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Les conférences interaméricaines : impuissance concrète mais poids moral

révélatrice d’une culture diplomatique commune

Encadré 1 : Chronologie de la conférence de Washington

C. Les conférences interaméricaines : impuissance concrète mais poids moral

Dans le cadre du système panaméricain auxquels participaient Pérou et Équateur,75 les grandes conférences qui se succèdent dans les années 1930 offrent un autre cadre à la controverse. Dans cette phase, c’est l’impuissance du système à se saisir de la question qui domine, tout en exerçant une pression morale très forte sur le Pérou, attisant les tensions avec l’Équateur qui cherche à en profiter.

Depuis l’affaire de Leticia, le gouvernement péruvien était avide de recouvrer sa crédibilité internationale. Cet objectif s’est concrétisé dans un fort investissement dans le système interaméricain que l’Équateur a cherché à retourner contre son ennemi.

Le système américain s’était progressivement formé au XIXe siècle.76 L’union avait été précocement prônée par Bolívar au Congrès de Panama (1826). L’absence de beaucoup d’acteurs du continent et les divisions ne permirent pas de concrétiser l’objectif, mais le congrès demeura un mythe régulièrement réactivé. Les nouvelles républiques latinoaméricains ont eu tendance à cette époque à s’allier contre le retour de l’Espagne ou se livrer des guerres intestines selon les cas. Parallèlement, les États-Unis avaient formulé dès 1823 la Doctrine Monroe qui rejetait l’influence européenne sur le continent et consacrait l’idée d’un « hémisphère occidental » composé de « Républiques sœurs », une phraséologie très présente dans les années 1930. Les intérêts convergèrent en 1889 lorsque que la Conférence de Washington créa l 'Union Internationale des Républiques Américaines (plus tard l’Union Panaméricaine et en 1948, l’Organisation des États Américains qui se présente comme son héritière et donc comme la plus ancienne organisation interétatique du monde) dont le Secrétariat permanent était installé dans la capitale des États-Unis. Les activités de cette union étaient à la fois politiques et économiques. Elles orientèrent les relations du continent vers la résolution pacifique des

75 Le panaméricanisme renvoie plus facilement à l’idéologie qui prône l’union de tous les Américains, tandis que le terme interaméricain suppose plutôt une relation entre États ou internationale. En réalité, les deux se confondent largement, comme c’est le cas dans le nom de l’Union panaméricaine. Nous utilisons donc les deux termes comme équivalents.

76 Utile synthèse de cette genèse dans DUMONT, De la coopération intellectuelle…, op. cit., p. 209-248. On se reportera pour plus de détails à quelques titres utiles : AMILHAT SZARY Anne-Laure, « Géopolitique et frontières en Amérique latine » dans HARDY Sébastien et MÉDINA Lucile. L’Amérique Latine, Editions du Temps, Questions de Géographie, 2005, p. 11-33 ; QUEUILLE Pierre, L’Amérique latine, la doctrine Monroe et le panamericanisme :

le conditionnement historique du Tiers Monde latino-americain., Paris, Payot, 1969 ; ASSOCIATION ALEPH, « Bolivarisme, panaméricanisme, interventionnisme : trois moments pour penser l’Amérique », Cahiers

d’histoire. Revue d’histoire critique, 1997, vol. 67, p. 21-48 ; ATKINS G. Pope, Encyclopedia of the

conflits en prônant en particulier l’arbitrage, et tachèrent de développer les échanges économiques. Toutefois, la pratique impériale des États-Unis qui formulèrent le corollaire Roosevelt en 1904 consacrant leur rôle de gendarme de l’Amérique Latine, attisèrent la méfiance. L’interventionnisme des États-Unis en Amérique Centrale était perçu comme une menace, et à la sortie de la Première Guerre mondiale, les républiques du Sud adhérèrent avec d’autant plus d’enthousiasme à la SDN qu’elle n’était pas dirigée par Washington. Un virage s’amorça advint au tournant des années 1920 et 1930 lorsque les États-Unis décidèrent de s’investir plus subtilement dans cette Union pour faire face à la SDN qui bientôt montrerait sa faiblesse. La conférence de La Havane (1928) puis celle de Montevideo (1933) consacrent ce virage avec l’adoption de la politique de « bon voisinage », avec laquelle le gouvernement des États-Unis s’interdit l’ingérence dans les affaires internes de l’hémisphère. Un nouvel élan est alors donné à l’organisation qui multiplie les conférences et continue sa politique de coopération technique et intellectuelle qui a peut-être été la plus féconde car la moins politisée. Il existe entre autres une Commission Interaméricaine des Femmes, un Institut Panaméricain de Géographie et d’Histoire et un Institut Interaméricain de Coopération Intellectuelle. Dans les années 1930, les grandes conférences hémisphériques sous des formules juridiques diverses continuèrent ainsi avec une fréquence accélérée, une assistance remarquable et un enthousiasme affecté. : après Montevideo, Buenos Aires en 1936, Lima en 1938, Panama en 1939, La Havane en 1940, Rio de Janeiro en 1942, sans compter les réunions des Instituts spécialisés.

Ces réunions interaméricaines, au cours desquelles les délégués de tous pays rivalisaient pour clamer leur enthousiasme pacifiste, étaient des moments particulièrement tendus pour les Péruviens. Or, pendant la conférence de Washington, deux réunions d’importance eurent lieu : la première à Buenos Aires et la seconde à Lima même (sa préparation eut lieu durant la Conférence mais sa tenue fut postérieure à la rupture des négociations). À Buenos Aires, la conférence de Washington venait de commencer et l’enjeu était principalement de poser les bases d’une véritable sécurité continentale, dans un contexte mondial anxiogène.77 Le Pérou avait officiellement répondu très favorablement à l’invitation de la conférence. Benavides répond ainsi à Roosevelt en février 1936 que « le Pérou, qui en raison de son différend avec la Colombie, a eu l’opportunité de révéler au monde son esprit sincèrement américaniste, et qui depuis le début de la guerre entre la Bolivie et le Paraguay a apporté à chaque instant son loyal et résolu concours pour y mettre fin, accueille avec la plus grande sympathie la généreuse

suggestion ».78 Face aux États-Unis qui auraient souhaité des avancées substantielles pour montrer que la paix continentale avançait à Buenos Aires, les délégués péruviens avaient ordre de transmettre l’inflexibilité de leur gouvernement, qui « ne céderait pas un pouce de terrain sur le Marañón et l’Amazone ».79 Il semble d’ailleurs que la question ne fut pas réellement discutée à Buenos Aires, si ce n’est par une unique intervention du délégué équatorien Antonio Pons, vite refermée par le délégué péruvien.80 Tout au plus planait dans l’air la suggestion de nommer un individu neutre pour présider aux négociations péruano-équatoriennes, sur le modèle de Mello Franco dans la controverse péruano-colombienne.81 Quant aux Équatoriens, ils étaient divisés sur cette rencontre. D’abord, il fut difficile à la chancellerie de trouver un président de délégation, Arroyo del Río refusant, puis d’autres émettant des conditions particulières. Ensuite, leur litige n’y étant pas à l’agenda, certains estimaient inutile la présence équatorienne. Le chancelier rappela cependant qu’une mise à l’agenda était toujours très difficile, et qu’il importait de présenter l’Équateur comme le plus fervent partisan d’accords négociés, en portant le projet d’une SDN américaine complémentaire de la SDN mondiale.82

Pour tempérer les exigences des militaires équatoriens, qui criaient à l’invasion lente mais décidée du territoire national, le même chancelier assura qu’aidé d’autres pays, la délégation équatorienne proposerait une motion qui interdirait toute « occupation ou acquisition de territoires par la force des armes », ainsi que de nier « toute valeur juridique à l’invasion, l’annexion et la conquête ».83 En réalité, ce type de proposition était commun dans les forums panaméricains, et non propre aux enjeux équatoriens, et rien ne vint réellement mettre leur question frontalière au cœur des discussions en Argentine.

La conférence de Lima en 1938 était encore plus périlleuse pour les Péruviens, et les Équatoriens appuyèrent justement sur ce point dans les échanges officiels entre légations : « Le Pérou qui s’est enorgueilli d’être un leader continental de l’arbitrage, ne pourrait pas, au cours

78 CONCHA Carlos, Memoria del Ministro de Relaciones Exteriores, 14 de setiembre de 1934-12 de abril de

1936, Lima, Imprenta Torres Aguirre, 1936, p. 76.

79 Ministère des Relations Extérieures à Arturo García Salazar, délégué à Washington, 3 décembre 1936. ALMRE, LEI-6-16, legajo 569.

80 DE LA FUENTE César A., Memoria del Ministro de Relaciones exteriores, 23 octubre de 1936 al 29 de

Octubre de 1937, Lima, Imprenta Torres Aguirre, 1939, p. XLVIII.

81 Ministère des Relations Extérieures au président de la Délégation du Pérou à Washington, 4 mars 1937. ALMRE, LEI-6-16, legajo 569.

82 « Al doctor Carlos Arroyo del Río haciendo comentarios sobre varios puntos internacionales y pidiéndole concurra a la Conferencia de Paz de Buenos Aires », 12 août 1936. AHMRE, T.5.3.1.2.

83 Ángel Isaac Chiriboga, « Al ministro de Defensa nacional acerca de los avances peruanos en el Oriente sin respetar el statu quo de Lima que consta en el Acta del 6 de julio de 1936 », 11 novembre 1936. AHMRE, T.5.3.1.2. C’est justement sur ce type de raisonnement que se base dans la deuxième moitié du XXe siècle la dénonciation équatorienne d’une « invasion » militaire péruvienne et partant de l’illégalité du Protocole signé en 1942.

de la même année et à la veille de la huitième Conférence Panaméricaine de Lima, repousser l’arbitrage de droit du Président des États-Unis d’Amérique que lui propose l’Équateur ».84 Les mêmes éléments de langage étaient d’ailleurs répétés aux légations étrangères, dans une opération coordonnée de la chancellerie, puisque Zaldumbide déclara au ministre Le Saulnier de Saint-Jouan qu’il « serait inconcevable m’a dit en souriant l’aimable M. Zaldumbide, que le Pérou réunisse les autres États Américains dans une session solennelle de fraternité continentale en continuant à refuser non seulement de régler mais même de discuter son litige avec nous ».85 En pleine conférence, la délégation équatorienne fit par ailleurs circuler un feuillet bilingue (anglo-castillan) de grand format et typographiquement très bien présenté défendant son point de vue, rappelle l’historien Denegri Luna.86 La pression n’avait donc sans doute jamais été aussi forte sur les épaules péruviennes, mais la chancellerie du Rimac réussit une fois encore à ne pas inscrire le différend péruano-équatorien à l’agenda de la conférence, et repoussa pendant la conférence toutes les propositions du chancelier équatorien visant à reprendre de véritables négociations.87 La position équatorienne était également affaiblie par la dissolution à Quito du Pouvoir constituant par l’exécutif, exposant une « anarchie interne » à l’Équateur.88 La conférence de Lima réaffirma finalement la volonté de conciliations des États latinoaméricains et accoucha surtout de la Déclaration de Solidarité Américaine (ou

Déclaration de Lima) qui instituait un mécanisme de consultation des ministres des affaires

étrangères « dans les circonstances qui les rendaient désirables »,89 qui serait décisif au moment de l’entrée dans le conflit mondial. Déjà, la guerre mondiale menaçait de recouvrir le petit litige andin d’un voile d’indifférence.

L’impossibilité pour le système interaméricain à se saisir de la question frontalière est caractéristique de son fonctionnement que nous approfondissons dans le chapitre suivant. Le principe d’unanimité et les logiques de bloc qui y présidaient ne pouvaient permettre d’avancer sur une question si l’un des acteurs, soutenu par d’autres en monnayant cette faveur, ne le souhaitait pas. Cependant, ces réunions n’étaient pas complètement sans effets. Le poids moral que faisaient porter ces grandes messes diplomatiques sur les deux acteurs était absolument

84 « Respuesta ecuatoriana de fecha 21 de octubre de 1937 ». ALMRE, LEI-6-6, legajo 161.

85 Le Saulnier de Saint-Jouan, ministre de France au Pérou, à Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères, 26 avril 1938. AMAEN, Archives rapatriées du consulat général puis de la légation de France à Lima, dossier 65 : « Relations avec l’Équateur, décembre 1861-août 1939 ».

86 DENEGRI LUNA Félix, Perú y Ecuador: apuntes para la historia de una frontera, Bolsa de Valores de Lima, 1996, p. 266.

87 TOBAR DONOSO Julio, La invasión peruana y el Protocolo de Río: antecedentes y explicación histórica, Quito, Ecuador, Banco Central del Ecuador (coll. « Colección histórica »), 1945, p. 92-93.

88 TOBAR DONOSO, La invasión peruana, op. cit., p. 86.

écrasant. Quito et Lima reconnaissaient tacitement ce poids, le premier en tentant d’y faire appel en cherchant à placer la controverse aux yeux de tous à Washington, Buenos Aires ou Lima, le second en essayant à tout prix d’y échapper. C’est le but poursuivi dans les dernières manœuvres péruviennes visant à dépayser les discussions en Europe.

D. La tentation européenne : l’instrumentalisation de la SDN et de la