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CHAPITRE III : Les inégalités au cœur du processus concernant diagnostic

3. Les inégalités sociales des temporalités d’entrée

3.2. Des logiques de non-recours

Les soignés qui s’inscrivent dans cette logique de non-recours, d’abord, ont essayé de gérer par eux-mêmes la situation. Ils sont nombreux à avoir expérimenté en premier lieu, la mise en œuvre des pratiques d’automédication. Hassen, nous explique, qu’il a eu des difficultés dans le transit, quelques jours après, il a constaté de petits saignements, il a

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pensé aux hémorroïdes. « Je prenais des cachés pour aider à passer, je buvais de l’huile d’olive à jeune le matin et tout pour aider à passer ». Rahma63

, dont le cancer a été diagnostiqué au stade trois (T3), suite à une hospitalisation urgente, souligne avoir « pris pendant longtemps des herbes (LAHCHAWACHE), et des pansements gastriques, pour calmer les douleurs ». Enfin, Kheira64

qui évoque « une sorte bouton rouge » sur le sein, a appliqué durant un bon temps de la pommade, puisqu’elle a pensé à une petite héritassions. Au sens littéral, l’automédication est l’acte de consommation de médicaments décidé par soi-même. Lecomte (1999) considère que dans le sens le plus large, « l’automédication consiste à faire, devant la perception d’un trouble de santé, un autodiagnostic et à se traiter sans avis médical », mais que dans un sens plus restreint, c’est « l’acquisition d’un produit sans ordonnance, que l’on nomme automédication » (Lecomte 1999, p 49). Nous avons réalisé un travail de recherche sur « le rapport à l’ordonnance » (2009)65

, dont les résultats ont démontré la prégnance de ces pratiques d’automédication qui ont fait l’objet de descriptions « courantes et multiples » et apparaissent, chez ses enquêtés, comme une « réponse privilégiée » face à des symptômes ressentis. Pour ces patients, le choix d’un itinéraire thérapeutique repose sur l’interprétation faite de ses symptômes. Dans le cadre d’un recours allopathique, cette interprétation, divise un peu schématiquement les symptômes en deux groupes. Premièrement, lorsque le malade juge ses symptômes bénins, il préfère généralement se soigner par automédication (ibid., 1999). Cette pratique, pour certains prend le sens d’un évitement du système de soin, néanmoins, qui permet de contourner les difficultés parfois rencontrées dans le rapport au système de soin, telles que par exemple leur coût financier (ibid.,). L’automédication n’est pas le résultat d’un choix personnel, Sylvie Fainzang note :

« L’observation des usages des médicaments dans le cadre de l’espace domestique, et en particulier les conduites relatives au

63Rahma, 52 ans, cancer du colon, veuve, 4 enfant. Entretien, Novembre, 2015.

64 Kheira, 54 ans, cancer du sein, divorcé, femme au foyer, sans revenu, deux enfants. Entretien Janvier

2015.

65« Médecins et Patients Leurs rapports à l’ordonnance » Mémoire élaboré en vue de l’obtention du

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rangement et à la consommation des médicaments, fait l’objet de régularités, rapportables à des logiques culturelles. Si ces logiques sont aptes à gouverner certaines modalités d’usage des médicaments, cela veut dire que ces dernières sont révélatrices d’un rapport spécifique des patients à leur corps et à la place qu’ils lui accordent dans l’espace social. Enfin, ces pratiques ne sont pas le résultat d’un choix personnel. Elles sont socialement construites, et cette construction diffère selon l’appartenance culturelle des patients » (Fainzang, 2001).

En effet, s’il y’a eu un retard au diagnostic, c’est suite au non recours aux soins dès l’apparition des premiers symptômes, concernant cette catégorie de soignés. Ils sont nombreux à avoir, d’abord, mobilisé des pratiques profanes de soins. Caroline Desprès souligne ainsi des « habitudes forgées dans l’enfance », particulièrement « une propension à soigner les maux par soi-même sans recourir au médecin », voire en certaines occasions « à ne rien entreprendre, et attendre que ça passe » (Desprès, 2013). D’autre part, Antoine Rode qui a réalisé une thèse sur le non-recours aux soins des populations précaires (2010) a observé que ces pratiques profanes reposent principalement sur « la valorisation de la norme d’autonomie dans la gestion de la santé » et reconduisent à la figure de « l’autosoignant ». Ainsi, « il ne s’agit donc pas d’un refus de se soigner, ni même d’une opposition aux médecins » (Rode, 2010, p. 385). Les entretiens menés ont été l’occasion de questionner nos collaborateurs sur le rapport à la santé et la médecine. Or, leur analyse a mis en exergue des pratiques ancrées de non-recours à la médecine pour certains patients. Alors que les soignés aux trajectoires célères témoigne d’une proximité avec la médecine et le système de soin c’est le cas de Chérifa, Zoubir, et Zohra, qui ont un médecin traitant, et un suivi régulier. Pour ces patients la santé ne constitue plus seulement un pilier fondamental à la vie, mais serait devenue un « bien en soi » dont chacun doit être responsable (Dodier, 2003 ; Aïach, 2006). Pour décrire ce phénomène, certains parleront d’une « santéisation » de la société (Crawford, 1980). Les membres des classes populaires ou (patients non célères) nous font part de leur habitude à ne pas consulter le médecin.

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Cette habitude à ne pas recourir aux soins et le recours tardif ne témoignent pas d’une moindre préoccupation pour la santé, mais rendent compte d’un rapport spécifique entretenu à la médecine et au système de soins.

Il existe une importante littérature sociologique autour de ce phénomène qui fait écho aux travaux de recherche plus généraux sur le non-recours aux droits et aux services (Rode, 2010 ; Warin, 2010 ; Dufour, Legal & Wittwer, 2006 ; Desprès, 2013). Ces travaux se penchent sur les logiques sociales, culturelles et économiques qui sous-tendent ces attitudes et montrent qu’il convient de prendre en compte une accumulation d’éléments. L’accessibilité financière et géographique est l’un des facteurs le plus souvent cités dans ces travaux. Ces renoncements sont donc d’abord induits par des barrières propres au système de soins. Toutefois, ces éléments ont fréquemment été évoqués par nos enquêtés. Un constat analogue a été fait par Antoine Rode qui remarquait que ces questions ne faisaient pas « sens » à l’ensemble de ses interlocuteurs : « malgré les relances, les aspects économiques, géographiques et professionnels étaient rapidement abordés, pour ne pas dire évacués ». (Rode, 2010, p. 306). A notre tour, de nous pencher sur les raisons invoquées par nos enquêtés. Autrement dit, d’explorer le point de vue des personnes concernées.