qui représente l’être ou la chose dont on parle. Le sujet en grammaire désigne une fonction par rapport au verbe et ne peut être supprimé, c’est un élément obligatoire de la phrase même s’il est « apparent ou grammatical » comme c’est le cas des pronoms neutres « il ou c’ » qu’on retrouve dans les textes de Yasmina Khadra. Ce procédé vient appuyer l’idée de transgression grammaticale et donc de violence verbale.

L’abréviation qui consiste à couper un mot pour n’en conserver que les premières lettres ou syllabes nécessaires à sa reconnaissance reconduit le processus de la scripturalisation de l’oral. Il s’agit d’abréviations généralement connues ou peu connues par le lecteur dont l’origine peut être identifiée grâce au contexte de la phrase.

Les interjections, marquent aussi le discours oral dans les romans du corpus. Elles sont définies comme étant un mot ou un groupe de mots invariables employés dans la langue parlée ou les dialogues de la langue écrite afin d’exprimer, sous forme d’exclamation, un sentiment vif et subit, un ordre bref. Nous avons recensé lors de la lecture quelques interjections qui sont reproduites au fil des textes : ouais, purée, ben.

Aussi l’élision qui consiste à supprimer dans l’écriture ou dans la prononciation de la voyelle devant une autre voyelle ou un h muet est un fait marquant dans les récits de l’auteur mais d’une autre manière : « c’qu’elle est

belle », « j’sais pas », « t’es venu… », « C’que tu veux », « c’est c’qu’on va voir »… . En effet, l’interlocuteur effectue des suppressions non autorisées à

l’écrit dans le but de maintenir le mimétisme de la rapidité de la prononciation à l’oral.

En effet, la langue parlée telle qu’on a l’habitude d’entendre se caractérise par sa brièveté et sa rapidité où le locuteur à tendance à dénaturer les mots quand il parle pour aller plus vite et parce que c’est naturel, cela permet d’assurer la continuité de la parole et évite de briser son flux. Elle permet aussi à la personne de finir son discours rapidement avant qu’elle ne soit interrompue. Le désir d’apporter le maximum d’informations en un temps réduit en utilisant peu de mots, accélère le rythme de la parole et influe de manière directe sur la construction des phrases. La scripturalisation de l’oral peut être réalisée via une syntaxe particulière capable de refléter la vivacité de l’oral. Ainsi la construction des phrases change en reproduisant l’effet de l’oral tel qu’on l’a remarqué dans les différents procédés cités précédemment auxquels a recours l’auteur et assurer l’effet de violence voulu.