• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE III : Les inégalités au cœur du processus concernant diagnostic

4. Le système de soin et la temporalité d’entrée

4.1. La quête du diagnostic

4.1. La quête du diagnostic

En cas de symptômes évocateurs ou lorsqu’un test de dépistage a donné un résultat positif, le médecin de premier recours doit mener une enquête. Il s’agit d’interpréter le symptôme et de poser le bon diagnostic à temps. Parfois, ce diagnostic sera envisagé immédiatement et le professionnel prescrira différents examens qui devront être pratiqués pour confirmer ou infirmer un diagnostic de cancer.

En cas de confirmation du diagnostic, ces examens permettront en outre de préciser la nature de la tumeur, de connaître son degré d’évolution et détecter la présence éventuelle de métastases à distance de la tumeur primaire. L’ensemble de ces éléments sont essentiels à la mise en place d’un traitement adapté. Cette configuration est optimale puisqu’elle minimise les délais. Néanmoins l’enquête diagnostique ne se déroule pas toujours de cette façon. Les symptômes d’un cancer sont variés et parfois ils ne sont pas spécifiques : ils ne se distinguent en rien de symptômes mineurs et imitent ceux d’autres

66ll n’existe – a priori – aucune définition officielle de l’errance diagnostique. Nous pouvons néanmoins tenter de la définir comme « la période, dans le parcours de soins du patient, durant laquelle il se trouve sans diagnostic pour expliquer sa symptomatologie ou en présence d’un diagnostic n’ayant pas fait sa preuve, tant sur l’explication des symptômes ressentis que sur l’efficacité du traitement instauré ». Cette définition insiste sur les deux aspects essentiels de l’errance diagnostique, à savoir qu’elle comprend à la fois les délais diagnostiques (les patients pouvant mettre plusieurs années avant d’obtenir un diagnostic définitif) et les diagnostics erronés

115

pathologies. Et dans ce cas-là, le diagnostic dépend du médecin consulté, de sa spécialisation, de son expérience, de ses connaissances et de la fréquence de la pathologie. En fonction des localisations, les symptomatologies peuvent donc être plus ou moins évidentes à identifier, les cas des cancers rares, pour lesquels on observe des délais diagnostiques importants : parfois après plusieurs semaines, voire plusieurs mois d’évolution des symptômes (Brasme, 2014 p 32-33).

Les itinéraires de Rabah, Abdelkader et Fatima, nous permet d’illustrer ce phénomène et les pertes de temps qu’ils impliquent. Rabah est âgé de 62 ans, il a été opéré en 2012, suite à l’apparition d’un bouton derrière son oreille gauche. En septembre 2015, Rabah, a noté la présence d’un dysfonctionnement. Il ressentait notamment une douleur à l’oreille gauche. Face à ce symptôme, Rabah a consulté un médecin. Ce dernier lui a diagnostiqué une otite et lui a prescrit des gouttes. Un mois plus tard, ayant toujours mal à l’oreille avec la présence cette fois-ci de maux de tête, Rabah est retourné chez le médecin, celui-ci a modifié le traitement et lui demanda de consulter un ophtalmologue. Malgré tout les douleurs ont persisté ce qui a conduit Rabah à consulter de nouveau, pour la troisième fois. Selon Rabah, durant cette consultation, il été très « embarrassé », puisque le médecin lui a expliqué que ses douleurs sont « imaginaires ou psychiques ». Entre temps les douleurs ont perduré et se sont intensifiées, il s’est décidé à changer de médecin et en consulter un autre que son voisin lui avait recommandé. Ce dernier et durant la deuxième consultation lui alors prescrit des analyses et une IRM. Ces examens réalisés 1 mois après ont révélé une lésion cancéreuse au niveau de cerveau. Rabah a ensuite été pris en charge au sein du CHU. Cela fait 8 mois que les premiers symptômes ont été identifiés. Malgré le diagnostic posé, il a fallu à Rabah attendre deux semaines pour que les traitements débutent. Un mois après le début de traitement, Rabah a subi une intervention chirurgicale.

L’itinéraire de Rabah démontre une importante errance diagnostique. Son médecin traitant a tardé à envisager un diagnostic de cancer ce qui a entraîné un délai important avant de poser un diagnostic. Cependant, si Rabah a perdu du temps dans sa trajectoire diagnostique, il a limité cette perte de temps qui aurait été plus considérable, grâce à sa

116

capacité, de mettre en cause à chaque fois l’interprétation du médecin, pour finir a changé de médecin, puisqu’il n’a pas été convaincu du diagnostic et traitement de son médecin traitant.

Cependant, tous les soignés ne disposent pas de la même capacité de contestation que Rabah a démontrée lors de son itinéraire. L’itinéraire de Fatima67

parmi beaucoup d’autres va nous permettre de l’illustrer. Fatima, âgée de 44 ans, femme au foyer, nous raconte qu’elle a été opérée pour la vésicule biliaire 2010, dans une clinique privée, et tout « s’était bien passé » Un an après, Fatima, nous explique que ses premiers symptômes ont consisté en des douleurs abdominales intermittentes. Six mois après, Fatima a décidé de revoir le chirurgien de la clinique « mon mari, a insisté pour revoir le médecin qui m’a opéré, pour lui exposé le problème, peut être les symptômes ont relation avec mes antécédents ». Le médecin lui avait assuré que ce n’était rien ; Fatima et son mari ne se sont donc pas inquiétés. Par contre Fatima, a pris son mal en patience. Finalement, une année plus tard, les douleurs devenant plus persistantes et insupportables, Fatima s’est décidé à consulter un spécialiste à l’hôpital suite à une recommandation faite par l’ami de son mari. En mars 2014, le verdict est tombé : il s’agissait d’une lésion cancéreuse (foie) évoluée (stade 4)68

; Par la suite elle a été opérée et elle a suivi une série de chimiothérapie.

L’errance diagnostique est considérée comme l’une des premières explications des inégalités sociales de cancer tient au stade d’avancement de la maladie au diagnostic. Partout dans le monde, on observe que les personnes issues des milieux sociaux les plus modestes sont diagnostiquées plus tardivement (Merletti et al., 2011).

La distribution inégalitaire des soins entre les différentes régions renforce l’errance et l’incertitude médicale indiquée par l’ampleur de la mobilité forcée des patients et de leurs proches parents (Mebtoul, eds., 2009 et 2010), la trajectoire de Rabiaa parmi tant d’autres, nous permet de l’illustrer. Rabiaa, 75 ans veuve, de la wilaya d’Adrar installée

67

Fatima, 44 ans, femme au foyer, deux enfants cancer du foie, mari ingénieur.

68Fatima nous a déclaré que le médecin de l’hôpital, lui annoncée que son cancer a une relation étroite avec l’intervention chirurgicale de la vésicule biliaire, qu’il a jugé déroulée dans des mauvaises conditions.

117

chez une cousine lointaine dans le quartier El Hamri (Oran), cancer de l’estomac (stade avancé) nous évoque de petites brulures intermittentes, qui est au départ, étaient insignifiants suite à des constipations répétées. Elle a pensé à des hémorroïdes. Le recours à des thérapies traditionnelles à base de miel et l’huile d’olive pour Rabiaa était une habitude qui a perduré (Desprès ; 2013, p8). Les manières de gérer la santé pour Rabiaa s’inscrivent dans un habituel transmis, d’abord par la famille « J’n’ai jamais consulté un médecin et dès l’enfance nos parents nous traite de cette façon ». Ces attitudes familiales font écho à des normes qui divergent en fonction des groupes sociaux. « Les comportements liés à la santé sont des traits routiniers de la vie quotidienne » (Williams, 1995, p. 583). Mais habiter un village qui ne dispose pas des infrastructures sanitaires de base, et les contraintes budgétaires déclarées par certains soignés, il est difficile de distinguer ce qui tient aux conditions de vie et ce qui relève de la culture du groupe puisque les individus s’adaptent à leur environnement matériel et symbolique (Bourdieu, 1980). Rabiaa, a consulté un médecin qui se trouve à 150Km de son village, deux ans après l’apparition des premiers symptômes, suite à une occlusion intestinale et une augmentation du volume abdominal. Le médecin à son tour a signalé la gravité des symptômes, et la nécessité d’évacuation au CHU d’Oran. L’éloignement et les difficultés financières ont obligé Rabiaa a se déplacer à Oran trois mois plus tard, pour commencer une nouvelle phase qu’elle a nommée avec sa fille aînée « El Jihad », une métaphore pour résumer la souffrance qu’elle a subie tout au long de sa trajectoire entre les différents acteurs de santé (Hôpital, radiologue, laboratoire médical). Rabiaa été opérée et elle suit une chimiothérapie à l’hôpital.

Nos observations au service d’oncologie (CHU d’Oran, et Tlemcen) permettent d’indiquer que les patients orientés des wilayates lointaines et limitrophes notamment ceux résidants le grand sud et les milieux ruraux, se présentent avec non seulement des symptomatologies importantes voir insupportable (douleurs, altération de l’état général), mais avec des tumeurs de la grosseur d’une « pomme » décelée par le malade lui-même ayant fait l’objet d’une errance médicale sans fin et après plusieurs thérapeutiques traditionnelles.

118

Ces multiples ruptures qui caractérisent le champ médical, favorisent l’errance socio sanitaire des patients entre les différents acteurs de santé (médecin généraliste et spécialiste) ainsi que les structures (cabinet privé, dispensaire et hôpital) (Mebtoul, eds, 2015). Les médecins généralistes ont un rôle éminent dans l’offre de soins de premier recours (Bras, 2011), ils constituent le point d’entrée dans le système de soins en assurant la coordination avec les autres professionnels de santé, notamment le parcours de santé (Dormont, Samson, 2008). De même, l’accès aux médecins spécialistes est indispensable pour obtenir un diagnostic et un traitement adaptés aux situations complexes ne pouvant être prises en charge par un médecin généraliste. L’errance diagnostique à évidemment un impact énorme sur la personne atteinte et sur son entourage. À force de ne pas trouver la réponse à ses maux ou de ne pas être crue, elle devient agressive, perd confiance au système de santé et elle peut sombrer dans la dépression, mais aussi une telle perte de chances qui se manifestent avant même que le patient ne soit pris en charge par l’équipe soignante. Généralement la précocité du diagnostic est associée à de meilleurs taux de survie. Inversement, comme le démontre notre enquête, un diagnostic consécutif à des symptômes cliniques ressentis correspond à des cancers plus avancés, avec des conséquences qui ne se résument pas à une moindre survie. Un diagnostic après une période d’errance, rend la qualité de vie physique moins bonne pour les personnes dont la maladie était symptomatique au diagnostic, car elles ont suivi des traitements plus lourds, et leur risque de rechute est également plus élevé. Autrement dit, les personnes diagnostiquées suite à des symptômes ressentis subissent généralement des pertes de chances face à leur maladie, en termes de survie, mais aussi de qualité de vie après la phase de traitement.

Les trajectoires d’errance diagnostique que nous avons présentées nous ont permis d’illustrer d’une manière claire que les patients ne disposent pas de la même capacité pour faire face à la maladie. Ce travail prend part à réduire la temporalité diagnostique. Il est, par ailleurs, révélateur des capacités d’action (Baszanger, 1986) dont dispose-le soigné pour façonner sa trajectoire. C’est le cas de Rabah qui a limité son délai diagnostique, contrairement à Fatima qui n’a pas su remettre en cause l’interprétation de son médecin.

119