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CHAPITRE IV : Du diagnostic au temps des traitements

3. Les représentations des facteurs de risque

En Occident, deux conceptions de l’origine du cancer se sont développées en parallèle depuis le siècle dernier dans la pensée profane, et dans la pensée scientifique. L’une fait du cancer une maladie de l’interne (origine endogène de la maladie selon une autre terminologie), l’autre en fait une maladie externe ou du mode de vie moderne et de la société (origine exogène) (Morin, 1996), mais pour Herzlich et Pierret ces deux interprétations ne sont pas contradictoires et se rejoignent lorsque l’on examine l’ensemble des significations du cancer : « le cancer est la septième maladie de l’individu dans son rapport au social ». C’est-à-dire que c’est une « maladie de l’individu qui ne peut être pensée que dans sa relation au social ; maladie produite par la société, mais qui met en évidence les failles de l’individu » (Herzlich, Pierret, 1991 p92). À travers ces formes d’interprétations, c’est bien le rapport de l’individu à la société qui s’exprime

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(Parsons, 1951 ; Flick, 1993). Les différentes études anthropologiques, et en particulier pour le cancer celle de F. Saillant, a montrée qu’il est difficile d’interroger directement les patients sur l’origine de leur maladie, parce que les malades font une distinction implicite entre les causes impersonnelles (« qu’est-ce qui selon vous cause le cancer ? ») Et les causes personnelles (« pourquoi vous ? »). Il est souvent difficile d’interroger directement les malades sur les causes personnelles de leur maladie parce que leur modèle explicatif de la maladie n’est pas assez élaboré pour pouvoir être explicite.

La connaissance des causes du cancer est une préoccupation ancienne et les facteurs de risque les plus souvent mis en avant sont le tabac, l’alcool et dans une moindre mesure, l’alimentation. Le tabac est un facteur explicatif majeur. Il favorise de manière significative de nombreux cancers (Secretan, 2009). D’après une étude de l’INCa « 40 % des cancers pourraient être évités » grâce à des « changements de comportements et de modes de vie », tels que « ne pas fumer », « bouger plus », « éviter l’alcool » et « manger mieux » (INCa, 2017). Par conséquent, les soignés qui présentent ces styles de vie sont souvent perçus comme responsables de leur cancer. Ces facteurs de risques constituent la cible principale des actions, nationales et internationales, des projets de lutte contre le cancer. Ces expositions, considérées comme responsables de la survenue d’une part importante des cancers, sont également très souvent pointées pour expliquer les inégalités sociales observées face à la pathologie cancéreuse (Derbez & Rollin, 2016, p. 63). Abdelkader, fumeur71 69 ans, retraité, souffrant d’un cancer du poumon (stade avancé) disait :

« J’étais un gros fumeur, deux paquets de cigarettes par jour depuis l’âge de 15 ans. J’ai essayé bien des fois d’arrêter de fumer, mais ça repartait. J’ai eu un malaise à l’âge de 40 ans

71Le tabac apparaît aujourd’hui comme un facteur explicatif majeur en cancérologie. On estime qu’aux États-Unis, un tiers des cancers pourraient être évités par la simple suppression de la vente de tabac (Clapp et al.2005). À lui seul, ce dernier entraîne une augmentation du risque de survenue des cancers du poumon, du pancréas, de la vessie et des reins. Le couple alcool-tabac entraîne une augmentation du risque de survenue des cancers de la bouche, du pharynx et de l’œsophage (Munoz-Perez et Nizard, 1991 ; Rothman et Keller, 1972). Par rapport aux non-consommateurs et non-fumeurs, la consommation élevée d’alcool (>45 g/j) chez les non-fumeurs double le risque de cancer de la cavité buccale et du pharynx et une consommation élevée à la fois de tabac (>40cig/j) et d’alcool (>45 g/j) multiplie le risque par 15 de développer un cancer à la même localisation.

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et les médecins m’ont dit « prenez cela comme un avertissement »… (Silence)… J’ai fumé toute ma vie je l’ai bien cherché » (Entretien, Abdelkader, avril 2016).

Belkacem, 42 ans, cancer de la gorge, explique que son cancer est lié à sa consommation d’alcool et de tabac. Belkacem : « c’est ce qu’on m’a dit le médecin et dans le cas où je continue mes addictions ça risque de diminuer les chances de guérisons et augmente les risques de récidives ».

Le cancer serait ainsi un rappel à l’ordre à prendre en considération, résultant d’habitudes de vie néfastes qu’il convient de changer au plus vite. L’arrêt des intoxications signalerait le repentir du patient vis-à-vis de sa mauvaise hygiène de vie. Il mériterait alors d’être sauvé, puisqu’il a fait « ce qu’il fallait». Au contraire, la poursuite des « intoxications » constitue une faute, qu’il « payera » par la suite par un retour de la maladie (loretti, 2017). Cette responsabilité que jettent les professionnels sur les patients qui mènent une vie mal saine, autrement dit cette représentation du cancer comme châtiment, n’est pas spécifique au corps médical, puisque les soignés qui n’ont rien avoir avec ces « facteurs de risque » ; malgré qu’ils cachent leurs sentiments d’injustice, l’entourage insiste sur le fait qu’il ne « mérite pas » cette maladie (MAYASTAHALCHE), alors qu’ils avaient respecté les normes de bonne santé : ne pas boire, ne pas fumer, manger sainement. Ce dont témoigne Zoubir :

« Je faisais beaucoup de sport, je ne fumais pas du tout, j’avais une alimentation très équilibrée et donc forcément on a un grand sentiment d’incompréhension » (Entretien Zoubir, juillet 2015)

Ces représentations partagées par certains soignés et praticiens renvoient à l’analyse de Claudine Herzlich et de Jeannine Pierret (1991) qui montrent que l’on est passé d’un « droit d’être malade » à un « devoir d’être bien portant » qui implique de suivre des habitudes de vie responsables et renvoie à la figure de « l’usager responsable » venue éclipser celle, antérieure, du « malade passif » (ibid., p.288).

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Également, la conception du cancer comme conséquence d’une « vie difficile » dans laquelle on a « subi » reste forte dans le sens commun. Zineb, évoque le facteur « stress » (EL HAM) comme provocateur de la maladie cancéreuse, Rabah, à son tour relie son cancer à la pauvreté (MIZIRYA) qu’il a subi durant toute sa vie. La notion de « punition » n’est pas écartée malgré qu’elle n’ait pas été abordée par nos enquêtés72. Les politiques de lutte contre les inégalités s’organisent principalement autour du risque individuel. Par exemple, les campagnes de prévention sont centrées sur un objectif de réduction des comportements jugés problématiques, tels que la lutte contre la consommation tabagique, alcoolique (Derbez & Rollin, 2016, p. 63). S’il est vrai que les comportements alcoolos tabagiques et alimentaires sont socialement stratifiés, il semblerait que les différences d’exposition à ces facteurs permettent de ne rendre compte que d’une partie des inégalités sociales observées (Kogévinas & al., 1997 ; Van Loon & al., 1997).

Si la consommation alcoolique et tabagique est fortement mise en avant, comme facteurs de risques, d’autres facteurs restent très peu étudiés et invoqués. C’est le cas de la pollution environnementale ou encore des expositions professionnelles dont la nature est collective et qui implique non plus l’individu, mais la société dans son ensemble. Aujourd’hui, on sait que les conditions de travail constituent un déterminant crucial de la santé physique et mentale. L’impact des expositions physiques et chimiques ou encore des contraintes horaires a été largement établi (Boffetta & al., 1997 ; Goldberg, 2001  ; Volkoff & Thébaud-Mony, 2000). Les ouvriers sont donc parmi les plus exposés à des cancérogènes sur leurs lieux de travail. Par conséquent, ils sont

72Hélène Hamon Valanchon observe ainsi que, chez les femmes atteintes d’un cancer, « la maladie est souvent vécue comme une punition reçue pour une mystérieuse faute » (Hamon-Valanchon, 2010, p. 27). Cette présentation Elle fait écho aux représentations chrétiennes de la maladie qui continuent à influencer les représentations collectives en Occident. En effet, pour les chrétiens « la maladie est avant tout la marque du péché et le châtiment divin reçu pour une faute commise » (Hamon-Valanchon, 2010, p. 31). D’ailleurs, le terme de « rémission » utilisé pour signifier qu’il n’y a plus de trace de cellule cancéreuse est également celui utilisé par la religion pour désigner celui à qui Dieu a pardonné une faute, une offense (ibid., p. 36).

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« davantage concernés par les effets de synergie entre leurs comportements individuels et les expositions collectives auxquelles ils sont confrontés » (Derbez & Rollin, 2016, p. 70 ; Thébaud-Mony, 2006). Pourtant, et bien qu’il s’agisse d’une maladie fortement inégalitaire qui frappe massivement des ouvriers, « dans les discours politiques et scientifiques dominants, la représentation du cancer n’est pas celle d’une maladie liée au travail, mais celle d’un fléau lié essentiellement à des comportements “à risque”, en particulier la consommation de tabac » (Thébaud-Mony, 2006, p. 19).