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Figure 10 : les menaces de l’Axe en Équateur d’après le FBI

A. De quoi est faite la frontière

Comme pour beaucoup d’autres frontières, la limite entre les États du Pérou et de l’Équateur au début ses années 1930 était encore locale et confuse. Beaucoup d’indications de terrain montrent que les experts détachés par les services centraux de Quito ou de Lima, ainsi que les officiers en garnison, se basent sur les déclarations des habitants pour déterminer par où passe la frontière de fait, la frontière « traditionnelle ». Pour ces spécialistes, il existe une croyance de ce que la mémoire locale conserve le souvenir de la « vraie frontière », qui se serait perdue avec le temps et avec les coups de boutoirs invasifs de l’ennemi. Pour s’assurer de la frontière traditionnelle sur le Napo qui fait débat, un officier suggère d’interroger directement les vieux officiers qui ont présidé au modus vivendi au début du XXe siècle. En occident, le chancelier Tobar Donoso donne pour mission au docteur Navarro pour déterminer la frontière de fait, de débusquer ces marques presque archéologiques : « on dit qu’il y a des inscriptions dans plusieurs lieux ou des bornes et des signaux qui indiquent jusqu’où s’étend de fait la juridiction de chaque pays ».137

La définition était non seulement locale, mais pouvait procéder de droits de propriété privée. Par exemple, durant cette même commission de Zarumilla, le but de la mission est en principe d’étudier les titres fonciers des haciendas à la frontière du Zarumilla. La question se pose alors de savoir si l’État peut réclamer une portion de territoire sur la base de titres privés. Navarro, directeur des limites équatorien et ancien chancelier, plaide pour cette possibilité, car elle serait selon lui favorable à l’Équateur, et le tracé de la frontière de fait ne correspond pas à la

137 Tobar Donoso, « Instrucciones para la comisión que va a la frontera de las Provincias de Loja y el Oro », 26 novembre 1940. AHMRE, T.5.3.1.5.

« véritable » frontière de l’État équatorien qui reste celle déterminée par les titres historico-juridiques conservés par la chancellerie. Mais la Junte et les experts de la chancellerie opposent leur désaccord « parce que c’est un principe inacceptable que les titres de propriété privée servent de base à la modification des limites de l’État ».138 La chancellerie tranche donc dans un sens négatif mais le débat est caractéristique de la manière dont sur le terrain les acteurs déterminent ce qui est « péruvien » et ce qui est « équatorien ». D’ailleurs, les Équatoriens accusent de nombreuses fois la famille de grands propriétaires terriens péruviens, les Noblecilla, d’acheter des terres de l’autre côté de la frontière pour les rattacher au domaine péruvien.139 Zaldumbide dénonce auprès du chancelier péruvien cette

« confusion tendancieuse que l’on [la chancellerie péruvienne] a voulu créer en introduisant le patronyme d’une famille perturbatrice de la tranquillité et de la bonne intelligence des deux pays, dans la région où ces grands propriétaires péruviens persistent à étendre leurs possessions sous la protection de supposées limites internationales. Le nom de Isla Noblecilla n’existait pas auparavant et n’est pas entré dans l’usage courant des habitants, en dépit des efforts et même des menaces que brandissent les intéressés et même les autorités péruviennes, comme pour effacer justement la mémoire des antécédents traditionnels ».140

Curieuse configuration où l’État fait pression sur des particuliers pour qu’ils reconnaissent les attributs de l’État. Il faut donc souligner que la frontière de fait était confuse pour les autorités centrales, mais pas nécessairement pour les habitants qui étaient considérés comme les détenteurs du savoir légitime et se transmettaient effectivement la mémoire de ce que la frontière passait par tel champs, tel chemin, tel ravin avec tel nom. Ce sont les services de l’État qui n’arrivaient pas à suivre.

Du reste, ils étaient soumis aux aléas climatiques qui pouvaient, comme dans toute frontière formée par les cours d’eau ou les montagnes, modifier le tracé de la frontière. Tant en occident que dans les orientes, la frontière de fait était souvent constituée par un cours d’eau. Or, le lit de ces cours d’eau variait avec les années et même avec les mois. Les uns s’ensablaient et disparaissent, les autres surgissaient après des années suite à des pluies formidables. S’il y avait accord à un moment donné sur quel cours d’eau avec quel nom constituait la frontière, il ne tardait pas à voler en éclat sous le poids de ces fluctuations permanentes qui en plus créaient de nouveaux noms pour désigner des accidents géographiques nouveaux.

Enfin la frontière n’était que très rarement marquée matériellement. Elle était avant tout une distinction conceptuelle, invisible à l’œil non initié. Cette absence de marquage provoquait des malentendus mais pouvait aussi servir d’excuses aux incursions armées en territoire ennemi.

138 Navarro à Tobar Donoso, 10 janvier 1940. AHMRE, T.5.3.1.5.

139 Tobar Donoso à Gonzalo Zaldumbide, Envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de l’Équateur au Pérou, 27 novembre 1939. T.5.3.2.2.

Le chancelier péruvien justifiait en 1935 que « dans des parages pratiquement déserts, sans lieux qui puissent servir de points d’orientation ou de référence, un canoë manœuvré par cinq soldats, même en admettant sa présence, n’a pas de moyen à sa disposition qui lui permette de savoir qu’à un moment il a passé une frontière imprécise que personne ne garde ».141

La frontière a beau être de fait, non marquée et inconnue de l’État, son franchissement sans autorisation est de plus en plus insupportable à l’État. Nous verrons dans les prochains chapitres tous les dispositifs que l’armée a mis en place pour contrôler ces franchissements. Il faut pour l’instant souligner dans cette perspective que ce franchissement, et donc la frontière, était déjà tridimensionnel. En effet, la frontière passait aussi bien par les mers et les airs que par le sol. Le développement de l’aviation avait poussé la communauté internationale à normaliser la circulation aérienne. Les premiers efforts du XXe siècle aboutirent à la convention de Paris de 1919 qui pose les bases de cette circulation, et dont le Pérou et l’Équateur sont signataires. Dans les Amériques, un traité concurrent mais très similaire s’impose (La Havane 1928) en raison du refus des États-Unis de se voir appliquer les décisions de la Commission internationale de la Navigation aérienne à la majorité des voix.142 Globalement, ces textes confirmaient la libre navigation de l’espace aérien par des aéronefs étrangers, sauf dans les zones décidées par l’État et par des avions d’État, en particulier militaire. Ils imposaient aussi des règles strictes d’immatriculation et de nationalité. C’était donc un droit en construction mais déjà bien établi, que les protagonistes estimaient souvent bafoué par l’ennemi. Parmi les incidents frontaliers de ces années, les plus nombreux sont attribués au vol d’aéronefs en territoire étranger. Ceux-ci reçoivent parfois des tirs de soldats au sol qui voient particulièrement d’un mauvais œil que le drapeau ennemi, qui devait figurer bien visiblement sur le fuselage, ne flotte dans « leur ciel ». Peu de temps avant la guerre, l’ambiguïté nationale d’un aéronef qui arborait des emblèmes des deux pays avait convaincu certains que les Nazis cherchaient ainsi à déclencher le conflit. Cet aspect montre à la fois l’extension de la souveraineté étatique sur le ciel et la place primordiale du symbole dans la construction de la frontière.143 Cette frontière symbolique, mouvante et invisible, dépendante de la mémoire

141 Carlos Concha, ministre des relations extérieures, à Homero Viteri Lafronte, ministre de l’Équateur au Pérou, 25 juillet 1935. ALMRE, LEK-9-40, Legajo 170.

142 Une convention ibéroaméricaine avait aussi été signée entre l’Espagne et les pays latinoaméricains en 1936, reprenant pour l’essentiel l’accord de Paris.

143 L’avion de la Sedta volait aux couleurs de l’Équateur mais avec une immatriculation péruvienne. Cet épisode est aussi symptomatique du processus de différenciation nationale qui n’admet plus d’équivoque. Il faut adopter une identité nationale homogène. L’injonction s’appliquait donc aux humains (chapitre 3) comme aux objets. Raymond Lavondès, ministre de la France au Pérou, au ministère des Affaires étrangères, 16 janvier 1941, lettre n°7. AMAEC, Série Guerre 1939-1945 - Vichy, sous-série B : Amériques, 120 : Brésil, Politique extérieure, février 1940-mars 1942, ff.10.

locale et des aléas du climat devenait intolérable à des États qui cherchaient à étendre leurs attributions, et désiraient une frontière stable, perpétuelle, matérielle et fixée par le pouvoir. Ils durent pour cela commencer par cartographier ces régions.