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Le purgatoire de Lima ou l’absence de cadre défini de négociations

Figure 3 : Le traité Salomón-Lozano, source de conflits

C. Le purgatoire de Lima ou l’absence de cadre défini de négociations

En effet, Quito n’avait pas tout perdu dans l’affaire, car promesse avait été arrachée de reprendre les discussions bilatérales à Lima, entre le Pérou et l’Équateur, sur la base du protocole de 1924.16 C’était Homero Viteri Lafronte (1892-1976) qui avait été nommé à Lima pour entreprendre ces discussions. Ce docteur en jurisprudence serait appelé à être le diplomate équatorien le plus au fait de la question frontalière avec le Pérou. Pour l’heure, il devait engager les discussions avec le chancelier. Trois ans après le début théorique de celles-ci, le chef d’État équatorien Federico Páez (à cette date « chargé du pouvoir exécutif ») faisait avec amertume le bilan de cette phase des discussions pour le Président Franklin D. Roosevelt

« On ne peut cacher à la perspicacité de Votre Excellence l’inutilité de continuer les négociations à Lima, où, depuis le 18 octobre 1933 ; après mille efforts, nous avons à peine réussi à nous réunir trois fois avec les négociateurs de l’autre partie pour mettre [un point final ?] à une discussion qui a duré plus de cent sept ans ».17

L’immobilisme semblait donc total. Les discussions avaient pourtant commencé sous les meilleurs auspices. Le Protocole de 1924, aussi appelé Ponce-Castro ou encore « formule mixte », prévoyait des négociations bilatérales pour fixer une ligne de frontière consensuelle entre les deux pays. Les zones frontalières qui ne pouvaient faire l’objet d’un consensus seraient soumises à l’arbitrage du Président des États-Unis, d’où l’appellation de formule mixte car les négociations directes et l’arbitrage y sont envisagés. Le Président Roosevelt avait accepté en février 1934 la possibilité d’exercer in fine cet arbitrage, et le 13 avril de cette année s’étaient rencontrés à Lima Homero Viteri Lafronte et Solón Polo, chancelier péruvien, pour inaugurer les discussions. L’atmosphère cordiale et les promesses des uns et des autres faisaient croire à une avancée rapide. Le processus s’enlisa cependant rapidement, car les acteurs ne s’entendaient pas sur les fondations même de la négociation. La chancellerie péruvienne ne fournit jamais de carte permettant de commencer les discussions sur des bases concrètes, tandis que les envoyés équatoriens refusaient que l’arbitrage hypothétique du Président étasunien se basât sur certains titres juridiques, convaincus que cette disposition favoriserait le Pérou. Les réunions se distancièrent et amenèrent de moins en moins de nouveautés. Les Péruviens faisaient particulièrement traîner le processus. En 1935, celui-ci était virtuellement mort. Le délégué spécial équatorien chargé de ces négociations à Lima, Pablo Mariano Borja, se retira

16 Il avait également été accordé que les négociations entre le Pérou et la Colombie ne toucheraient pas aux territoires contrôlés ou revendiqués par l’Équateur.

17 « Carta del Jefe Supremo Don Federico Páez al Presidente de Estados Unidos de América haciendo breve historia de la negociación de Límites con el Perú y comunicándole que una nueva etapa de negociación va a iniciarse en Washington », 7 juillet 1936, AHMRE, T.5.3.1.2.

avec fracas vers Quito, déclarant en substance à la presse que le Pérou ne voulait pas négocier et que le Président Benavides en fin de mandat ne souhaitait pas engager un gouvernement en bout de course sur un enjeu si fondamental.18

Après un passage à Lima pour les festivités dues à l’anniversaire de la ville en 1935, l’ancien chancelier équatorien José Gabriel Navarro fit à la Junte consultative un rapport édifiant du climat marécageux des discussions dans la capitale péruvienne. Depuis septembre 1934, Alberto Rey de Castro remplaçait au pied levé le chancelier malade, Solón Polo, qui décéda peu après. À la chancellerie, c’est cependant Enrique Castro Oyanguren, celui-là même à l’origine du Protocole Ponce-Castro de 1924, qui semble mener les (non)discussions avec l’Équateur. Castro alerte Navarro sur l’attitude fermée du Sénat qui a été incommodé par les déclarations agressives du Président Velasco Ibarra. Les Sénateurs attendraient ainsi la chute de Velasco pour reprendre les discussions. Navarro rencontre un jour le chef de file de cette opposition anti-équatorienne au Sénat, un certain Criado y Tejada, qui lui déclare : « je suis amateur d’études géographiques et je puis assurer que je suis saturé du problème limitrophe avec l’Équateur ». Navarro note avec cynisme : « d’après lui, c’est la cordillère des Andes qui sépare l’Équateur du Pérou », mais indique qu’avec une attitude franche entre caballeros, il est tout de même possible de discuter avec lui. Alberto Ulloa en revanche, un des principaux conseillers de la chancellerie, est décrit comme un « tempérament froid, avare de mots et extrêmement réservé » qui affirme ne pas être assez qualifié sur le sujet pour parler du conflit. José de la Riva-Agüero, l’homme fort du gouvernement d’alors, serait un « homme intelligent mais violent », tandis que le nouveau chancelier Carlos Concha, finalement nommé en juillet 1935, certes « homme jeune, franc, de grande autorité et qui se plaît à faire les choses par lui-même », avoue qu’il « méconnaissait le problème avec l’Équateur, qu’il désirait terminer le plus rapidement possible le conflit avec la Colombie qui en ces instants lui prenait toute son attention ». Navarro ajoute en aparté que les femmes ont un grand poids dans les décisions politiques du pays, et que la nomination de personnels diplomatiques équatoriens et colombophile dans les capitales sud-américaines ont aussi été une raison de mettre fin aux avancées à Lima.19 Le paysage de la négociation dans la capitale péruvienne était donc aussi obscur que le ciel éternellement gris de la « Cité des Rois » : une multiplicité d’interlocuteurs,

18 M.Joseph Salles, chargé d’Affaires de France à Lima, à son excellence Monsieur Pierre Laval, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, 23 novembre 1935, AMAEN, Archives rapatriées du consulat général puis de la légation de France à Lima, dossier 65 : « Relations avec l’Équateur, décembre 1861-août 1939 ».

19 Ministère des Relations Extérieures, « Secretaría de la Junta consultativa, Acta n°2, sesión del 17 de octubre de 1935 ». ANE, Fondo Viteri Lafronte, Caja n°17. Sur les femmes, l’ancien chancelier déclare : « El peruano no es un individuo afeminado, sino un individuo feminista, el elemento mujer juega enorme papel en todos los órdenes de actividad y este es un factor que no debiera ser descuidado por el Ecuador ».

tantôt vindicatifs, tantôt indifférents, s’accordant sur le moindre prétexte pour repousser de véritables discussions. Une chancellerie qui se déclare incompétente et intéressée ailleurs, acculée par une opinion éclairée (les notables et le pouvoir législatif) à l’intransigeance.

Plusieurs facteurs poussaient les Péruviens au fait de la situation à présenter ce front involontaire. Ils s’étaient d’abord sentis forcés à engager ces discussions bilatérales, quoique la volonté de trouver un accord ne fût pas absente de leur esprit, ne serait-ce que pour le prestige à en retirer. Mais la normalisation des relations avec la Colombie, et la croyance que toute concession supplémentaire aux voisins serait interprétée comme une trahison par l’opinion, avait ensuite refroidi cet engagement. Après tout, l’affaire de Leticia avait précisément rendu visible le poids du sentiment patriotique sur le gouvernement péruvien (chapitre 10). Par ailleurs, cette même affaire de Leticia avait ébranlé la foi régionale dans la supériorité militaire péruvienne. Un mémorandum péruvien non signé de l’année 1932 considérait ainsi, en pleine affaire de Colombie, qu’il devait « être matière à étude et à préoccupations immédiates l’urgence de placer le Pérou dans une situation plus favorable en regard de sa possession de l’Oriente, avant de commencer toute autre discussion avec l’Équateur ».20 Le diplomate préconisait d’y renforcer au plus vite la présence militaire, ce qui fut d’ailleurs une réalité (chapitre 4).

D’autre part, les Équatoriens eux-mêmes ne présentaient pas de front commun. Le désormais Président Velasco Ibarra multipliait les déclarations agressives envers le Pérou, sapant les efforts de sa chancellerie. Reçu en chef d’État au Pérou en juillet 1934, il assista à des démonstrations militaires et tenta de répondre avec tact aux questions insistantes des journalistes péruviens sur les relations frontalières entre les deux pays. Mais au cours de son déplacement au Chili, il en appella à une nouvelle alliance entre son pays et la Bolivie, le Chili et la Colombie contre les intérêts du Pérou.21 De retour en Équateur, le ton du Président se faisait encore plus ferme. Lima avait alors beau jeu de déclarer toute négociation inutile face à cet esprit jusqu’au-boutiste. Lorsque Velasco chut, la presse de Lima s’en réjouit, mais nota avec inquiétude qu’il avait jusque-là été un prétexte fort commode pour ne pas avancer dans les négociations.22

20 « Memorandum reservado, Cuestión de límites con Ecuador », 20 décembre 1932, ALMRE, LEI-6-21, legajo 569. L’auteur est sans doute Carlos Zavala Loayza ou José Matías Manzanilla, puisque ce dernier replace le premier au poste de chancelier quatre jours plus tard.

21 ZANABRIA ZAMUDIO Rómulo, Luchas y victorias por la definición de una frontera, Lima, Editorial Jurídica, 1969, p. 122 ; DENEGRI LUNA Félix, Perú y Ecuador: apuntes para la historia de una frontera, Bolsa de Valores de Lima, 1996, p. 260-262.

22 Le Saulnier de Saint-Jouan, ministre de la République française au Pérou a S.E. M. Pierre Laval, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, 10 septembre 1935, AMAEN, Archives rapatriées du consulat général puis de la légation de France à Lima, dossier 65 : « Relations avec l’Équateur, décembre 1861-août 1939 ».

Les négociations bilatérales de 1933 à 1936 ont donc achoppé sur des facteurs récurrents d’inertie diplomatique. L’absence de cadre formel défini faisait le terreau de l’intervention d’une multiplicité d’acteurs au rôle changeant qui brouillaient les messages. Il était difficile aux protagonistes d’identifier les interlocuteurs légitimes. Les pouvoirs législatifs et exécutifs et les opinions publiques n’arrivaient pas à formuler un consensus dans chaque pays. La crise de Leticia avait bien lancé des discussions par désir ou concession, mais on ne savait encore comment les mener. Le contexte politique de 1936 changea la donne en établissant cette fois un cadre plus restreint.

D. La souscription de l’Acte de Lima : un dégel ambigu pour un