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LA QUESTION DE L’IMMIGRATION EN ITALIE

VII) La question urbaine en Italie

1) La dynamique urbaine dans la seconde moitié du XXè siècle

De même que l’Italie a été le théâtre de mutations économiques et sociales durant la seconde moitié du XXè siècle, la ville italienne a elle aussi subi d’importantes transformations, tant à l’échelle nationale que locale, tant au niveau inter-urbain qu’intra- urbain. Elles renvoient aux questions abordées par les sociologues, les géographes et économistes, pour interpréter et tenter de proposer une théorie de la ville et de ses métamorphoses. Du cycle de vie urbain à la désurbanisation voire à la « contrurbanisation », puis aux villes en réseaux, les systèmes urbains ont été abondamment étudiés par la géographie italienne (Petsimeris, 1991b ; Camagni, 1993 ; Dematteis, 1986, 1989, 1993 ; Dematteis, Bonavero, 1997). Avec la « ville diffuse » et la « campagne urbanisée », la limite entre le rural et l’urbain est dépassée. Au fur et à mesure de sa croissance démographique, l’échelle de représentation de l’espace urbain s’étend sur son bassin d’emploi [bacino di

pendolarità], avec la cartographie des “systèmes urbains locaux” [sistemi urbani locali], des

“systèmes locaux de travail” (Sforzi, 1997), “systèmes fonctionnels urbains” ou des “régions fonctionnelles urbaines”, englobant des ensembles territoriaux de plus en plus étendus et organisés en réseau. Le critère territorial, en cette ère de l’automobile et de moyens de communications plus rapides, est devenu le marché du travail défini par la mobilité territoriale des familles entre lieu de résidence et lieu de travail. A partir du moment où le phénomène urbain devient hégémonique pour traduire toute forme ou évolution de l’espace, la dynamique urbaine finit par englober toute dynamique territoriale (Dematteis, 1985, 1997).

La dynamique urbaine de l’Italie a été observée sous l’angle des différentes phases du processus d’urbanisation. A l’échelle nationale, la phase d’urbanisation proprement dite est symbolisée par le boom urbain des années 1950-1960, dans un contexte de croissance

économique continentale. Elle se déroule sous l’impulsion des flux de populations issues aussi bien de l’exode rural que des migrations inter-régionales en provenance du Mezzogiorno. Comme Rocco e i suoi fratelli de Visconti (1960), de nombreux films issus du néo-réalisme italien relatent l’installation de ces migrants du Sud dans l’habitat insalubre des quartiers périphériques des villes industrielles du Nord241. La spéculation immobilière a répondu à ces afflux de nouvelles populations, profitant d’un développement urbain en désordre, sans planification établie242. Durant cette période, le triangle industriel Turin-Milan-Gênes est l’archétype de l’affirmation du Centre industriel situé dans le Nord-Ouest de la Péninsule ; les grands centres sont également favorisés par la construction de grands axes de transport.

Cependant, à partir des années 1970 et 1980, la tendance au ralentissement puis à la baisse du taux de croissance démographique des centres (core) au bénéfice des périphéries (ring) et des centres urbains de plus petite taille, initie un mouvement de périurbanisation- suburbanisation et de déconcentration [decentramento urbano] qui a d’abord concerné les villes du Nord, puis celles du Sud de la Péninsule (Palagiano, Scifoni, 1993, p 115 ; Petsimeris, 2002)243. Comme dans l’ensemble de l’Europe continentale industrialisée, cette inversion de tendance a lieu dans un contexte de transformation économique et sociale de désindustrialisation et de tertiarisation. Le glissement fonctionnel aux villes de rang inférieur s’accompagne d’un processus de centralisation des fonctions supérieures dans les villes- centres, lesquelles restent l’espace dépositaire des instances de décision (Camagni, 1993). Les rapports entre centres mineurs et centre majeur prennent soit la forme d’une métropolisation soit celle d’un réseau, soit avec une hiérarchie urbaine plus affirmée, soit suivant des configurations spatiales non hiérarchiques (Dematteis, 1986 ; Dematteis, Emanuel, 1993 ; Bartaletti, 2006). Milan est le symbole de cette forme mono-centrée ; les formes polycentrées sont plus nombreuses dans le tissu très dense des petites et moyennes villes du Centre, comme en Toscane, et du Nord-Est (Emanuel, 1997).

Les régions de la “Troisième Italie” représentent l’archétype de l’articulation entre la diffusion urbaine au bénéfice des petites villes et le développement de l’industrie légère, jusqu’à la constitution des districts industriels, avec un marché du travail plus flexible à disposition (cf. supra). Des formes urbaines réticulaires sont interprétées comme une innovation en termes d’armature urbaine, comme une alternative aux concentrations spatiales. A l’échelle nationale cependant, la croissance des systèmes urbains mono-centrés, comme l’est par exemple Rome, se poursuit (ISTAT, 2007).

Les systèmes urbains locaux deviennent l’échelle adéquate pour appréhender la réalité urbaine et territoriale (Dematteis, Bonavero, 1997). F. Sforzi (1997) distingue les « systèmes

urbains locaux » en fonction de leur fonction économique principale. Les systèmes urbains

241 Cf M. Revelli “Mirafiori, i cavalli e « la Feroce »” (il manifesto 20/02/2003). 242 Cf le film de Francesco Risi Main basse sur la ville, sur Naples, diffusé en 1963. 243

« Il faut dire tout de suite que cette inversion de tendance a concerné une masse de population limitée, dans

un ordre d’ensemble de centaines de milliers, tandis que l’exode de la période précédente vers les zones de concentration était de l’ordre de plusieurs millions. Mais le phénomène se signale surtout par son extension : la reprise démographique des zones périphériques durant les années soixante-dix a concerné 59 % des communes italiennes, distribuées dans toutes les régions », in Emanuel, 1997, pp 175-176.

industriels sont concentrés dans l’Italie septentrionale ainsi que dans le centre-nord, c’est-à- dire dans les régions d’industrialisation traditionnelle de grandes entreprises (Triangle Turin- Milan-Gênes) et nouvelle de P.M.E. (“Troisième Italie”, côte adriatique). Les systèmes urbains de services aux entreprises suivent logiquement la même géographie car ils sont complémentaires. À ce titre, leur diffusion au cours des années 1980 aux régions de systèmes locaux industriels traditionnels traduit l’évolution post-fordiste du secteur vers le modèle d’industrialisation légère typique de la NEC.

L’expansion urbaine comme la péri-urbanisation, la campagne urbanisée comme la mobilité résidentielle centrifuge, interrogent l’urbanisme et la capacité d’organisation de la sphère institutionnelle. Avec un État faible, la rente et la spéculation représentent le socle du bloc historique du bâtiment (Campos Venuti, Oliva, 1993). Nombre de plans d’urbanisme échouent voire sont transformés au bénéfice d’intérêts économiques locaux (les “variantes”), l’ abusivismo est très fréquent, quand il n’est pas effacé périodiquement par des amnisties [sanatorie]. Les politiques locales urbaines privilégient les centres des villes au détriment des espaces périphériques. Le logement social public est le parent pauvre des politiques urbaines et sociales, dans un contexte de pénurie perpétuelle de ce bien fondamental : le marché commande.

2) La question du logement en Italie

Par rapport à d’autres pays européens, l’Italie se caractérise non seulement par la faiblesse du logement public social [affitto sociale] (4 % du stock résidentiel national), mais aussi par la faible quantité de logements en location (tableau 4.1). Il s’agit d’un déséquilibre largement favorable aux propriétaires, et ceci au détriment des couches sociales les plus défavorisées. Les trois quarts des logements publics sociaux relèvent des I.A.C.P. – Istituti

Autonomi Case Popolari, le reste étant de la propriété des communes ou d’autres organismes

locaux.

Tableau 4.1 : Régime du stock résidentiel

Propriété Locatif privé Locatif public

social autre

Italie 75 % 20 % 4 % 1 %

Moyenne européenne 63 % 20 % 16 % 1 %

France 55 % 28 % 17 % 0 %

Source : Scenari Immobiliari (2007), Social Housing in Europa e focus sull’Italia, 136 p, www.scenari- immobiliari.it/ITPublic/fset00.aspx

Initiée à partir de 1949 pour répondre aux besoins de l’après-guerre, une politique de construction de logements sociaux a été mise en place avec les plans Ina-Casa : les grands ensembles construits à la périphérie de certaines villes finissent par former des lieux de concentration de la misère populaire. La nouvelle ressource financière qu’a représenté la nouvelle taxe Gescal [Gestione Case Lavoratori], établie entre 1963 et 1998, aurait pu

entraîner une politique de l’habitat active, mais, souvent détournée, elle a plutôt été une source de financement pour d’autres lignes budgétaires de l’État (FIERI, 2006, pp 6-7). L’instauration d’une régulation des loyers, en 1978 avec l’equocanone - plafonnement des loyers, droits des locataires augmenté - a, de façon perverse, entraîné de la part des propriétaires un black-out sur la location des logements disponibles, ainsi qu’un marché noir de la location. Par la suite, la politique des pouvoirs publics n’a pas eu pour objectif de construire des logements accessibles, mais de « favoriser le retour des logements sur le

marché locatif » (FIERI, 2006, p 10). Dans les années 1990, cette inflexion prend deux

directions : la libéralisation du marché et la décentralisation.

La première mise en place de la libéralisation du marché locatif a lieu en 1992 (loi n°359) avec les “dérogations de contrats” [Patti in deroga] qui ont eu pour conséquence une forte augmentation des loyers et, concomitamment, des expulsions [sfratti], surtout dans les grandes aires urbaines. La deuxième étape, en 1998, a été la réforme des locations (loi n°431) qui a aboli l’equocanone et mis à la place un contrat libre ainsi qu’un contrat conventionné réservé aux villes. Le Fonds social pour la location [Fondo sociale per l’affitto], mis en place pour compenser l’abandon de la taxe Gescal, a baissé régulièrement, amputant une grande partie des ressources financières. L’année 1998 a ainsi représenté un tournant en matière de politique du logement social comme pour tout ce qui relève des politiques sociales : la mise en place de la décentralisation a transféré les compétences des politiques sociales vers les Régions, qui planifient les ressources financières, et les Communes qui ont la responsabilité locale de la politique du logement et fixent les critères d’accessibilité. Les instruments nationaux (Gescal, I.A.C.P.) sont remplacés par des agences régionales de construction de logements sociaux, comme l’A.T.E.R. – Azienda Territoriale Edilizia Residenziale, en Toscane.

Le bilan de ces mesures montre tout d’abord que la libéralisation du marché locatif n’a pas du tout résolu le problème de l’accès au logement, surtout pour les populations les plus démunies244. Cette libéralisation s’inscrit en outre dans une politique favorisant l’accès à la propriété, s’adressant surtout aux classes moyennes. La libéralisation du marché locatif a même été particulièrement néfaste pour les couches moyennes-basses, et le nombre d’expulsions pour défaut de paiement de loyer [morosità] a explosé. Cette crise a surtout eu lieu dans les grandes villes, où les hausses de loyers ont été les plus importantes (plus de 60 % en cinq ans), et où le nombre de loyers “libres” a fortement augmenté au détriment des loyers conventionnés. De plus, le marché locatif informel a continué de se développer. Les mesures d’exemption fiscale n’ont pas porté leurs fruits dans la mesure où l’évasion fiscale est importante sur le marché locatif, et les aides au logement ont été diminuées (FIERI, 2006, p 10). Par ailleurs, cette politique tendant à favoriser l’accès à la petite propriété a non seulement contribué à une baisse des constructions de logements destinés à la location - les

244

Scenari Immobiliari (2007), Social Housing in Europa e focus sull’Italia, www.scenari- immobiliari.it/ITPublic/fset00.aspx , pp 90-93

constructeurs immobiliers se tournant vers la vente des logements - mais aussi à la vente du patrimoine public existant.

Conclusion du chapitre

Les déséquilibres territoriaux entre le Nord et le Mezzogiorno structurent de façon importante la géographie de l’Italie. Cette dichotomie est révélée par un grand nombre de critères économiques et sociaux. La géographie de la richesse et de l’activité économique, mais aussi des inégalités de travail et de revenus, du chômage et de la pauvreté, rapproche le nord de la Péninsule de l’Europe continentale et du Nord-Ouest alors que le Mezzogiorno est en situation de Périphérie du continent.

La crise démographique, le tournant post-fordiste et la suburbanisation représentent les grandes transformations du tournant du siècle. La crise démographique se traduit par une crise de la natalité et un vieillissement de la population qui touchent surtout le Centre et le Nord, ainsi que les grandes villes italiennes.

La crise du fordisme a lieu dans un contexte de d’évolution du système de production industriel, où les petites entreprises prennent de plus en plus d’importance, et d’affirmation du secteur des services traditionnels et bas de gamme. L’impératif de la concurrence capitalistique et de la flexibilité de la production comme de la main d’œuvre, a contribué, surtout à partir du début des années 1990, à la précarisation d’une partie non négligeable du salariat. L’impact social de ces transformations a d’une part accru la distance du Mezzogiorno vis-à-vis du reste de la Péninsule, et d’autre part contribué à l’apparition d’une “Troisième Italie”. Celle-ci, comprenant la Toscane, a été l’objet d’un engoument scientifique particulier tant des sociologues et des économistes que des géographes italiens. Elle représente la convergence entre les impératifs post-fordistes (flexibilité, remise en cause du compromis keynésien, ouverture internationale) et le modèle traditionnel de production familialiste et méditerranéen.

La troisième mutation structurelle concerne la dynamique urbaine de l’Italie. Les géographes italiens ont en particulier observé le passage de la phase d’urbanisation à celle de suburbanisation voire de contre-urbanisation (Dematteis) au cours de la seconde moitié du XXè siècle. Cette dynamique a gagné la Péninsule entière, le Mezzogiorno ayant toujours un temps de retard.

Ces mutations représentent le contexte géographique, économique et social d’une formation sociale qui est devenue un pays d’immigration dans les années 1970. Elles jouent un rôle primordial dans la distribution spatiale des populations immigrées.