• Aucun résultat trouvé

Pérou et Équateur face à l’injonction continentale de la frontiérisation

Figure 8 : un compte rendu cartographique conforme à la situation de litige

A. Pérou et Équateur face à l’injonction continentale de la frontiérisation

Les relations bilatérales entre le Pérou et l’Équateur donnent l’impression d’une inexorable escalade entre 1938 et 1941. Pourtant Lima comme Quito se convainquent alors de la nécessité rapide de trouver un accord définitif pour faire frontière. L’impossibilité du compromis, le contexte du conflit mondial et le succès de la publicisation équatorienne de l’affaire expliquent ce paradoxe.

Deux chancelleries convaincues de la nécessité d’un accord rapide

Du côté de la chancellerie équatorienne, trouver un accord permettrait de réduire les incidents de frontière qui menacent régulièrement de dégénérer en guerre. Quito souhaite un accord rapide car l’impression est que le temps joue contre les intérêts équatoriens. Dès 1938, le chancelier Luis Bossano déclare à l’assemblée nationale que « la répétition de ces incidents entre garnisons frontalières de même que la nécessité d’éviter l’avancée systématique du Pérou dans les territoires disputés rendent nécessaire l’établissement d’une ligne définitive et précise ou, pour le moins, de points aussi précis que possible qui établissent véritablement ce que les deux pays doivent considérer comme Statu Quo qu’ils se sont engagés à conserver et respecter

dans l’Acte de Lima du 6 juillet 1936 ».4

Il fallait donc trouver rapidement un accord sur la ligne définitive ou de facto. Or, depuis le retrait péruvien des négociations de Washington, les discussions étaient au point mort. Elles avaient repris très timidement à Lima, et c’était pour sortir de cette impasse que la chancellerie essaya de continentaliser la question.

La conférence de Lima avait abouti à l’adoption d’un nouveau mécanisme de consultation des ministres des affaires étrangères du continent américain. La dégradation du contexte mondial multiplia pour un temps ces réunions, à Panama en septembre 1939, à La Havane en juillet 1940, enfin à Rio de Janeiro en janvier 1942.5 Ces trois réunions représentaient des occasions inespérées de collectiviser la gestion du conflit et d’aligner les revendications équatoriennes d’équité frontalière avec les grands principes panaméricains. Lors de la première consultation, le chancelier Tobar évoque publiquement « une transaction amicale » pour mettre fin rapidement au conflit avec le Pérou. Le chancelier du Pérou Goytisolo y Bolognesi, le lendemain, répond que son pays est également en faveur d’un accord, mais sans rien engager, et cela s'arrête là.6 La seconde réunion qui traita principalement la question des territoires européens sur le continent américain, est très soigneusement préparée par les délégués équatoriens. La chancellerie souhaite à cette occasion des résultats concrets, en particulier

« Une déclaration de solidarité […] ; la désignation d’un groupe de pays qui sans avoir besoin d’être sollicités par les parties s’occupent de trouver la solution la plus juste aux problèmes de frontières qui existent encore et rendent compte de leurs actions à la prochaine Réunion des chanceliers, pourraient être des moyens très efficaces pour obtenir la véritable union panaméricaine et pour l’Équateur de voir à l’horizon plus ou moins proche disparaître ce grand problème de sa frontière indéterminée. Par ailleurs, plus on en fera pour consolider les doctrines de respect au droit, de proscription de la force dans les relations internationales, de la non reconnaissance absolue des acquisitions territoriales par la violence ou la force de tout genre, tout cela, disons-nous, contribuera à garantir l’intégrité de l’Équateur constamment menacée ».7

Au cours de la réunion, l’Équateur semble avoir gain de cause puisque l’article XIV de l’acte final recommande à l’Union panaméricaine de créer dans une capitale du continent une commission intégrée par des représentants de cinq pays, chargée d’établir des propositions pour résoudre les conflits entre les Républiques sœurs, quelle qu’elles soient, et d’en rendre compte

4 « Memoria Secreta del Canciller Doctor Luis Bossano dirigida a la Asamblea Nacional de 1938 sobre el arreglo de Límites entre Ecuador y Perú; y acerca de Política Internacional del Gobierno Ecuatoriano, 1938 ». AHMRE, T.5.1.21.

5 La réunion suivante n’eut lieu qu’en 1951 à Washington contre le « danger communiste » dans le cadre de l’Organisation des États Américains (OEA). On trouvera les actes finaux de ces réunions sur la page de l’OEA : https://www.oas.org/consejo/sp/rc/rcactas.asp.

6 PÉREZ CONCHA op. cit., p. 794-795.

7 « Informe de los Señores Carlos Manuel Larrea, Enrique Arroyo Delgado y José Gabriel Navarro sobre el proyecto de la Agenda preparado por el Gobierno de Cuba para la Reunión de Consulta de los Cancilleres Americanos », 3 juillet 1940. AHMRE, T.5.1.21.

à chaque conférence panaméricaine. C’était en apparence une victoire équatorienne, appuyée par le chancelier cubain. La Havane, épousant son statut d’hôte, appuie encore après la conférence le fait qu’une telle commission devrait intervenir en priorité dans le conflit péruano-équatorien.8 Les Péruviens avaient cependant réussi à rendre la commission inoffensive, car ils avaient imposé que les deux parties dussent saisir la commission, ce qu’ils se garderaient bien de faire, vidant la proposition de sa substance.9 L’Union panaméricaine ne se saisit donc jamais véritablement de la question, et les grands rassemblements continentaux ne firent que peu avancer la cause équatorienne. Les pays de l’hémisphère, et les États-Unis en tête, étaient trop soucieux d’afficher un visage consensuel sans aucune ombre au tableau pour refuser le chantage d’un pays qui en désaccord avec un point précis se serait retiré de l’Acte final. L’équilibre était encore trop fragile et certaines républiques pouvaient encore basculer. On pourrait en déduire que le système interaméricain était inopérant. Ce serait à notre avis une erreur. D’une part, le refus obstiné du Pérou à toute gestion collective du différend montre assez l’efficacité qu’il prêtait à cette gestion si elle parvenait à se mettre en place. Par ailleurs, les efforts équatoriens n’avaient pas été tout à fait inutiles, car s’ils ne purent placer leur conflit dans le cadre des institutions interaméricaines, ils avaient réussi à intéresser à sa résolution un certain nombre d’États importants. Les États-Unis et le Brésil montraient un intérêt certain pour favoriser un règlement qui signifierait la cohésion politique du continent.

Le chancelier péruvien se sentait acculé :

« Il existe aujourd’hui en Amérique, par réaction aux événements d’Europe, une tendance latente qui pousse à rechercher l’étroit lien entre les pays du Continent, éliminer les causes possibles de conflits guerriers et de troubles parmi les peuples américains et éviter que ne se perpétuent les graves questions en suspens qui menaceraient la paix. Le Pérou a, suivant ses intérêts, suivi une orientation politique négative, de refus continu à toute intervention. Cette politique a eu jusqu’à maintenant un franc succès. Mais la réalité internationale et le sentiment américain ont tant changé qu’il devient difficile de maintenir cette orientation. Continuer à nous opposer à tout accord hypothèque notre prestige et notre sérieux international, mais d’aucune manière nous ne devons accepter la pression créée par l’attitude de l’Équateur, son gouvernement et son peuple, destinée à créer artificiellement la situation à laquelle nous avons fait référence ».10

Il fallait donc pour le chancelier, si ce n’est céder sur le fond, du moins fixer une frontière provisoire avec le voisin équatorien. Son représentant à Quito était parfaitement d’accord avec lui : il fallait changer d’attitude et trouver un accord rapide, sinon les Péruviens seraient

8 « Nota del Canciller de Cuba Don José Manuel Cortina indicando que Cuba mantiene su tesis de que una Comisión de Conciliación debe estudiar el arreglo de Límites entre Ecuador y Perú », 11 novembre 1940. AHMRE, T.5.1.21.

9 PÉREZ CONCHA, op. cit., p. 798-799.

10 Alfredo Solf y Muro, ministre des relations extérieures, à Enrique Goytisolo y Bolognesi, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire du Pérou en Équateur, 29 janvier 1941. ALMRE, LEK-20-35, legajo 177.

« menés dans un avenir proche à un accord désavantageux ».11 D’ailleurs, Lima n’était pas tout à fait immobile sur ces sujets avec ses voisins. Les Péruviens avaient convenu en 1940 avec les Colombiens d’un mécanisme de résolution des conflits locaux pour éviter que les heurts frontaliers ne dégénèrent en crise internationale.12

Les tentatives de la dernière chance

Cet état d’esprit auquel se référaient les chancelleries de Quito et de Lima, l’une pour l’encenser, l’autre pour le déplorer, menait les deux chancelleries à cet état paradoxal dans lequel les deux parties souhaitent désespérément un accord mais aucune n’est prête à effectuer les concessions pour y arriver. Cette situation se traduisit dans une manœuvre de la dernière chance. À la fin de 1940, les Péruviens acceptaient une demande que la chancellerie équatorienne avait formulé de longue date : la mise en place d’une commission mixte péruano-équatorienne qui inspecterait la région du Zarumilla pour déterminer sur place non la frontière définitive basée sur les titres historico-juridiques, mais la frontière de fait entre les possessions effectives péruviennes et équatoriennes, afin de limiter les incidents frontaliers dus à l’absence de définition de la frontière.13 L’objectif est d’apaiser la tension entre les deux pays, en parvenant à un accord local et sans portée juridique contraignante, et ainsi avancer vers la paix par étapes. Les délégations sont présidées par les directeurs des frontières des chancelleries respectives et formées de militaires des services géographiques. La mission sur laquelle se sont accordées les chancelleries est d’examiner les titres de propriété des haciendas locales, tandis que Quito souhaite examiner tous les éléments qui pourraient déterminer la nationalité du sol par acte souverain (construction de route, acte notarié, etc.) et en même temps jeter les bases d’un programme de développement de la région destiné à affirmer la nationalité équatorienne des habitants de la région. Pour la chancellerie de Quito, il s’agit en réalité d’une véritable opération de séduction politique plus que technique, si l’on en juge le budget de la délégation équatorienne qui engloutit près de 10% de son honorable enveloppe pour les alcools les plus divers et raffinés (figure 9).

11 Goytisolo y Bolognesi à Solf y Muro, 27 février 1941. ALMRE, LEK-20-36, legajo 177.

12 WAGNER DE REYNA Alberto, Historia diplomática del Perú, 1900-1945, Lima, Ediciones Peruanas-Academia diplomática del Perú, 1964, vol. 2, p. 279-280.

13 AHMRE, T.5.3.1.5. « Misión del Dr. Navarro, Zona de Zarumilla », 1940-1941 ; PÉREZ CONCHA, op. cit., vol. 2, p. 33-52.

Malgré cet acte de bonne foi des deux côtés, le travail de la commission qui débute en décembre 1940 est condamné dès son ouverture. Les deux délégations ne s’accordent évidemment pas sur la définition de la frontière de facto, ni sur le nom des fleuves, ni sur rien. Pire, le climat se détériore avec l’émoi national provoqué par la présence militaire péruvienne sur le Nangaritza et l’arrêt de la production aurifère. Dans la région même de la commission du Zarumilla, les incidents se multiplient entre garnisons. Finalement, la délégation péruvienne exige le retrait d’une garnison équatorienne d’un lieu stratégique. La chancellerie accède à la