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Observer, surveiller, reconstruire : des experts en voie de professionnalisation

Figure 10 : les menaces de l’Axe en Équateur d’après le FBI

C. Observer, surveiller, reconstruire : des experts en voie de professionnalisation

C’est pour faire respecter ce cessez-le-feu si chèrement acquis qu’entrent véritablement en scène les observateurs militaires. Suivre leur parcours peut être intéressant dans la mesure où cette pratique de nommer des observateurs militaires est encore relativement récente et qu’elle cherche alors la manière de s’institutionnaliser. En 1935, une commission militaire neutre s’était déjà constituée dans le Chaco pour vérifier le maintien du cessez-le-feu entre la Bolivie et le Paraguay. Elle était constituée d’officiers originaires d’Argentine, du Brésil, des États-Unis et d’Uruguay. Ceux-ci contribuèrent au déminage du champ de bataille et à la démarcation de la ligne intermédiaire. Une sous-commission était chargée de vérifier la démobilisation.125 La pratique d’observateurs militaires n’était donc pas une première mais elle

123 Welles à Armour, ambassadeur en Argentine, 16 octobre 1941. FRUS 1941, vol.VII, p. 296.

124 Welles à Knox, Secrétaire de la Marine, 26 décembre 1941. FRUS, 1941, vol.VII, p. 297.

était encore faiblement codifiée.

Dans le cas péruano-équatorien, ce sont d’abord les attachés militaires liés à leurs légations respectives à Quito et à Lima qui assumèrent ce rôle sous leur propre uniforme national.126

Mais rapidement, les puissances médiatrices nommèrent deux officiers supplémentaires pour chaque pays et dans chacune des deux capitales. Il y avait donc environ huit officiers de chaque côté de la frontière flanqués d’un petit secrétariat. Cette configuration varia du milieu du mois d’août à la fin décembre, constituant une véritable « Commission d’observateurs militaires neutres ».

La véritable victoire de cette mission, c’est d’avoir réussi à rassembler des délégués militaires péruviens et équatoriens à Talara, dans le Nord du Pérou, et faire signer un accord de démilitarisation. Les troupes de chaque pays devaient effectivement se retirer d’environ 15 km (avec des variations en raison d’intérêts topographiques et stratégiques) constituant ainsi une zone tampon démilitarisée. Cette zone devait être administrée par une police équatorienne sous la responsabilité des observateurs neutres. Ils devaient aussi enquêter sur les dénonciations faites sur le non-respect de l’accord. Le mécanisme était assez bureaucratique : lorsque la chancellerie de Quito recevait une plainte, elle la transmettait aux observateurs qui diligentaient une enquête sur le terrain. Leurs conclusions sur la nature établie ou erronée de l’intrusion étaient transmises aux diplomates des puissances médiatrices qui transmettaient à Lima. Pour mener les enquêtes, le groupe de Quito se déplaça sur le terrain au cours d’une dizaine de missions entre août 1941 et février 1942. Ces missions n’étaient pas toujours faciles. Le manque de chemin et de guide ainsi que la nécessité de demander des laisser-passer, s’ajoutaient au fait que les officiers péruviens étaient réticents à accueillir dans la zone occupée ces militaires étrangers, considérant qu’ils venaient les « inspecter ». La majorité des plaintes que les observateurs étudièrent étaient infondées mais ils supervisèrent effectivement la mise en place de la police civile équatorienne et documentèrent les difficultés qu’ont rencontrés dans l’occupation et le retrait des troupes péruviennes les civils restés sur place, quand bien même cela n’était pas de leur compétence. Ils s’étaient en effet attribué le rôle de sonder les

126 Les développements suivants synthétisent les propos de divers rapports et notamment du volumineux rapport général des observateurs militaires remis à la chancellerie de Quito. À Lima, nous n’avons pas été en mesure de localiser un éventuel rapport similaire produit par les observateurs basés à Lima, alors que les archives de la chancellerie du Rimac conservent un double du rapport du groupe de Quito. C’est peut-être le signe d’une activité moindre du groupe de Lima qui était beaucoup plus surveillé que son homologue chez les Équatoriens. « Informe general de los observadores militares del lado ecuatoriano desde la iniciación de las hostilidades hasta la ratificación del Protocolo de Paz Amistad y límites, firmado en Río de Janeiro entre Ecuador y Perú, en el periodo comprendido entre 10 de mayo de 1941 y 28 de febrero de 1942 », Quito, 15 mars 1942. AHMRE, T.5.3.1.7.

populations civiles et les acteurs pour juger du degré d’acceptation des actions de la médiation. Ils étaient donc des relais quelque peu dépendants de de l’action diplomatique.

Les éventuelles contradictions de leurs missions n’échappèrent pas aux observateurs, qui firent preuve de plus en plus d’autonomie et d’organisation. Lors de la première mission, chaque délégué a reçu des instructions de sa propre chancellerie. Celles-ci étaient « plus ou moins similaires et peu concrètes ».127 Devant ce manque de coordination, les observateurs du côté équatorien se réunissent à Quito et définissent un « plan d’action pour les observateurs » qui est ensuite approuvé par les chancelleries médiatrices. Le 10 octobre, lors d’une réunion à Guayaquil, les observateurs décident qu’il n’y a plus qu’une seule mission militaire neutre qui agit des deux côtés et doit pouvoir se déplacer partout, et non deux commissions basées l’une en Équateur et l’autre à Lima. Cela témoigne d’un intérêt à l’unité de l’action, mais il peut aussi s’agir de question de préséance de rang, l’officier des États-Unis à Quito estimant que son rang outrepassant celui de son homologue à Quito, il devait lui rendre des comptes.128

Cette réflexion des observateurs sur la nature et les objectifs de leur mission s’exprime en fin parfaitement dans les recommandations de la conclusion de leur rapport général. Ils estiment qu’à partir de « l’expérience obtenue », toute mission d’observateurs militaires neutres doit respecter les points suivants : 1) former une commission « unique » ; 2) avec un siège principal dans une grande ville près de la zone en litige ; 3) les observateurs militaires ne doivent pas attendre statiquement, mais aller au-devant de l’information auprès des chefs militaires et politiques et se rendre immédiatement sur les lieux incriminés ; 4) les observateurs militaires ne doivent pas se confondre avec les attachés militaires car le risque est trop grand d’accuser l’officier attaché de partialité envers la capitale où il est en poste. En plus de ces recommandations, ils formulent des suggestions sur la continuation de la gestion du différend frontalier en proposant de dissocier les observateurs attachés au maintien de la paix (chargés de vérifier le cessez-le-feu et la démilitarisation) des observateurs technico-militaires qui doivent participer à la démarcation de la frontière. Cela permettrait plus d’efficacité du travail. Cela permettrait aussi de remplacer pour chaque pays et chaque côté de la frontière un officier chevronné par un officier moins gradé et au profil plus technique, libérant ainsi des officiers d’expérience qui sont alors nécessaires aux puissances engagées dans la Guerre mondiale. Les observateurs cherchent donc à unifier, pérenniser, dépolitiser, et spécialiser leur travail. Cette attitude constitue par conséquent un antécédent direct de l’institutionnalisation des opérations

127 Ibid.

128 C’est ce que suggère George McBride qui indique que le chef des observateurs des États-Unis à Quito aurait été remplacé pour cette raison. MCBRIDE et CASTILLO, op.cit., p. 125.

de maintien de la paix qui s’engage avec la création de l’ONU et se codifie progressivement avec des normes et des écoles incarnées par les Casques Bleus.

En plus des observateurs militaires, un autre groupe d’experts internationaux mérite l’attention. On connaît en effet la participation d’envoyés des États-Unis grâce à la contribution sur ce sujet de Monica Rankin.129 La « diplomatie de la reconstruction d’urgence » a été portée dans la région de El Oro par le Office of the Coordinator of Inter-American Affairs (OIAA). Cet organisme qui ne vécut que pendant la Seconde Guerre mondiale, présidé par le jeune milliardaire Nelson Rockefeller, avait pour but de rapprocher les peuples des Amériques dans une perspective de solidarité continentale en temps de guerre. Il est connu particulièrement pour son action culturelle dans les domaines du cinéma et de la radio par exemple.130 Mais il embrassa en réalité un très large spectre d’activités dont la reconstruction. L’aide en ce domaine à la région de El Oro fait d’ailleurs partie des mesures destinées à faciliter l’acceptation du protocole par les Équatoriens. Les experts des États-Unis et d’autres pays du continent arrivent très rapidement après le retrait des troupes péruviennes. Ils sont très ambitieux pour la région. Il s’agit non seulement de relever la région d’une invasion militaire, mais aussi d’apporter la modernité à une région considérée comme l’archétype du sous-développement sudaméricain. Construction d’infrastructures, drainages, campagnes de vaccinations, d’alimentation infantile : il s’agit de faire de la région un modèle pour le reste du continent.

Malgré cet investissement conséquent, Monica Rankin montre que la mission a souffert de nombreuses contradictions. Les experts envoyés sont loin d’être les meilleurs qui sont réservés à l’effort de guerre des États-Unis dans le Pacifique.131 La coordination avec les pouvoirs locaux qui cherchent aussi à reconstruire est faible. Les objectifs peuvent être contradictoires entre l’aide humanitaire aux habitants et les nécessités de la défense continentale qui prend parfois le dessus et oriente les programmes dans une autre direction. Enfin, les plans initiaux sont revus à la baisse en raison de leur coût. La mission s’achève donc en 1944 par une semi-victoire. Les rapports des experts concluent à la réussite complète, mais M. Rankin note avec raison qu’absolument personne, pas même les livres d’histoire locale, ne se souvient de cette mission en Équateur.132 Pour notre part, nous estimons que l’amnésie caractérisée sur cette

129 RANKIN Monica, art. cit.

130 SADLIER Darlene J., Americans All: Good Neighbor Cultural Diplomacy in World War II, University of Texas Press, 2013.

131 Il y a même un cas d’usurpation de fonction : un médecin des États-Unis ayant séjourné plusieurs mois dans la région et reconnu comme le plus actif médecin de la mission, avait en réalité présenté un faux certificat de médecine. Il fut discrètement transféré et le Bureau étouffa l’affaire. Il semble qu’il ait participé à des activités de renseignement dans la région pendant la Guerre froide.

mission, en plus de ses résultats mitigés, s’alimente à la construction mémorielle du conflit qui a fait du gouvernement d’Arroyo del Río le paratonnerre de la défaite. Un tel gouvernement ne peut pas, dans cette vision, avoir sacrifié la région en 1941 et y avoir ensuite favorisé les investissements (chapitre 11). Par ailleurs, les experts des États-Unis avaient sans doute fait preuve d’une mentalité coloniale dans l’affaire, en croyant pourvoir résoudre très rapidement des problèmes structurels, et le Bureau utilisait surtout cette action dans un but de propagande continentale. Mais il est aussi possible d’argumenter que leur tâche accompagnait un effort de la part du continent pour réaliser des opérations concrètes de maintien de la paix, tout comme c’était le cas avec les observateurs militaires. Ce volet de terrain s’accompagnait alors d’un volet plus classique de diplomatie du traité.