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CHAPITRE I : Inégalités sociales de santé : État des lieux

3. État des lieux

3.3. Les inégalités sociales devant la maladie et la mort

Dans sa thèse de doctorat, la théorie de l’homme moyen. Essai sur Quetelet et la statistique morale (1912), Maurice Halbwachs consacre un chapitre à la natalité et à la mortalité. Contrairement à l’idée répandue à son époque, il considère la mort comme un fait social dans la mesure où l’âge auquel elle survient résulte en partie de conditions sociales, à la fois des conditions de vie et des conditions de travail. Les statistiques en attestent : la mortalité par profession ou par niveau de vie révèle des régularités sociales qui méritent d’être étudiées. Si Halbwachs reconnaît que la

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mortalité est aussi un phénomène vital qui doit être expliqué par des causes physiques par le biologiste, un phénomène économique qui doit être expliqué par des causes économiques par l’économiste, elle est aussi un phénomène social qui doit être expliqué par des causes sociales par le sociologue. En cela, Halbwachs suit fidèlement la règle durkheimienne d’explication des faits sociaux par d’autres faits sociaux, de manière à fonder la sociologie comme une discipline autonome.

« Quand on dit que la mort est un fait bien plus “fatal”, et qui dépend bien moins de nous, de nos coutumes et de nos institutions, que le mariage, par exemple (bien que les mariages se produisent avec une régularité plus grande que les morts), on est victime d’une illusion. On oublie que la mort et l’âge où elle se produit résultent avant tout de la vie, des conditions où elle s’est déroulée, et que ces conditions sont sociales au moins autant que physiques. Ne nous arrêtons pas à la notion de mortalité générale qui est des plus vagues. Si on étudie la mortalité par profession, ou par taux de revenu, on trouve des rapports et des régularités non moins frappantes que lorsqu’on l’étudie par sexe ou par âge. Faut-il s’en tenir aux “causes économiques” de la mortalité ? Non. Mais la mort est un phénomène bien plus complexe qu’il n’y parait : ou plutôt, on groupe sous ce nom divers phénomènes qui doivent en réalité être étudiés par autant de sciences différentes. Pour le biologiste, la mort est un phénomène vital, et doit être expliquée par d’autres phénomènes vitaux : ceux-ci peuvent être d’ailleurs concomitants de phénomènes sociaux (l’affaiblissement de l’organisme, par exemple, par suite de l’extrême pauvreté, ou du surtravail), comme ils peuvent aussi ne pas l’être. Il importe peu au biologiste : la nature physiologique de la mort, et ses rapports avec les autres modifications organiques n’en sont pas changés. De même la mort est, par certains côtés, un phénomène économique. La force de travail de l’homme est une richesse : là où la mort sévit avec intensité, la société subie des pertes graves, soit qu’elle repose sur l’esclavage, soit qu’il ne lui soit pas très facile de remplacer la main-d’œuvre nationale déficiente par des étrangers. Mais cette perte est de même nature que beaucoup d’autres, qui résultent de grèves, de crises, de l’épuisement des richesses naturelles : il importe peu à l’économiste

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qu’elle soit concomitante du phénomène vital, ou social, qui s’appelle la mort. Enfin, la mort est, en effet, un phénomène social dans un sens plus général : elle modifie la forme, la densité et la contexture du corps social, elle est un des éléments qui déterminent ses transformations sous ce rapport, et elle doit être étudiée en même temps que d’autres éléments qui exercent la même action, par exemple que les naissances. On est tout à fait fondé à rechercher quel rapport existe entre les variations de natalité et de mortalité dans un groupe, sans s’occuper d’ailleurs des conditions économiques ou physiologiques qui les accompagnent : car ces conditions pourraient être tout autres, le rapport demeurant le même » (Halbwachs, 1912, p.94-95).

Pour Halbwachs, les variations de mortalité pourraient donc faire l’objet d’une étude de sociologie. En outre, son affirmation selon laquelle « une société a, en général, le nombre de morts qui lui convient » (Halbwachs, 1912, p.97) fait écho à la prédisposition de chaque société « à fournir un contingent déterminé de morts volontaires » qui autorise, selon Durkheim, « une étude spéciale et qui ressortit à la sociologie » (Durkheim, 1897 [1997], p.15).

Parmi les durkheimiens, Halbwachs n’est pas le seul à percevoir les causes sociales de la mortalité. Lors d’un exposé sur la « causalité en histoire » à la Société française de Philosophie, François Simiand (1906) propose des règles pour l’explication des faits historiques. Parmi les antécédents d’un phénomène, il introduit une distinction entre les notions de condition — quand l’antécédent est substituable — et de cause — quand l’antécédent n’est pas, ou est moins, substituable. Il souligne que cette distinction est cependant relative. La qualification d’un antécédent comme condition ou comme cause dépend de la discipline. S’agissant de l’étude d’une épidémie, un médecin et un sociologue ne s’intéresseront pas aux mêmes causes, le premier se focalisera sur les causes biologiques, le second sur les causes sociales :

« Au reste toute la distinction entre cause et condition n’est jamais que relative : une condition d’un phénomène n’est souvent que sa cause au second degré, que la cause

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de sa cause ; ou suivant que l’étude s’attachera à telle ou telle face d’un fait, ou qu’elle se placera au point de vue de tel ou tel ordre de connaissance, tel antécédent méritera le nom de cause et tel autre celui de condition, ou au contraire celui-ci sera cause et celui-là condition ; une épidémie aura comme cause, pour le médecin, la propagation d’un certain microbe et comme condition, la malpropreté, la promiscuité, la mauvaise santé engendrées par le paupérisme ; pour le sociologue et le philanthrope, le paupérisme sera la cause, et les facteurs biologiques les conditions » (Simiand, 1906, p.265).

En considérant que la pauvreté est la cause fondamentale des épidémies pour le sociologue, Simiand s’écarte de la représentation pastorienne de la maladie contagieuse et soutient, comme Halbwachs, que le sociologue peut étudier cet objet en s’intéressant aux causes proprement sociales. Et cet objet ne se limite pas à la santé physique et à la mort. Il recouvre également la santé mentale. En conclusion des causes du suicide, Halbwachs (1930) affirme, en effet, que la maladie mentale est un fait social et prolonge la théorie durkheimienne en estimant que les motifs individuels qui poussent au suicide s’expliquent eux aussi par des causes sociales :

« Nous avons montré que les maladies mentales ont un double aspect. Ce sont des troubles organiques qui relèvent de la psychiatrie. Mais, en même temps, tout malade mental est un homme qui n’est plus adapté à son milieu. Une maladie mentale est un élément de déséquilibre social et relève, à ce titre, de la science des sociétés. C’est un fait social, qui doit s’expliquer par des causes sociales. [...] Nous irions donc, en réalité, plus loin que Durkheim dans la voie où il s’est engagé puisque nous expliquerions par des causes sociales non seulement les grandes forces qui détournent du suicide, mais encore les événements particuliers qui en sont non pas les prétextes, mais les motifs » (Halwachs, 1930 [2002], p.382-383).

Roger Bastide s’inscrit dans cette perspective durkheimienne quand il définit sa sociologie des maladies mentales (1965) comme une branche de la sociologie médicale. Il distingue la sociologie des maladies mentales de la psychiatrie sociale et

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de l’ethnologie en lui donnant un objet propre — la corrélation entre certains faits sociaux et certaines maladies — et une méthode privilégiée — les statistiques. Il s’intéresse en effet aux régularités sociales, notamment aux variations selon les groupes religieux, selon les groupes ethniques et selon le statut matrimonial, dans une approche explicative, écartant l’approche compréhensive au motif qu’elle nécessiterait d’introduire les facteurs psychologiques. Dans les derniers chapitres, il élargit cependant cette perspective en s’intéressant à la construction sociale de la folie et à sa fonction pour la société. Par comparaison à l’importante littérature anglo-saxonne sur ce sujet, le programme de recherche proposé par Roger Bastide n’a toutefois pas été suivi en France, que ce soit en sociologie de la santé ou en sociologie de la déviance (Sicot, 2006).