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Gohard-Radenkovic (2014)42 déclare que :

Les pratiques d’une langue (des langues) dans le cadre de la famille, d’un groupe social restreint, que nous avons appelé la « petite histoire », sont étroitement liées à l’histoire d’un groupe social ou d’une collectivité plus large que nous avons désignée par la « Grande Histoire ».

L’auteur ajoute pour justifier cette intersection entre petite histoire et Grande Histoire, qu’elle désigne, pour sa part, par processus en « enchâssement » :

C’est en abordant l’ouvrage de Fanny Duthil qui porte sur l’histoire de femmes aborigènes enlevées très jeunes à leur famille par des missionnaires blancs en Australie (2006) que ce postulat du croisement, ou plutôt de l’enchâssement de la petite histoire dans la Grande Histoire, s’est imposé à nous. L’auteure s’interroge sur cette rencontre entre subjectivité et objectivité historico-sociales et leurs liens pensables (jusque-là impensés) d’interdépendance : « Comment dans le cas de l’autobiographie aborigène, la subjectivité peut-elle devenir une source

d’objectivité et de connaissance scientifique? A quel moment l’histoire devient-elle Histoire? Dans quelle mesure et jusqu’à quel point le récit autobiographique et le récit historique peuvent- ils coexister à l’intérieur d’un même espace? En dénonçant la subjectivité de l’autobiographie et en la rejetant hors du domaine de l’Histoire, ne passerait-on pas à côté d’une réalité historique de première main? »

Dans cette optique, pour comprendre le choix de notre sujet, notre position disciplinaire, nos points de vue et nos analyses, il nous paraît important de joindre notre récit de vie à la suite de notre Cadre contextuel pour restituer le parcours de notre propre famille et le nôtre, étroitement liés à l’histoire du Kazakhstan et à celle des politiques étatiques, linguistiques, éducatives qui se sont succédé à des époques et sous des régimes très différents. Nous montrerons comment les lieux de résidence, les migrations, les mobilités et les langues ont influencé notre histoire familiale et comment l’ouverture du pays à l’international, et son entrée dans le système de Bologne, a eu également un impact sur notre propre parcours et plus largement sur la manière de se penser étudiant et de penser le futur cadre dans notre société.

Je m’appelle Aliya SKAKOVA. Je suis née le 18 mars 1982 à Almaty au Kazakhstan. Mes parents sont nés en Russie, mon père à Kemerovo (Sibérie) en 1948 et ma mère à Moscou en 1956 et ont fait leurs études dans la capitale et se sont spécialisés, mon père dans le domaine de météorologie et ma mère en philologie et littérature russe. Après leur mariage dans les années 70, ils ont déménagé dans la belle ville d’Almaty. Mon père est directeur d’une entreprise et ma mère rédactrice d’une revue. Mais presque toute la famille de ma mère vit encore à Moscou tandis que la famille de mon père a tout laissé en Russie et s’est installé dans le Nord du Kazakhstan. Mon grand-père croyait que ce serait mieux de retrouver ses racines et sa culture qu’il avait perdues, petit garçon, suite à la politique tsariste.

Je ne suis pas fille unique ; nous sommes quatre enfants en tout : moi, ma sœur aînée, ma petite sœur et mon petit frère.

Ma grande sœur (Aizhan) est la première qui a commencé à faire ses études en 1993 et a choisi l’Université d’Etat de Moscou Lomonosov (MGU) à Moscou où elle a rencontré son mari d’origine kazakhe qui faisait également ses études dans cette ville. Après avoir terminé ses études ils sont retournés à Almaty.

Ma plus jeune sœur (Assel) a terminé l’Université de droit à Almaty et, après ses quatre années d’études, comme ma famille pensait que l’anglais serait un atout pour sa future profession, elle l’a envoyée au Canada, à Toronto. Là elle a acquis un anglais de haut niveau dans une école des langues

en vivant dans une famille d’accueil d’origine philippine très gentille, ceci pendant deux ans. Elle a beaucoup aimé la ville de Toronto mais elle a choisi de retourner au Kazakhstan pour se marier avec son ami.

Enfin mon frère cadet qui s’appelle Adil, quant à lui, a quitté le Kazakhstan à l’âge de 16 ans. Mon père trouvait que, pour un garçon, c’était le bon âge pour sortir de la famille et apprendre à vivre. Alors mes parents ont également choisi le Canada où il a rejoint ma sœur mais a vécu dans un foyer pour étudiants. Il a fait des études complètes en anglais, puis au cours de ces années, il a rencontré sa future femme « mexicaine », dont le père est moitié espagnol et moitié libanais et la mère mexicaine, qui étudiait dans le même collège. Après avoir terminé leurs études, ils sont repartis chacun dans leur pays mais se sont retrouvée plus tard en Espagne, à Barcelone où sa compagne a une tante et un oncle français. Ils se sont mariés. Jusqu’à aujourd’hui, ils y résident encore et ont trouvé tous deux du travail en entreprise. Outre l’anglais, mon frère a appris l’espagnol, et ma belle-sœur a appris le russe pour pouvoir parler avec leur famille respective mais la langue dominante pour les échanges reste l’anglais.

Mais revenons à mon histoire : j’ai donc voyagé entre Moscou et le Nord du Kazakhstan durant toute mon enfance. Chaque été, j’ai passé mes vacances à Moscou chez mes grands-parents maternels et parfois chez mon grand-père paternel dans le Nord du Kazakhstan.

Je suis donc allée à l’école soviétique où l’enseignement se faisait uniquement en russe. Comme j’ai vécu toujours en ville, la plus grande partie de ma classe se composait d’élèves d’origine russe. C’est à la campagne que la majorité des élèves (et du peuple) parle kazakh et est scolarisé dans cette langue au niveau primaire. Il y avait une fois par semaine un cours de kazakh43. Heureusement mon grand- père s’adressait à moi toujours en kazakh en disant qu’il est important de ne pas oublier sa langue maternelle déjà perdue suite à la politique de « russification ».

En cinquième classe, j’ai choisi d’apprendre le français ; en fait il n’y avait pas grand-monde sauf moi et ma copine qui voulions l’apprendre. Après avoir terminé l’école secondaire (ou gymnase), je n’ai aucune hésitation par rapport au choix de ma future profession : je voulais devenir enseignante de français, c’est pourquoi j’ai choisi l’Université des Relations Internationales et des Langues du Monde (URILM) et la Faculté du français langue étrangère. L’université nous a proposé non seulement le français mais encore deux langues étrangères en option : j’ai choisi l’anglais et le turc. Pour pouvoir réussir le concours d’entrée44 à la faculté, j’ai trouvé une enseignante privée à Almaty

43 Le kazakh s’écrit aussi en cyrillique, alphabet de la langue dominante, le russe, après avoir été écrit dans l’alphabet arabe : voir ci-dessus

pour renforcer mes connaissances dans cette langue. Elle m’a enseigné le français en 1998, en utilisant la méthode élaborée en Russie "Méthode de français" par les auteures Popova et Kazakova, publiée déjà vingt fois jusqu’à nos jours ; ce manuel de français reste l’ouvrage le plus utilisé et le plus stable, dans mon cas depuis 1996. La preuve en est qu’en étudiant à l’URILM, de 1999 à 2003, j’ai retrouvé le même manuel.

Pour atteindre le niveau de langue nécessaire pour réussir le concours d’entrée à l’université, j’ai développé mes propres stratégies : j’apprenais les règles par cœur, j’écrivais le même mot sur une ligne, et pour retenir le nouveau vocabulaire, je l’associais à des mots russes, en vue d’acquérir rapidement des compétences de lecture et d’écriture. Maintenant je trouve qu’étudier une langue, en apprenant par cœur les règles grammaticales et en mémorisant des listes des mots nouveaux, au lieu de développer des compétences orales à travers des activités interactives en classe, est démodé mais à l’époque cet apprentissage traditionnel pour réussir les examens a marché. Si ce n’est que, quand je suis arrivée en France pour la première fois, je ne parvenais pas à prononcer un seul mot en français. Tous les manuels avec la phonétique, la grammaire, la civilisation française, l’histoire de France étaient élaborés en Russie et utilisés dans toute l’Union Soviétique. Plus tard en 3ème année de Licence, soit en 2002, notre enseignante a développé une méthode d’enseignement plus intéressante et plus vivante que l’on pourrait qualifier « d’actionnelle » où nous, les apprenants, devions créer nous- mêmes nos activités. Cette enseignante a bricolé ses propres leçons en créant ses propres matériaux pédagogiques et ses propres activités. Pour comprendre sa méthodologie innovante, il faut signaler ici qu’elle travaillait également à l’Alliance française et dans une université américaine. C'était la seule enseignante de français qui faisait des cours captivants et interactifs.

En 3ème année de Licence (2002), nous avons également appris l’anglais à raison de deux fois par semaine mais l’enseignant était toujours absent. Pour ce cours, c’était nous qui devions acheter les manuels. Je n’étais pas satisfaite de la qualité de cet enseignement parce que l’enseignante cherchait toujours des excuses pour de ne pas venir au cours et moi j’étais de plus en plus démotivée. Finalement je me suis inscrite dans une école privée où nous avons utilisé de nouvelles méthodes comme "Haddaway" (j’ai oublié exactement le nom de cette méthode, mais la couverture était attractive). Enfin j’étais contente rien qu’en touchant ce joli manuel. Je ne peux pas dire que l’enseignement dans cette école était faite de la manière la plus intéressante qui soit mais c’était plus actif en cours : on travaillait non seulement sur les textes mais aussi sur les photos, les images proposées dans cette méthode que l’on devait décrire ou commenter à l’oral.

Quand j’ai appris le turc, cette langue me semblait trop facile car elle ressemble beaucoup au kazakh. Du fait de cette grande proximité linguistique, c’était un jeu d’enfant pour moi de l’apprendre d’autant

plus que chaque été, en allant en vacances en Turquie, je l’ai pratiquée en utilisant connaissances de base que j’avais acquises. Je ne sais plus exactement comment s’appelait la méthode, mais c’était la méthode plutôt communicative, fondée sur les actes de parole, car nous avons fait beaucoup de dialogues sur les thèmes : p.ex. Faire connaissance, demander un renseignement, etc. Nous avons utilisé la méthode d’intercompréhension en comparant les phrases turques et kazakhes. Pour l’acquisition de grammaire, nous avons également comparé la grammaire turque et kazakhe et cette manière de faire facilitait notre apprentissage.

Pendant mes études à l’URILM, entre 1999 et 2003, j’ai également fait des séjours en France chaque été, et ai accueilli à mon tour des Français dans notre petit appartement à Almaty (que nous habitions jusqu’à mon mariage avec mes parents), puis ai pris part à un échange universitaire entre Rennes et Almaty en 2004. C’est en participant au concours organisé par notre faculté que j’ai obtenu une bourse de quatre mois pour Rennes. Pendant mon séjour linguistique à la Faculté des lettres de l’Université de Rennes2, nous avons suivi des cours de FLE. Comme option pour les étudiants, j’ai eu la possibilité de choisir des matières ce qui était nouveau et étonnant pour moi car dans notre Université il n’y avait que des cours obligatoires. Donc j’ai choisi d’apprendre l’italien comme langue étrangère. Je ne maîtrisais pas bien cette langue mais je voulais comprendre ses règles de fonctionnement. Et c’était également facile, car on pouvait comparer les langues romanes : en ayant déjà des connaissances en français, on peut comprendre l’italien. Je suis allée avec plaisir à la médiathèque de l’Université, j’ai eu la possibilité de regarder les films, écouter les dialogues etc. pour apprendre cette langue. J’étais très heureuse.

Après mon séjour à Rennes, je me suis dit qu’il me fallait pratiquer cette langue et je suis donc partie en Italie à Rome. Je suis tombée amoureuse de cette langue et du pays. Depuis, j’ai visité pas mal de villes en Italie et à chaque fois j'étais passionnée par sa culture. Ma méthode personnelle pour améliorer mon niveau de langues, c’est de les pratiquer le plus possible en immersion, c’est-à-dire en visitant les pays et en tâchant de me débrouiller pour communiquer, par exemple comme en France, en Italie, en Turquie, n Espagne, etc.

En 2004, en faisant mon Master en philologie étrangère à l’URILM Ablaï khan, j’ai eu la possibilité de séjourner une année à Paris et de fréquenter les cours de l’Université Paris X. C’était une magnifique expérience pour moi mais ce qui m’a frappée à nouveau, c’était la possibilité de choisir les cours ce qui dans notre système universitaire au Kazakhstan est impensable45. J’ai eu beaucoup de contacts

45 On retrouve ce constat du non-choix des cours dans l’enquête menée par Seidikenova (2014 ; 2015) auprès des étudiants kazakhs partis en séjour de mobilité longue dans des universités étrangères qui ont donc toutes adopté le système de Bologne.

avec les autres étudiants, c’était une très belle expérience de pouvoir communiquer sans entraves en français et en anglais.

En 2010, je suis partie en Suisse pour faire mon doctorat dans le domaine du FLE, de langues et du plurilinguisme. Or je n'avais jusque-là jamais pensé à un autre pays francophone que la France. Si je suis arrivée en Suisse, c’est parce que ma Professeure, la Dr Kuliash Duisekova, connaissait bien la Professeure Aline Gohard-Radenkovic, invitée plusieurs fois au Kazakhstan entre 2006 et 2011 où elle est intervenue à l’URILM sous forme de conférences et de séminaires de formation des enseignants de langues. Madame Gohard-Radenkovic avait déjà encadré des étudiants kazakhs de cette université, qui avaient obtenu une bourse la Confédération suisse pour suivre son programme de Master. Connaissant bien mon contexte46, elle a accepté de devenir ma directrice de thèse en co-direction avec la Professeure Kuliash Duisekova. A Fribourg, je me suis retrouvée à ma grande surprise dans un environnement bilingue où l’on parle également l’allemand ; j’ai fait l’effort d’apprendre aussi cette langue qui m’était complètement inconnue. J’ai donc suivi les cours d’allemand pour débutants complets à l’Université de Fribourg avec la Dr Claudine Brohy qui nous disait de toujours s’appuyer sur la langue la plus proche p.ex. « Hello-Hallo », etc. J’ai fait ce cours par curiosité mais aussi pour alimenter mes réflexions dans ma thèse. Actuellement j’ai atteint le niveau quotidien de B1 et peux me débrouiller dans les rues de Berne, de Zürich et dans les villes d’Allemagne quand je m’y rends. En 2011, j’ai amené ma fille, Adina, (née en 2005 à Almaty) avec moi en Suisse, quand elle avait cinq ans. Elle a commencé son école ici et a dû apprendre très vite le français pour pouvoir suivre une scolarité normale dans une école suisse. Heureusement c’est une école publique qui a pris en charge la formation linguistique des enfants nouvellement arrivés, en donnant les cours d’appui gratuits. En six mois, ma fille avait déjà acquis l’essentiel de cette langue et sans accent. Actuellement, elle parle le russe en famille (avec moi) et le français à l’école, avec ses camarades de classe, ses voisins, ses amis, etc. Elle apprend actuellement l’allemand comme LE1 et l’anglais comme LE2, est passionnée par l’espagnol qu’elle apprend à la maison en regardant des films et en lisant des livres. Son amie colombienne, qui habite Fribourg et ma belle-sœur mexicaine, qui vit à Barcelone (voir plus haut), l’aident à développer son espagnol.

Je n’ai pas assez pris de distance vis-à-vis de mon expérience académique et ne me sens pas encore apte à décrire les difficultés rencontrées dans la formation doctorale, la conception, l’enquête sur le

46 A. Gohard Radenkovic était en poste à Moscou en tant qu’Attachée linguistique à l’Ambassade de France de 1990 à 1993 et était responsable de la formation en Français à des fins académiques et professionnelles des professeurs de l’URSS puis de la Fédération de Russie dès 1991. Dans ce cadre, elle a été invitée une première fois au Kazakhstan en 1992. Elle part du principe qu’un professeur ne peut pas guider correctement des étudiants étrangers sans connaître leur contexte sociolinguistique, politique, éducatif, universitaire.

terrain, l’apprentissage de la posture de chercheure, etc. dans une université étrangère et dans une langue étrangère jusqu’à la rédaction de ma thèse et sa finalisation mais ce que je peux dire c’est que c’était une chemin long et difficile tout au long de ces 6 années et demie, ponctué ces trois dernières années de menaces de renvoi expéditif par le Service cantonal de l’immigration.

Pour terminer mon récit de vie, comme vous avez pu le remarquer, ma famille s’est beaucoup déplacée depuis l’époque de mes arrière-grands-parents du fait de la Grande Histoire qui a croisé l’(petite) histoire familiale47 qui par la suite a pas mal bougé, par choix ou par nécessité, avec une fratrie qui a fait des études dans divers pays du monde. Et actuellement nous, les enfants devenus grands, pensons envoyer nos propres enfants faire des études à l’étranger. Ainsi, le fils de ma sœur aînée fait son Bac International en anglais dans une école internationale privée de Lausanne en Suisse (IB) et après il pense aller aux Etats-Unis ou au Canada pour faire l’université. Mes parents ont été éduqués à la mobilité comme une évidence, puis nous avons été éduqués ainsi et après nous, nos enfants etc. Je suis convaincue, du fait de la mobilité familiale et de ma propre mobilité, que le capital-mobilité48, lié au capital-langues et au capital-diplômes49, est un atout majeur pour réussir ses études et pour trouver ensuite un emploi sur le marché du travail national et international, sans compter l’expérience extraordinaire que représente de pouvoir circuler et vivre dans divers pays et de pouvoir communiquer avec les autres dans diverses langues.