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Chapitre 1 : L’échec de la délimitation bilatérale

(1933-1938) et la culture diplomatique de la

frontière

Dans ce chapitre, nous étudions les négociations entre les deux Républiques andines depuis leur réactivation par le conflit de Leticia en 1932 jusqu’à la consommation finale de l’échec du bilatéralisme à la fin de l’année 1938. Il s’agit bien d’un échec : alors que les discussions bilatérales sont engagées à Lima dès 1934 et qu’elles sont transférées avec faste à Washington en 1936, les deux pays se séparent à la fin de 1938 sur le constat de positions irréconciliables. L’hypothèse de ce chapitre est que l’échec bilatéral est la résultante d’une culture diplomatique partagée dont nous précisons les éléments distinctifs en conclusion. Les contradictions soulevées par cette culture diplomatique obligèrent alors les acteurs à entrer dans un processus d’escalade qui constitua l’étincelle décisive du processus de nationalisation.

Cette phase a été souvent décrite et commentée comme antécédent direct de la guerre de 1941, et l’on peut considérer dans une juste mesure que l’affrontement armé est en grande partie la conséquence de l’échec de la conférence de Washington (1936-1938). Pour les Équatoriens, cette phase est en général décrite comme un grand gâchis. L’accord aurait pu être trouvé, mais l’incompétence de la chancellerie de Quito, ou la duplicité des Péruviens, ruina tout accord historique. Quant aux Péruviens, ils décrivent plutôt une attitude arrogante et irréaliste des Équatoriens, et tendent à considérer les négociations avec indifférence, voire comme une perte de temps. Les historiens étasuniens ne sont pas non plus d’accord sur la portée à accorder à cette phase. Si pour Bryce Wood, il s’agit avant tout d’un rapport de force sur le terrain pour délimiter la frontière, c’est pour Ronald St John une bataille qui innove encore juridiquement et où il ne faut pas sous-estimer le poids des arguments déployés.1

Pour notre part, nous évacuons la question du contenu des arguments historico-juridiques pour nous concentrer sur ce que nous appelons les éléments « para-diplomatiques », c’est-à-dire des éléments qui, tout en relevant du champ de la diplomatie, ne constituent pas à proprement parler les négociations officielles mais plutôt l’environnement matériel et symbolique de la négociation. Pour cela nous nous appuyons sur le croisement systématique d’archives inédites des chancelleries des deux pays qui nous ont permis d’exhumer les

1 ST JOHN Ronald Bruce, « Las relaciones Ecuador-Perú : una perspectiva histórica » dans BONILLA Adrían (dir.), Ecuador-Perú: horizontes de la negociación sobre el conflicto, FLACSO Ecuador, DESCO, 1999, p. 89‑110.

pratiques au jour le jour. Il s’agit des stratégies médiatiques de contournement, des éléments matériels à la disposition des négociateurs, de leurs rapports aux éléments de terrain et à leurs sources d’information, ou encore de l’appareil diplomatique et du processus décisionnel.2

L’insistance sur ces aspects nous permet ainsi de dépasser la discussion stérile sur la validité des arguments présentés par les deux antagonistes.

Enfin, contrairement au chapitre suivant qui approfondit la position des autres États dans le contexte de guerre, il s’agit dans cette phase d’analyser exclusivement le point de vue des Péruviens et des Équatoriens. Qu’elles se déroulent à Lima, Washington ou Genève, les discussions sur la frontière sont en effet bilatérales, au grand dam des Équatoriens qui voudraient internationaliser la question. Le huis-clos n’est toutefois pas total. Il se déroule à la vue du système international que l’on peut réduire à deux sous-systèmes : le panaméricanisme qui exerce une pression au moins morale sur le cours des négociations, et la diplomatie mondiale mais eurocentrée de la Société des Nations, qui a eu un rôle secondaire mais instrumental. En plus de ces systèmes, la référence à la résolution d’autres conflits contemporains peut être saisie par Lima ou Quito. Leticia, le Chaco, Tacna et Arica ont ont-ils été des déclencheurs, des modèles ou des repoussoirs ? Les protagonistes ont-ils appris de leur règlement ou la dispute suit-elle son cours chargé par sa propre histoire ? Le renouveau historiographique en langue française sur les relations interaméricaines de l’entre-deux-guerres nous permettra de situer avec précision le recours à ces éléments dans le jeu diplomatique du litige andin.3

I- Un détonateur nommé Leticia

Quand un petit groupe d’habitants du Loreto prit le port colombien de Leticia établi sur l’Amazone, les négociations entre le Pérou et l’Équateur étaient au point mort depuis plusieurs années. Le propos de ces développements est de démontrer que cet incident a déstabilisé l’équilibre de la région en avivant le conflit endormi entre Lima et Quito. C’est un fait que les

2 Ce faisant, nous inscrivons nos travaux dans la ligne d’autres études, notamment françaises, soulignant le poids des conditions matérielles et logistiques de l’action diplomatique, ainsi que de la prise en compte de l’insertion des diplomates dans des collectifs. Voir à ce sujet les chapitres dédiés à ces deux thèmes dans la synthèse de référence FRANK Robert, Pour l’histoire des relations internationales, Paris, PUF, 2012 : ALLAIN

Jean-Claude et BADEL Laurence, « L’appareil diplomatique », p. 475-510 et JARDIN Pierre, « Groupe, réseau, milieu », p. 511‑527. Cependant, il est clair que l’analyse interne des chancelleries et des réseaux n’a pas pu être poussée aussi loin que dans les travaux cités ci-dessus, en raison de l’accès aléatoire à ce type de sources dans une enquête internationale. Le manque de temps et l’impossibilité d’accéder ou de reproduire les documents, ont limité notre volonté dans ce domaine.

historiens et commentateurs mentionnent souvent sans véritablement le démontrer. Nous entendons au contraire mettre au jour la chaîne d’événements qui réveilla définitivement le conflit.

A. La « neutralité active » de la chancellerie de Quito face à la

question péruano-colombienne

En septembre 1932, tandis que les Péruviens n’avaient d’attention que pour la question de Leticia, l’opinion publique équatorienne ne réagit pas immédiatement. Pendant au moins deux mois, les regards restèrent en effet tournés vers l’élection présidentielle des 30 et 31 octobre 1932.4 Changements intempestifs de ministres et tentative de putsch militaire accaparaient logiquement les esprits. La nouvelle d’une violation de la frontière côtière (Pocitos) par des gardes civils péruviens en octobre réveilla cependant l’ire des Équatoriens, qui s’intéressèrent dès lors de plus en plus à la question frontalière. Le Congrès se réunit longuement en sessions secrètes et extraordinaires, tandis que le ministère des affaires étrangères réunissait sa junte consultative. Ce conseil formé de juristes, d’hommes politiques et de militaires, spécialistes de questions internationales ou représentatifs des différentes tendances politiques du pays, ne s’était pas réuni depuis 1930. Il le fit pourtant devant la gravité des événements de Leticia, et chargea une commission réduite de rédiger un plan arrêté collectivement quant à la marche à suivre face aux deux voisins dans l’affaire de Leticia. Confrontée à une opinion publique chauffée à blanc et à une mesure maladroite du gouvernement interprétée comme une mobilisation générale du pays dans certaines chancelleries étrangères, la chancellerie de Quito se trouva obligée de révéler le contenu de ce plan, qui fit alors figure de position officielle.

Le Mémorandum du 12 novembre 1932 exaltait le caractère pacifique de l’Équateur, et n’appuyait ni la Colombie, ni le Pérou. Tout en se proclamant directement intéressé par les récents événements, en tant qu’État qui « est et sera amazonien », l’Équateur déclarait qu’il

4 Sauf indication contraire, les développements sur l’attitude de l’Équateur dans la question colombo-péruvienne sont issus de PÉREZ SERRANO Jorge, El tercero en la discordia: la actuación internacional del

Ecuador en el Conflicto de Leticia y antecedentes histórico-diplomáticos de la misma, Tesis para optar al grado

de licenciado en ciencias sociales, Imprenta de la Universidad central, Quito, 1936. Celui-ci vécut en effet les événements de l’intérieur de la chancellerie. L’essai de circonstance suivant offre également un point de vue contemporain des faits : CABEZA DE VACA Manuel, La posición del Ecuador en el conflicto colombo-peruano, Quito, Ministerio de Relaciones Exteriores/Talleres Gráficos Nacionales, 1934. Du côté des historiens, on se reportera à PÉREZ CONCHA Jorge, Ensayo histórico-crítico de las relaciones diplomáticas del Ecuador con los

Estados limítrofes, Quito, Banco Central del Ecuador, 1979, vol. 1, p. 509-599. Les négociations des années 1930

à 1936 ont également été présentées de manière claire et équilibrée dans ZOOK David H., Zarumilla-Marañón.

userait de la force en cas de violation de son territoire par l’un des deux voisins. La disposition géographique rendait en effet assez probable la nécessité de traverser les territoires équatoriens en cas de conflit à grande échelle.

Cette « neutralité active » (Juan Miguel Bákula5) qui constituait le cœur de ce mémorandum n’allait pas de soi. En Colombie, il fit d’ailleurs l’effet d’une douche froide. La Colombie, qui partageait une histoire commune avec l’Équateur et avec qui elle avait même formé un seul État (chapitre 2), espérait le soutien des Équatoriens. Bogota prit donc ombrage de ce non appui face à l’ennemi héréditaire péruvien. Les Équatoriens n’étaient pourtant pas amnésiques. Le traité de 1922 signé secrètement entre la Colombie et le Pérou, que l’incartade de Leticia remettait précisément en cause, avait été perçu comme un véritable couteau dans le dos des intérêts équatoriens dans la région. Contre un accès à l’Amazone - le triangle de Leticia - la Colombie cédait au Pérou tous les territoires inclus entre le fleuve Putumayo et la ligne de partage des eaux entre le Putumayo et le Napo, jusqu’à l’embouchure du Sucumbíos. Les Colombiens cédaient ainsi aux Péruviens des territoires que les Équatoriens leur avaient reconnus en 1916. Les Équatoriens avaient été extrêmement choqués de ce que leur traditionnel allié cédât des positions aussi favorables à l’ennemi péruvien, qui permettaient de prendre en tenaille les avant-postes équatoriens dans la région amazonienne (figure 3).

5 BÁKULA Juan Miguel, Perú y Ecuador: tiempos y testimonios de una vecindad, t-3., Lima, CEPEI : FOMCIENCIAS (coll. « Serie Investigaciones »), 1992, p. 360.